Skip to main content

Full text of "Poèmes et légendes du moyen-âge"

See other formats


FROMTHE 

PERSONAL  LIBRARY  OF 

JAMES  BUELL  MUNN 

1890-  1967 

BOSTON  PUBLIC  LIBRARY 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

Boston  Public  Library 


http://www.archive.org/details/pomesetlgendOOpari 


LBSEDBES 


^ 


LES   FAITS 


LES  ce:v\/res 


GASTON  PARIS 

^«J^EL'ACADÉMIE  FI^NÇAISE  ^ 


•  • 


POEMES  ET 
LEGENDES 

DU  MOYEN-ÂGE 


''M:^^n^ 


SOCIÉTÉ  •  D^ÉDITION  •  ARTlSTIQjU  E  •  PARIS 
PAVILLOHdeHANOYRE-RueLOUISleGRAND-35-54 

1^  ^/Ixtib'l?';^^^'??^^'^^*--'^^''^^^'^^ 


It 


FROM  THE 

PERSONAL  LIBRARY  OF 

JAMES  BUELL  MUNN 

1890-  1967 


BOSTON  PUBLIC  LIBRARY 


M 


Poèmes  et  Légendes 

du  oMoyen  oAge 


IL  A  ETE  TIRE  DE  CET  OUVRAGE  : 

Dix   exemplaires    de   grand    luxe  sur   Japon 
numérotés  de  1  à  10 

ET 

Quinze  exemplaires  de  luxe  sur  Ecllande 
numérotés  de  11  à  25. 


Droits  de  traduction  réservés  pour  tous  pays 
compris  la  Suède  et  la  Norvège. 


7847-99  —  GoRBEiL.  Imprimerie  Éd.  Crété. 


LES  IDÉES,  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES 


Gaston  PARIS 


DE        LACADÉMIE        FRANÇAISE 


T^oèmes 

et  Légendes 

du  (2Moyen-Âge 


PARIS 

SOCIÉTÉ    D'ÉDITION    ARTISTIQUE 

32  et  34,  Rue  Louis-le-Grand  (Pavillon  de  Hanovre) 


/fff 


6^3 


'3 


PRÉFACE 


Le  plus  ancien  des  articles  dont  se  compose  ce 
recueil  (Hiion  de  Bordeaux)  a  été  inséré  dans  la  Revue 
Germanique  en  1 861  ;  le  plus  récent  [La  romance  mau- 
resque des  Orientales)  a  paru  dans  la  Revue  dliistoire 
littéraire  de  la  France  en  J  899  ;  Félude  sur  la  Chanson 
de  Roland  et  les  Nibelungen  est  de  1862  [Revue  Ger- 
manique) ;  celle  sur  Aucassin  et  Nicolette  (publiée  en 
tête  de  la  charmante  traduction  faite  et  illustrée  par 
Bida)  de  1875  ;  les  trois  autres,  Tristan  et  Iseut^ 
Saint  Josaphat,  les  Sept  Infants  de  Lara ^  ont  été  pu- 
bliées dans  la  Revue  de  Paris  en  1894,  1896  et  1898. 
C'est  donc  sur  un  espace  de  près  de  quarante  ans  que 
se  répartissent  ces  essais,  écrits,  à  des  intervalles 
parfois  très  éloignés,  pour  le  grand  public  auquel  je 
les  offre  aujourd'hui  réunis,  d'ordinaire  à  côté  de 
travaux  spéciaux  sur  les  mêmes  questions  destinés 
aux  seuls  érudits. 

Ils  ont  naturellement  cela  de  commun  qu'ils  se  rap- 
portent tous  à  l'objet  constant  de  mes  études,  la  poésie 
du  moyen    âge  français.   Mais    ils    ont   encore    un 


VI  PRÉFACE. 

autre  lien,  c'est  que  tous  considèrent  celte  poésie 
dans  ses  rapports  avec  celles  d'autres  peuples  et 
d'autres  temps,  et  qu'ils  sont  donc  essentiel- 
lement des  essais  de  littérature  comparée.  Dans  le 
premier  j'ai  esquissé,  d'une  façon  assurément  bien 
incomplète,  un  parallèle  entre  l'épopée  française  et 
l'épopée  allemande;  dans  le  second  j'ai  cherché  à 
mettre  en  lumière  l'origine  germanique  du  roi  de 
féerie  Auberon;  j'ai  signalé  dans  le  troisième  la  prove- 
nance sans  doute  orientale  de  la  déhcieuse  «chante- 
fable »  d'Aucassiii  et  Nicoiette^  si  française  de  forme  et 
d'esprit;  dans  le  quatrième  je  me  suis  efforcé  de 
démêler  l'écheveau  multiple  des  fils  qui  rattachent,  à 
travers  l'Angleterre,  laFranceet  l'Allemagne,  l'épopée 
celtique  de  l'amour  au  Iristan  et  Isolde  de  Richard 
Wagner  ;  dansle  cinquième  j'ai  suivi  plus  loin  encore, 
jusqu'à  son  antique  source  indienne,  une  des  légendes 
les  plus  chères  au  moyen  âge  chrétien,  et  constaté 
l'identité  de  «  saint  Josaphat  »  avec  Bouddha;  dans 
les  deux  derniers  j'ai  indiqué  les  racines  françaises 
que  l'on  découvre  à  la  chanson  de  geste,  pourtant  si 
profondément  castillane,  des  Infants  de  Lara,  et  j'ai 
fait  voir  comment  à  son  tour  un  fragment  de  cette 
épopée  avait  pris  sous  la  main  de  Victor  Hugo  l'em- 
preinte du  romantisme  français.  Et  de  même  qu'elles 
rapprochent  de  notre  poésie  médiévale  la  poésie  des 
peuples  les  plus  divers,  ces  éludes  doivent  souvent  le 


PREFACE.  VII 

meilleur  de  leur  contenu  aux  recherches  de  savants 
étrangers,  allemands,  anglais,  russes,  italiens  et  espa- 
gnols. Ainsi  ce  volume  illustre  une  fois  de  plus  le  grand 
fait  de  l'échange  qui  s'est  produit  de  tout  temps  entre 
les  œuvres  des  différents  génies  nationaux  et  démontre 
l'utilité  du  secours  mutuel  que  se  prêtent,  dans  l'inves- 
tigation scientifique,  les  efforts  des  chercheurs  de  tous 
les  pays.  Je  serais  heureux  s'il  pouvait  contribuera  ce 
que  cette  double  vérité  fût  de  mieux  en  mieux  reconnue 
et  devînt  de  plus  en  plus  féconde. 

Si  l'histoire,  ainsi  conçue,  de  la  poésie  du  moyen 
âge,  si  l'histoire  de  la  poésie  en  général  m'a  paru 
jadis  et  me  paraît  encore  digne  d'occuper  toute  une 
vie  studieuse,  c'est  que  je  n'y  vois  pas  seulement  un 
des  aspects  de  l'histoire  intellectuelle  et  esthétique  de 
l'humanité,  ni  même  simplement  une  contribution  à 
l'analyse  d'une  de  nos  facultés  essentielles,  l'imagi- 
nation créatrice.  La  fiction  poétique  estune  des  formes 
sous  lesquelles  les  hommes  ont  le  plus  naïvement 
exprimé  leur  idéal,  c'est-à-dire  leur  conception  de  la 
vie,  du  bonheur,  de  la  morale,  et  c'est  en  ce  sens 
qu'on  peut  dire  avec  Aristote  (mais  en  se  plaçant  à  un 
autre  point  de  vue)  que  la  poésie  est  plus  philosophique 
que  l'histoire.  En  étudiant  ces  empreintes  laissées  par 
l'âme  de  nos  ancêtres,  nous  nous  trouvons  souvent 
amenés  à  les  comparer  aux  idées  que  se  fait  notre  âme 
à  nous  des  éternels  sujets  de  toute  poésie.  J'ai  essayé. 


VIII  PRÉFACE. 

dans  deux  au  moins  des  morceaux  qu'on  va  lire,  d'in- 
diquer ce  rapport  en  ce  qui  concerne  l'amour  en  lutte 
avec  le  devoir  [Tristan  et  Iseut)  et  le  but  de  la  vie  hu- 
maine [Saint  Josaphat)^  et  j'ai  quelque  peu  dépassé  par 
là  le  cadre  habituel  de  ces  sortes  d'études.  J'espère  que 
le  lecteur  me  pardonnera  ces  digressions  plus  morales 
que  littéraires,  et  que,  même  s'il  ne  pense  pas  comme 
moi  sur  les  grands  sujets  qui  y  sont  abordés,  il  y  trou- 
vera quelque  occasion  de  réfléchir  et  tout  au  moins 
de  se  persuader  que  la  poésie  est  autre  chose  encore 
que  l'amusement  des  heures  de  loisir. 

J'écris  ces  lignes  le  jour  même  de  l'anniversaire 
séculaire  de  la  naissance  de  mon  père,  dans  une  ville 
que  nous  visitions  ensemble  il  y  a  quarante-trois  ans, 
et  où  tout  ce  que  je  revois  et  que  j'ai  vu  jadis  avec 
lui  évoque  vivement  son  image.  Qu'il  me  soit  permis 
de  dédier  ces  pages  à  sa  mémoire,  toujours,  mais 
particulièrement  aujourd'hui,  si  présente  au  cœur  de 
ses  enfants.  S'il  pouvait  les  lire,  il  aimerait  à  y  retrou- 
ver, à  défaut  d'autre  mérite,  les  sentiments  qui  lui 
étaient  le  plus  chers  et  qu'il  s'est,  dès  mon  enfance, 
attaché  à  m'inculquer  :  l'amour  de  l'étude,  l'amour 
de  notre  vieille  poésie  et  l'amour  de  la  douce  France. 

G.  P. 

Dresde,  25  mars  1900. 


POÈMES  ET  LÉGENDES 

DU  MOYEN  AGE 

LA  CHANSON  DE  ROLAND  ET  LES 
NIBELUNGEN 


On  a  souvent  remarqué  qu'au  moyen  âge  les  traits 
distinctifs  qui  séparent  aujourd'hui  les  diverses 
littératures  nationales  et  constituent  le  génie  propre 
et  l'originalité  de  chacune  d'elles  apparaissent  beau- 
coup moins  saillants.  Provençaux  et  Français,  Espa- 
gnols et  Italiens,  Anglais  et  Allemands  chantent  les 
mêmes  sujets  et  les  chantent  à  peu  près  sur  le  même 
ton.  On  retrouve  dans  les  lieder  des  minnesinger  les 
éternels  combats  entre  le  cœur  et  l'amour,  les  plaintes 
interminables  sur  les  cruautés  de  la  dame,  les  malé- 
dictions acharnées  contre  les  langues  médisantes, 
qui  font  aussi  le  fond  des  chansons  provençales  et 
françaises;  et  de  même,  les  hauts  faits  de  Charle- 
magne  ou  de  Guillaume  d'Orange,   les  aventures  et 

les  amours  des  chevaliers  de   la  Table  Ronde,  les 

1 


2  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

fables  accumulées  par  les  siècles  sur  le  souvenir  de  la 
guerre  de  Troie  ou  des  conquêtes  d'Alexandre  sont 
les  matières  épiques  de  tous  les  poètes  de  l'Europe 
chrétienne,  et  non  le  patrimoine  exclusif  de  la  nation 
qui  les  a  célébrés  la  première.  Il  n'est  pas  impos- 
sible, toutefois,  de  discerner  dans  les  divers  ou- 
vrages inspirés  par  le  même  motif  quelques-uns 
des  caractères  propres  à  la  nation  de  Fauteur.  Ces 
caractères,  effacés  à  une  époque  où  s'opérait  sur  le 
monde  barbare  tout  entier  la  grande  œuvre  uniforme 
du  christianisme,  ne  pouvaient  cependant  être  com- 
plètement éteints,  et  leur  renaissance  aux  siècles 
postérieurs,  qui  est  en  partie  l'originalité  des  littéra- 
tures modernes,  ne  peut  avoir  été  absolument  sans 
précédents. 

Mais  ce  ne  sont  pas  seulement  ces  nuances  dans  la 
manière  de  concevoir  ou  de  traiter  le  même  sujet  qui 
permettent  de  constater  la  vie  particulière  des  diffé- 
rents peuples  dans  l'ensemble,  homogène  au  premier 
abord,  des  œuvres  poétiques  du  moyen  âge.  En  dehors 
de  ce  fond  commun,  venu  presque  entièrement  de  la 
France,  chaque  peuple  possédait  son  trésor  particulier 
de  poésie  nationale,  qui  avait  un  caractère  plus  spécial 
et  n'était  guère  exploité  par  ses  voisins.  L'Espagne 
traduisait  nos  romans  carolingiens,  mais  elle  avait  à 
elle  son  poème  du  Cid\  l'Angleterre,  tout  en  adoptant 
les  richesses  poétiques  de  ceux  qui  l'avaient  conquise, 


LA    CHANSON    DE    ROLAND   ET    LES    NIBELUNGEN.  3 

n'oubliait  pas  ses  vieilles  traditions,  que  le  génie  popu- 
laire a  perpétuées  dans  les  ballades;  l'Allemagne,  la 
plus  zélée  et  la  plus  intelligente  des  nations  qui  s'appro- 
priaient les  récits  de  nos  poètes,  conservait  cepen- 
dant et  rajeunissait  sa  vieille  épopée;  les  imitations 
des  poèmes  français  qui  constituent  en  partie  la  litté- 
rature Scandinave  de  cette  époque  n'empêchaient  pas 
les  ((  Norois  »  de  se  transmettre  les  anciennes  chansons 
dont  le  recueil  forme  les  Edda. 

Nos  pères  avaient  aussi,  à  côté  des  «  matières  de  Bre- 
tagne et  de  Rome  la  grant  »,  comme  dit  Jean  Bodel,  la 
«  matière  de  France  » ,  qui  leur  appartenait  tout  entière, 
et  qui  forme  le  vrai  noyau  et  comme  le  cœur  de  notre 
ancienne  poésie.  Seulement,  tandis  qu'ils  laissaient  aux 
autres  nations  leurs  traditions  particulières,  et  n'imi- 
taient ni  les  ISïhelungen,  ni  le  Cid,  leurs  poèmes  pas- 
saient souvent  la  frontière,  et  prenaient  ainsi  le  carac- 
tère d'universalité  signalé  plus  haut,  ne  conservant  leur 
cachet  national  que  dans  les  rédactions  françaises  et 
même  dans  les  plus  anciennes  de  ces  rédactions.  Au 
reste,  tous  ne  se  vulgarisaient  pas  ainsi;  il  en  est 
quelques-uns  dont  le  sujet  était  trop  exclusivement 
français  pour  pouvoir  jamais  tenter  les  imitateurs 
étrangers  :  tels  sont  surtout  les  poèmes  qui  appar- 
tiennent à  l'épopée  proprement  féodale ,  comme 
Raoul  de  Cambrai  ou  Girard  de  Roussillon^  que  leur 
caractère  fortement  national  a  privés  des  honneurs 


4  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

faits  à  d'autres   productions  souvent  moins   remar- 
quables (1). 

Il  y  en  a  aussi  quelques-uns,  parmi  les  poèmes  pure- 
ment français,  qui,  tout  en  passant  à  l'étranger,  ont 
obtenu  un  succès  médiocre,  et  se  sont  bien  moins 
répandus  que  ceux  dont  le  caractère  était  moins  accusé. 
Le  cycle  de  Guillaume  d'Orange,  par  exemple,  bien 
qu'il  ait  pénétré  en  Italie  et  en  Allemagne,  n'a  pas 
eu,  à  beaucoup  près,  le  succès  des  récits  de  la  Table 
Ronde.  La  Chanson  de  Roland^  le  plus  beau  et  le  plus 
vraiment  national  de  nos  vieux  poèmes  épiques,  a  eu 
des  destinées  différentes  cbez  les  différents  peuples  qui 
l'ont  accueillie  :  l'Espagne  l'a  complètement  défigurée 
en  portant,  dans  ses  romances  à^  Roncesvalles ^  l'intérêt^ 
sur  les  vainqueurs  et  non  sur  les  Francs  qui  succom- 
bent; l'Italie  ne  l'a  pas  moins  altérée  en  substituant 
aux  mœurs  rudes  et  héroïquement  grossières  de  la  féo- 
dalité primitive  l'esprit  romanesque,  la  galanterie  et 
les  aventureux  exploits  delà  chevalerie  errante  ;  l'Alle- 
magne l'a  modifiée  dans  un  autre  sens  en  ne  lui 
donnant  pour  mobile  que  le  sentiment  religieux,  et 
en  changeant  les  guerriers  qui  combattent  pour  la 
cause  de  Dieu,  mais  au  moins  autant  pour  l'honneur 
et  pour  la  «  douce  France  »,  en  apôtres  armés  qui 

(1)  I/aUrait  des  œuvres  françaises  était  si  grand  que  même  les 
poèmes  de  ce  caractère  ont  parfois  été  traduits  et  imités,  les  Lor~ 
rains,  par  exemple,  en  néerlandais. 


LA   CHANSON  DE    ROLAND     ET     LES    NIBELUNGEN.  5 

vont  prêcher  l'Evangile  à  la  peinte  du  glaive,  n'ont 
d'autre  ardeur  que  celle  de  la  foi,  et  n'ambitionnent 
d'autre  couronne  que  celle  du  martyre.  Dans  ces  diffé- 
rentes formes  qu'a  revêtues  notre  poème,  on  voit  qu'il 
a  toujours  perdu  ce  qui  en  constituait  le  plus  essentiel- 
lement l'inspiration,  et  que  ce  thème  tout  patriotique 
est  devenu,  dans  les  variations  qu'il  a  subies,  une 
sorte  de  lieu  commun  à  peine  distinct  de  tout  autre 
sujet  belliqueux  et  chrétien. 

La  vieille  chanson  française,  telle  que  nous  l'a  con- 
servée le  précieux  manuscrit  d'Oxford  dans  une  forme 
voisine  de  la  rédaction  du  xi^  siècle^  vient  de  fran- 
chir de  nouveau  le  Rhin  et  de  passer  encore  une  fois 
en  vers  allemands.  M.  Wilhelm  Hertz,  auquel  nous 
devions  déjà  l'élégante  traduction  des  lais  de  Marie  de 
France,  l'a  traduite  fort  exactement  et  a  permis  ainsi 
aux  lecteurs  allemands  de  la  comparer  aux  imitations 
qu'en  ont  rimées  jadis  leurs  poètes  avec  plus  de  con- 
naissance de  cause  que  la  plupart  d'entre  eux  n'avaient 
pu  le  faire  jusqu'à  présent.  Je  crois  cette  épreuve 
destinée  à  modifier  quelque  peu  le  jugement  qu'on  en 
a  souvent  porté,  et  bien  que  M.  Hertz,  dans  sa  préface, 
partage  à  peu  près  les  opinions  émises  jusqu'à  lui 
sur  le  mérite  de  notre  poème,  et  particuhèrement 
sur  le  rang  respectif  des  Nibelungen  et  du  Roland^ 
je  pense  que  son  excellent  travail  amènera  plusieurs 
esprits  impartiaux,  de  l'autre  côté  du  Rhin,  à  se  rap- 


6  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

prêcher  des  observations  que  je  vais  présenter  sur  ce 
sujet. 

Le  caractère  d'une  épopée  est,  avant  tout,  d'être 
vraiment  nationale,  d'être  sortie  des  entrailles  du 
peuple  qui  l'a  produite,  de  résumer  sous  une  forme 
poétique  les  grandes  idées  de  son  siècle,  et  principa- 
lement celles  qui  touchent  la  religion  et  la  patrie  ;  de 
s'adresser  à  tous  les  ciloyens^  et  de  remuer  en  tous  la 
fibre  qui  peut  s'exalter  jusqu'à  l'héroïsme;  d'offrir,  en 
un  mot,  à  chacun,  idéalisés  par  l'imagination  et  dra- 
matisés par  le  récit,  les  sentiments  qui  constituent  le 
plus  essentiellement  sa  personnalité  sociale.  Ces  carac- 
tères ne  suffisent  pas  pour  faire  qu'une  épopée  soit 
belle  :  ils  sont  nécessaires  pour  qu'elle  existe,  et  c'est 
parce  qu'ils  manquent  à  des  poèmes,  d'ailleurs  de 
premier  ordre,  comme  X Enéide  ou  la  Gerusalemme^ 
qu'on  hésitera  à  leur  donner  ce  grand  nom  d'épopée, 
que  l'on  accordera  au  contraire  à  des  œuvres  bien 
moins  parfaites  sous  le  rapport  de  l'art,  à  notre 
Chanson  de  Roland,  par  exemple. 

C'est,  en  effet,  la  réunion  de  ces  caractères  qui  fait 
la  valeur  de  ce  poème  et  qui  lui  assure  le  premier  rang 
parmi  les  nombreuses  chansons  de  geste  du  moyen 
âge.  C'est  l'âme  de  la  France  féodale,  telle  qu'elle 
existait  au  xf  siècle,  qui  le  vivifie  et  l'inspire.  Chaque 
chevalier  chrétien  pouvait  croire  avoir  lui-même  com- 
posé ces  énergiques  tirades  où  il  retrouvait  tous  ses 


LA    CHANSON    DE    ROLAND    ET    LES    NIBELUNGEN.  7 

sentiments,  toutes  ses  idées,  toute  sa  vie,  et  on  com- 
prend parfaitement  que  les  guerriers  normands  à  la 
bataille  d'Hastings,  au  moment  d'une  action  décisive 
pour  leur  chef  et  pour  eux,  sentissent  leur  emplir  le 
cœur  et  leur  monter  aux  lèvres  les  rudes  vers  qui 
chantaient  des  Francs  prêts  comme  eux  à  vaincre  ou  à 
mourir. 

Et  cependant  il  ne  faudrait  pas  pousser  trop  loin 
cette  remarque,  dont  on  risquerait  de  fausser  le  sens 
en  l'exagérant.  Le  grand  malheur  du  moyen  âge,  en 
politique  comme  en  littérature,  a  été  la  division  trop 
rigoureuse  de  la  nation  en  trois  classes  distinctes  :  le 
clergé,  qui  formait  pour  ainsi  dire  une  patrie  à  part 
pour  ses  membres,  la  noblesse,  guerrière  et  toute-puis- 
sante, et  ce  qu'on  appela  plus  tard  le  tiers  état,  dans 
l'embarras  ou  l'on  se  trouvait  de  le  désigner  par  un 
nom  plus  précis,  c'est-à-dire  la  masse  du  peuple.  Le 
clergé  avait  sa  littérature,  restée  latine  par  la  langue 
et  consacrée  surtout  à  la  religion,  à  la  science  ou  à 
l'histoire  ;  les  barons  avaient  leurs  chansons  épiques, 
et  ce  n'est  guère  que  de  cette  classe,  la  plus  importante 
au  point  de  vue  de  la  civilisation,  qu'il  s'agit,  quand  on 
parle  de  littérature  nationale.  Quelque  opinion  qu'on 
ait  de  l'ignorance  plus  ou  moins  profonde  de  la  foule 
au  moyen  âge,  quelque  littérature  dont  on  lui  altribue 
la  connaissance,  on  sera  obligé  de  convenir  que,  anté- 
rieurement au  xiif   siècle,  la  poésie  est  à  peu  près 


8  P0È3IES    ET    LÉGENDES    DU    MOYEN    AGE. 

exclusivement  destinée  à  l'aristocratie,  et  que  des 
poèmes  surtout  de  la  nature  de  celui  qui  nous  occupe 
ne  pouvaient  être  écrits  qu'en  vue  d'un  public  cheva- 
leresque; aussi  les  adresses  aux  auditeurs  qui  commen- 
cent beaucoup  de  chansons  de  geste  les  appellent-elles 
toujours  a  seigneurs  »  ou  «  barons  » .  C'est  donc  dans  ce 
sens  que  nous  pouvons  regarder  la  Chanson  de  Roland 
comme  nationale  :  c'est  surtout  pour,  la  classe  aris- 
tocratique et  guerrière  de  la  nation  qu'elle  était  vrai- 
ment épique. 

Aussi  l'homme,  avec  ses  passions  naturelles,  ses 
sentiments  généraux,  ses  afîections  communes,  est-il 
bien  moins  le  sujet  de  ce  poème  que  le  «  baron  »  avec 
ses  passions  particulières  et  ses  sentiments  de  caste. 
Le  guerrier  ne  nous  apparaît  guère  que  comme 
membre  de  la  vaste  organisation  féodale  :  ses  devoirs 
sont  ceux  du  chrétien  envers  lareligion,  du  vassal  envers 
son  suzerain,  du  seigneur  envers  ses  vassaux,  du  frère 
d'armes  envers  son  «  compagnon  w  ;  les  sentiments 
étrangers  à  ceux-là  tiennent  dans  les  vers  du  poète  une 
place  imperceptible.  J'en  citerai   quelques  exemples. 

Ganelon  a  été  désigné  par  Charlemagne,  sur  le 
conseil  de  Roland,  pour  porter  au  roi  sarrasin  Mar- 
sile  la  réponse  de  l'empereur  à  une  ambassade.  Dans 
les  mêmes  circonstances,  l'année  précédente,  deux 
envoyés  francs  avaient  été  décapités  par  ordre  du 
traître  infidèle;  Ganelon  s'attend  au  même  sort,  aussi 


LA    CHANSON    DE    ROLAND    ET    LES    NIBELUNGEN.  9 

JLire-t-i],  s'il  en  revient,  de  se  venger  de  Roland  et  des 
douze  pairs  qui  l'ont  exposé  à  ce  péril.  Mais,  même 
dans  Ganelon,  le  caractère  le  plus  saillant  de  tous 
parce  qu'il  fait  exception  à  l'idéal  dont  tous  les  autres 
se  rapprochent  plus  ou  moins,  le  sentiment  de  son 
devoir  comme  envoyé  royal  est  encore  si  puissant  que, 
au  moment  de  trahir  son  maître  et  de  concerter  avec 
Marsile  un  odi^eux  guet-apens  où  doit  périr  la  fleur 
de  l'armée  française,  il  veut  d'abord  s'acquitter  de 
son  message,  et  le  fait  avec  cette  fierté  insultante  qui 
caractérise  souvent  les  discours  de  ce  genre  dans  les 
chansons  de  geste  et  vaut  parfois  la  mort  aux  orateurs^ 
La  scène  est  belle  et  vivante. 


Le  comte  Ganelon  s'était  bien  préparé  à  son  discours;  il 
commence  à  parler  avec  grande  sagesse,  comme  un  homme 
qui  sait  bien  s'en  acquitter,  et  dit  au  roi  :  «  Soyez  salué  au 
nom  du  Dieu  de  gloire  que  nous  adorons!  Voici  ce  que  vous 
mande  le  puissant  Gharlemagne  :  recevez  la  sainte  chré- 
tienté, il  vous  donnera  en  fief  la  moitié  de  l'Espagne.  Si  vous 
ne  voulez  pas  accepter  cet  accord,  vous  serez  pris  et  lié  par 
force,  on  vous  conduira  à  son  tribunal,  à  Aix,  et  là  vous  mour- 
rez par  jugement,  avec  honte  et  déshonneur.  »  Le  roi  Mar- 
sile fut  indigné  de  ce  langage;  il  tenait  à  la  main  un  javelot 
empenné  d'or,  il  l'en  eût  frappé  si  on  n'avait  arrêté  son  bras. 

Le  roi  Marsile  change  de  couleur,  il  brandit  la  haste  de 
son  javelot;  Ganelon,  à  cette  vue,  met  la  main  à  l'épée,  il  la 
tire  de  deux  doigts  hors  du  fourreau,  et  lui  dit  :  «  Vous  êtes 
belle  et  brillante  ;  il  y  a  longtemps  que  je  vous  porte  en  cour 
de  roi  :  l'empereur  de  France  ne  pourra  pas  dire  que  je  sois 


10         POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

mort  seul  en  pays  lointain  ;  avant  cela  les  plus  braves  vous 
auront  payée  cher.  »  Les  païens  s'écrient  :  «  Empêchons  la 
lutte  !» 

On  calme  Marsile,  et  Ganelon  achève  ce  qu'il  a  à 
dire.  On  le  voit,  ce  traître  est  prêt  à  mourir  pour 
remplir  le  message  dont  on  l'a  chargé,  dont  il  a  reçu 
l'investiture  symbolique  «  par  le  bâton  et  le  gant  »  (1). 

Plus  tard,  Olivier  et  Roland,  laissés  àl'arrière-garde, 
et  engagés  avec  leurs  compagnons  dans  les  défilés  des 
Pyrénées,  voient  venir  à  eux  l'immense  armée  des 
Sarrasins.  Leur  perte  est  presque  certaine,  s'ils  n'ap- 
pellent à  leur  aide  le  gros  des  troupes  françaises  qui 
ont  pris  l'avance  avec  l'empereur  :  Roland  n'a  qu'à 
sonner  son  grand  olifant  (cor  d'ivoire) ,  et  Charlemagne 
va  revenir  sur  ses  pas.  Par  trois  fois  Olivier  l'y  engage  : 
«  Compagnon  Roland,  sonnez  votre  olifant;  Charles 
l'entendra  et  fera  retourner  l'armée;  le  roi  et  tous  ses 
barons  viendront  nous  secourir.  —  Ne  plaise  à  Dieu, 
répond  Roland,  que  mes  parents  soient  blâmés  à  cause 
de  moi,  et  que  la  douce  France  tombe  en  déshon- 
neur!... Non,  mes  parents  n'auront  jamais  de  repro- 
ches à  mon  sujet.  »  Cette  héroïque  folie  est  essen- 
tiellement  propre    à  la  chevalerie  française  ,  et  on 

(1)  [L'esprit  de  cette  scène  est  bien  tel  qu'il  est  indiqué  dans  le 
texte  ;  mais  les  études  postérieures  ont  montré  qu'elle  appartenait 
à  une  rédaction  plus  ancienne  que  la  nôtre,  où  Ganelon,  envoyé  par 
Charles  à  Marsile,  arrivait  à  Saragosse  sans  avoir  d'avance  con- 
certé et  même  prémédité  sa  trahison.] 


LA    CHANSON    DE    ROLAND    ET    LES    NIBELUNGEN.  H 

la  retrouve  à  toutes  les  époques  de  son  histoire, 
cause  souvent,  comme  à  Roncevaux,  comme  à  la  Mas- 
sourah,  comme  à  Créci,  des  plus  grands  désastres, 
mais  aussi  source  des  plus  brillants  exploits.  Jamais  un 
guerrier  grec  n'aurait  parlé  comme  parle  ici  Roland, 
qui  est  inspiré  non  par  la  bravoure  ordinaire,  qui 
n'exclut  pas  la  prudence,  mais  par  le  sentiment  exalté 
de  «  l'honneur  »,  cette  nouvelle  vertu  inconnue  aux 
temps  anciens,  et  l'un  des  mobiles  les  plus  considé- 
rables de  la  poésie  épique  des  temps  modernes.  Ce 
sentiment,  et  l'idée  des  devoirs  guerriers  d'un  vassal, 
respire  bien  dans  ces  paroles  de  Roland  : 

Quand  Roland  voit  qu'il  y  aura  bataille,  il  se  fait  plus  fier 
que  lion  ou  léopard  ;  il  appelle  les  Français,  et  s'adressant  à 
Olivier  :  «  Compagnon,  ami,  n'exprimez  pas  ces  craintes  : 
l'empereur  qui  a  laissé  avec  nous  ces  Français  en  a  choisi 
tels  vingt  mille  qu'il  n'y  savait  pas  un  seul  couard.  Pour  son 
seigneur  on  doit  souffrir  les  plus  grands  maux,  et  endurer 
et  grand  chaud  et  rude  froid;  on  doit  pour  lui  perdre  du  sang 
et  de  la  chair.  Que  chacun  avise  à  donner  de  grands  coups, 
en  sorte  qu'on  ne  chante  pas  sur  nous  de  mauvaises  chansons! 
Frappe  de  Hauteclaire,  et  moi  de  Durandal,  ma  bonne  épée 
que  le  roi  me  donna.  Si  je  meurs  ici,  celui  qui  l'aura  pourra 
dire  :  Cette  épée  fut  à  un  noble  vassal  !  » 

Mais  le  passage  où  se  montre  le  mieux  cette  atténua- 
tion des  sentiments  les  plus  naturels  et  les  plus  géné- 
reux au  profit  des  sentiments  particuliers  à  l'époque 
et  à  la  caste  est  celui  qui  raconte  la  mort  de  Roland.  Au 


12  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

moment  de  rendre  le  dernier  soupir,  le  héros,  couché 
sous  un  arhre,  la  lête  tournée,  —  comme  plus  tard 
Bayard,  —  vers  l'ennemi  qui  n'ose  encore  l'approcher, 
rappelle  à  sa  pensée  sa  vie  entière  et  donne  un  regret 
à  tout  ce  qu'il  va  quitter  :  l'empereur,  son  épée,  la 
douce  France,  la  famille  féodale,  sont  successivement 
mentionnés;  mais  il  n'a  pas  une  pensée  pour  la  belle 
Aude,  la  sœur  d'Olivier,  sa  fiancée,  qui  doit  pourtant 
mourir  de  douleur  en  apprenant  qu'il  n'est  plus  (1)  : 

Le  comte  Roland  est  couché  sous  un  pin;  il  a  tourné  son 
\isag-e  vers  FEspagne  ;  il  se  prend  à  se  ressouvenir  de  plusieurs 
choses,  de  toutes  les  terres  qu'il  a  conquises,  de  la  douce 
France,  des  hommes  de  sa  lignée,  de  Charlemag-ne,  son 
seigneur,  qui  Fa  élevé;  il  ne  peut  s'empêcher  de  pleurer  et 
de  soupirer;  mais  il  ne  veut  pas  s'oublier  lui-même  :  il  bat  sa 
coulpe  et  réclame  la  pitié  de  Dieu. 

Tel  est,  si  je  ne  me  trompe,  le  trait  caractéristique 
de  la  Chanson  de  B.oland  :  l'homme  ne  s'y  montre 
guère  que  sous  l'armure  du  «  baron  »  ;  les  senti- 
ments guerriers  et  féodaux  sont  les  seuls  qui  fassent 
battre  son  cœur;  la  religion,  conçue  d'ailleurs  d'une 
façon  tout  extérieure,   leur    est   étroitement   alliée, 


(1)  [La  critique,  encore  ici,  oblige  aujourd'hui  à  juger  autrement 
ce  morceau  :  si  Aude  n'a  pas  de  place  dans  les  dernières  pensées  de 
Roland,  c'est  qu'elle  était  inconnue  à  la  rédaction  primitive,  à 
laquelle  appartient  ce  passage  ;  mais  le  fait  même  que  Faraour  ait 
été  aussi  complètement  inconnu  au  héros  de  notre  poème  est  carac- 
téristique.] 


LA    CHANSON    DE    ROLAND  ET  LES  NIBELUNGEN.  13 

et    donne    seule    à    l'homme    toute    sa    vertu.    Les 
Sarrasins,   par  exemple,    ont  beau  avoir  toutes  les 
qualités,  ils  n'en  sont  pas  moins  traités  de  «  félons  »  ; 
et  si  le  poète  se  prend  par  hasard  à  tracer  de  quel- 
que infidèle  un  portrait  flatteur,  il  ajoute  aussitôt  : 
«  S'il  était  chrétien,  nul  ne  vaudrait  mieux  que  lui.  » 
Les  rapports  d'homme  à  homme  ne  sont  pas  pure- 
ment naturels  :  l'amitié  même  de  Roland  et  d'Olivier, 
l'union  des   douze  pairs,  sont  fondées  sur  des  cou- 
tumes féodales.  C'est  ce  qui  différencie  profondément 
notre  épopée  des  deux  autres  compositions  avec  les- 
quelles on  est  le  plus  tenté  de  la  comparer,  et  qui 
sont  aussi  parfaitement  distinctes  entre  elles,  V Iliade 
et  les  Nibelungen. 

Les  Nibelungen  ont  été,  depuis  le  commencement 
de   ce  siècle,  pour  l'Allemagne  entière,  l'objet  d'un 
légitime  orgueil;  bien  loin  de  le  critiquer,  je  souhai- 
terais  que   nos   anciens  poèmes    eussent   excité    en 
France  autant  d'admiration  et  de  fierté.  C'était,  sans 
doute,  une  belle  chose  pour  une  nation  aussi  poétique 
que  le  peuple  allemand  de  se  trouver  une  vraie  épopée 
et  de  pouvoir  placer  à  côté  de  son  âge  héroïque  une 
littérature  héroïque.  Ce  n'est  pas,  d'ailleurs,  une  ad- 
miration inintelhgente  et  stérile  que  nos  voisins  ont 
vouée  à  ce  précieux  monument  :  le  goût  éclairé  et 
l'étude  du  moyen  âge  poétique  ont  marché  chez  eux 
de  front  avec  le  culte  de  l'antiquité;  ils  ont  été  con- 


14         POÈMES  ET  LÉGENDES  DE  MOYEN  AGE. 

duits,  par  leur  patriotisme  littéraire,  à  franchir  les 
limites  étroites  des  anciennes  esthétiques,  et  ils  ont 
jeté  les  bases  de  ce  grand  Panthéon  où  toutes  les 
religions  littéraires  se  rencontrent  sans  se  combattre, 
s'expliquant,  au  contraire,  et  s'ennoblissant  l'une  par 
l'autre.  Ce  n'est  donc  qu'un  tort  bien  léger  que  je 
leur  reprocherai  en  les  accusant  d'avoir  un  peu 
trop  élargi  le  sanctuaire  particulier  de  leurs  divini- 
tés nationales,  aux  dépens  de  dieux  étrangers  qui 
n'avaient  pas  moins  de  droits.  Le  Nibelungenlied  est, 
à  coup  sûr,  un  poème  de  la  plus  haute  valeur  et  de 
l'intérêt  le  plus  grand;  mais  son  nom  ne  méritait  ni 
d'être  associé  au  nom  de  Y  Iliade^  ni  d'étouffer  à  peu  près 
complètement  celui  de  la  Chanson  de  Roland.  A  mes 
yeux,  le  poème  allemand  et  le  poème  français  ont 
des  mérites  divers,  mais  égaux;  ce  qui  manque  à 
l'un  se  retrouve  dans  l'autre,  et,  incomplets  à  peu 
près  au  même  degré,  ils  balancent  leurs  qualités  et 
leurs  défectuosités  respectives.  La  Chanson  de  Roland 
a  le  grand  avantage,  que  j'ai  indiqué  plus  haut, 
d'être  un  poème  vraiment  national  ;  la  tradition  avait 
consacré  dans  toutes  les  mémoires  les  faits  qu'elle 
célèbre,  et  les  idées  qui  l'inspirent  remplissaient  tous 
les  cœurs.  Les  croisades  ne  sont  que  la  réalisation  de 
ces  idées,  qui  constituaient  l'atmosphère  commune 
011  chacun  respirait.  De  même  que  Vlliade,  la  Chan- 
son de  Roland  célèbre  la  grande  lutte  de  l'Europe 


LA  CHANSON   DE   ROLAND   ET   LES  NIBELUNGEN.  15 

contre  l'Asie;  de  même  que  V Iliade,  elle  exploite  et 
exalte  le  sentiment  national  ;  de  même  que  V Iliade, 
elle  est  toute  pénétrée  des  idées  religieuses  de  son 
temps.  Les  familles  puissantes  y  trouvent  leur  men- 
tion et  y  cherchent  leur  généalogie,  comme  les 
princes  et  les  peuples  de  la  Grèce  dans  les  vers  d'Ho- 
mère ;  les  diverses  «  échelles  »  y  sont  dénombrées, 
avec  le  nom  des  chefs  et  l'indication  des  peuples  qui 
les  composent,  exactement  comme  dans  le  poème 
grec;  el  les  rhapsodes  qui  chantaient  sur  la  lyre  les 
vers  de  Vlliade  ne  réveillaient  pas  dans  les  cœurs 
plus  de  senlimenls  religieux,  patriotiques  et  guerriers 
que  les  jongleurs  qui  chantaient  sur  la  «  vielle  »  les 
laisses  de  la  Chanson  de  Roncevaux .  Ce  caractère  fait 
complètement  défaut  aux  Nibelungen,  et  c'est  là  ce 
qui  constitue,  à  mon  avis,  leur  infériorité  sur  notre 
poème. 

En  quel  temps,  en  effet,  se  passent  les  événements 
que  racontent  les  Nibelungen  ?  Certains  personnages, 
comme  Alberich,  Siegfried,  Brunhild,  se  perdent 
dans  la  nuit  du  passé  immémorial  et  semblent  même 
des  figures  mythiques  plutôt  que  des  êtres  réels  ; 
d'autres  sont  d'une  époque  presque  toute  récente  (le 
margrave  Rûdiger  et  l'évêque  de  Passau  Pilgrin 
appartiennent  au  x'  siècle)  ;  la  majeure  partie,  comme 
Gunther,  Etzel,  Dielrich,  se  rapportent  à  la  période  des 
invasions.  C'est  aussi  cette  dernière  époque  dont  on  a 


16  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

voulu  voir  l'inspiralioii  dans  les  Nihelungen\  je  ne  nie 
pas  que  ce  poème,  dans  ses  premières  données,  ne 
date  du  v*  siècle,  mais  assurément  il  n'en  a  pas  con- 
servé de  traces  morales.  Quoi  !  ces  rois  paisiblement 
établis,  régnant  magnifiquement  les  uns  en  Hongrie, 
les  autres  aux  bords  du  Rhin,  seraient  des  souvenirs 
fidèles  de  ces  chefs  de  peuplades  barbares  qui  Iraver- 
saient  l'empire  romain   en  pillant   et  ne    se  fixaient 
guère  que  quand  le   sol  leur   manquait  ou  qu'elles 
étaient  arrêtées  dans  leur  course?  Ce  débonnaire  Elzel, 
qui  se  laisse  mener  par  sa  femme,  aurait  emprunté 
autre  chose  que  son  nom  au  terrible  Attila,  le  fléau 
de  Dieu  ?  Il  n'y  a  pas  dans  tout  l'ouvrage  un  vestige 
des    idées,    des    sentiments,    des    passions   de    cette 
époque,  ni,  disons-le,  d'aucune  autre  époque.  Tandis 
que  Y  Iliade  et  la  Chanson  de  Roland  ont  atteint  leur 
forme  définitive  environ  deux  siècles  après  les  événe- 
ments qu'elles  racontent,  quand  la  tradition  en  était 
vivante  encore  et  qu'il  n'était  survenu  aucun  grand 
changement   social    ou    religieux,   le    ISibelungenlied 
n'arriva  qu'au  xiii'  siècle  à  la  forme  que  nous  possé- 
dons et  perdit  sur  la  route,  à  travers  les  grandes  ré- 
volutions qui  s'étaient  accomplies  dans  l'intervalle, 
tout  ce  qu'il  avait  de  national.  La  religion  elle-même 
changea   :   païen  dans   sa    conception   primitive,   le 
poème   reçut    un    vernis    de  christianisme    qui    ne 
pénétra  pas  à  l'intérieur,  mais  qui  détruisit  l'influence 


LA    CHANSON    DE   ROLAND  ET  LES  NIBELUNGEN.  17 

de  Fancien  culte  :  aussi  cette  épopée  est-elle  une  des 
seules  où  le  sentiment  religieux  ne  tienne  à  peu  près 
aucune  place.  Le  sentiment  de  la  patrie  y  est  plus 
effacé  encore;  je  ne  sais  si  on  y  trouverait  un  seul  vers 
ou  il  se  manifestât,  et  il  suffit  de  songer  à  la  puissance 
qu'il  a  dans  la  Chanson  de  Roland  pour  sentir  com- 
bien ce  dernier  poème  est  supérieur  comme  épopée 
nationale.  Le  seul  trait  bien  germanique  qui  se  fasse 
sentir  dans  les  ISibelungen^  c'est  la  fidélité  absolue 
du  vassal  au  seigneur,  fidélité  qui  ne  recule  ni  devant 
un  crime,  ni  devant  un  sacrifice,  et  qui  pousse  Hagen 
à  tuer  Siegfried,  comme  Riidiger  à  combattre  ses  plus 
chers  amis. 

Ainsi,  les  Nibelungen  manquent  de  cette  inspira- 
tion nationale,  de  ce  fond  grandiose  et  original  sur 
lequel  se  détachent  les  figures  et  les  événements  dans 
\ Iliade  ou  le  Roland.  Ils  prennent  leur  revanche  con- 
tre ce  dernier  poème  par  leurs  côtés  humains  ;  les 
idées  et  les  sentiments  qu'ils  expriment,  par  cela 
même  qu'ils  ne  sont  pas  propres  à  une  nation  et  à  une 
époque,  sont  plus  universels  et  partant  plus  touchants 
et  plus  sympathiques  :  nous  n'avons  plus  affaire  à  des 
guerriers  bardés  de  fer;  nous  n'assistons  plus  seule- 
ment à  des  batailles;  l'honneur,  le  dévouement,  la 
religion  ne  sont  plus  les  mobiles  exclusifs:  les  femmes 
se  mêlent  aux  héros  et  occupent  presque  autant  l'at- 
tention; les  scènes  pacifiques,  les  mariages,  les  fêtes, 


18         POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

les  plaisirs  alternent  avec  les  combats  ;  l'amour,  l'ami- 
tié, l'affection  paternelle  tiennent  la  place  la  plus 
considérable  et  fournissent  les  ressorts  qui  font  le 
plus  marcher  l'action. 

Une  foule  d'idées  complètement  étrangères  à  la 
sphère  morale  de  la  Chanson  de  Roland  s'expriment 
et  remplissent  le  poème;  et  si  bien  des  traits  décè- 
lent l'âge  encore  barbare  où  il  a  été  composé,  c'est 
dans  la  manière  d'éprouver  les  sentiments  communs 
aux  hommes  de  tous  les  temps,  et  non  dans  l'empire 
exclusif  et  universel  d'un  sentiment  propre  à  une 
époque.  En  un  mot,  les  Nibelungen  sont  un  poème 
humain,  la  Chanson  de  Roland  est  un  poème  natio- 
nal. On  sent  que  ce  que  l'épopée  allemande  perd  en , 
force,  en  inspiration,  en  importance  historique,  elle 
le  regagne  en  vérité,  en  intérêt  et  en  valeur  esthétique. 
Si  dans  l'histoire  littéraire,  envisagée  au  point  de 
vue  des  différentes  manifestations  nationales  de  la 
pensée,  du  génie  et  des  idées  diverses  des  peuples,  la 
Chanson  de  Roland  doit  occuper  une  place  plus  impor- 
tante, il  faut  assigner  aux  Nibelungen  un  rang  plus 
élevé  dans  l'histoire  de  la  littérature  envisagée  sous  le 
rapport  de  l'art.  Mais  la  balance,  qui  penche  pour  le 
poème  germanique,  si  on  fait  abstraction  du  genre 
auquel  il  prétend  appartenir,  inchne  sensiblement 
pour  notre  vieille  geste  dès  qu'il  s'agit  de  comparer 
entre  elles  deux  épopées  ;  car,  malgré  ses  imperfec- 


LA  CHANSON   DE  ROLAND   ET  LES   NIBELUNGEN.  19 

lions  et  ses  lacunes,  la  Chanson  de  Roland  mérite 
complètement  ce  beau  nom,  qu'il  n'est  permis  d'ac- 
corder aux  Nibelungen  qu'avec  bien  plus  de  réserve. 
J'ai  nommé  tout  à  l'heure  l' Iliade^  et  il  m'est  impos- 
sible de  terminer  cette  rapide  étude  sans  jeter  un 
coup  d'œil  sur  cet  admirable  monument,  à  la  hauteur 
duquel  on  prétendrait  vainement  élever  les  essais  du 
moyen  âge.  Les  Grecs,  «  enfants  gâtés  des  filles  de 
Mémoire  »,  ont  eu  seuls  le  privilège  de  posséder  une 
parfaite  épopée,  et  toutes  celles  des  autres  peuples  ne 
paraissent  que  des  ébauches  dès  qu'on  les  rapproche 
de  ce  modèle.  Si  l'on  veut  examiner  spécialement 
V Iliade  au  double  point  de  vue  où  je  me  suis  placé 
pour  comparer  la  chanson  de  Siegfried  et  celle  de 
Roland,  on  verra  qu'elle  réunit  en  elle  les  qualités  qui 
se  trouvent  divisées  dans  les  deux  autres.  Certes, 
jamais  poème  ne  fut  plus  national  que  celui  qui  chan- 
tait la  guerre  de  Troie,  le  plus  grand  événement  dont 
les  Grecs  aient  gardé  mémoire  jusqu'aux  guerres 
médiques,  arrivées  à  une  époque  déjà  trop  civihsée 
pour  l'épopée;  jamais  poème  ne  fut  non  plus  pénétré 
plus  profondément  de  toutes  les  idées  religieuses, 
morales  et  sociales  du  peuple  auquel  il  s'adressait.  Et, 
sur  ce  point  même,  il  est  supérieur  à  la  Chanson  de 
Roland]  car  ce  n'était  pas  une  certaine  caste,  c'était 
bien  vraiment  la  nation  tout  entière  qui  trouvait  dans 
les  vers  du  poète  l'expression  idéale  de  tout  ce  qui 


20  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

constituait  sa  vie  publique.  De  même,  les  qualités  des 
JSibehmgen  se  retrouvent  dans  le  poème  grec,  mais 
avec  une  écrasante  supériorité  :  là  aussi  il  y  a  des 
caractères,  mais  au  lieu  d'être  à  peine  indiqués,  de  ne 
se  développer  qu'à  l'aide  des  circonstances,  d'offrir 
souvent  de  singulières  contradictions,  ils  sont  à  la  fois 
toujours  conséquents  avec  eux-mêmes  et  étudiés  dans 
tous  leurs  détails;  ils  s'annoncent  dès  leur  apparition 
et  se  développent  logiquement  à  propos  des  diverses 
péripéties.  Toutes  les  passions  humaines,  l'ambition, 
l'amour,  l'amitié,  la  vengeance,  les  affections  domes- 
tiques, trouvent  dans  les  divers  personnages  une  expres- 
sion à  la  fois  dramatique  et  vraie,  vraie  d'abord  pour 
les  Grecs  et  aussi  pour  l'humanité  entière.  Et  enfin,  si, 
laissant  de  côté  la  matière,  nous  en  étudions  le  travail, 
le  génie  hellénique  apparaît  encore  plus  admirable  :  le 
plan,  simple  et  grand,  n'est  ni  trop  stérile  comme 
dans  le  Roland,  ni  confus  et  disproportionné  comme 
àdLW'èlQ?»  Nibeliingeîi]  les  divers  incidents,  tous  subor- 
donnés à  une  action  principale,  se  succèdent  de 
manière  à  exciter  un  intérêt  croissant;  les  person- 
nages secondaires  occupent  une  juste  place  et  s'effa- 
cent de  plus  en  plus  à  mesure  que  grandissent  dans 
l'action  les  deux  figures  principales;  la  seule  marque 
peut-être  d'un  art  encore  imparfait,  l'importance, 
pour  nous  fort  excessive,  donnée  aux  descriptions  de 
combats,   trouve   aisément   sa  justification  dans   les 


LA  CHANSON    DE   ROLAND    ET   LES    NIBELUNGEN.  21 

goûts  de  l'auditoire  auquel  elles  étaient  destinées; 
elles  se  retrouvent  d'ailleurs  dans  tous  les  poèmes 
épiques  des  temps  primitifs,  et  se  rencontrent  dans  les 
Nibehingen  et  à  un  degré  encore  bien  plus  fastidieux 
dans  la  Chanson  de  Roland.  Parlerai-je  de  la  forme? 
et  parmi  les  plus  ardents  admirateurs  des  poèmes  du 
moyen  âge  s'en  trouve-t-il  un  seul  qui  ne  convienne  de 
leur  infériorité  sur  ce  point?  Les  tirades  souvent  éner- 
giques, mais  rudes,  monotones,  et  dénuées  de  souplesse 
autant  que  d'éclat,  du  poème  français;  les  quatrains 
traînants,  bien  qu'à  l'occasion  gracieux  et  poétiques, 
des  Nibelungen,  peuvent-ils  entrer  en  lice  avec  ces 
beaux  et  pleins  hexamètres  qui  prêtent  à  la  pensée 
une  forme  a  volonté  si  majestueuse,  si  puissante  et 
si  délicate?  Là  encore  il  faut  se  résigner  à  reconnaître 
la  suprématie  de  ce  peuple  favorisé,  et  les  nations 
modernes  peuvent  dire  à  leur  épopée,  en  parlant  de 
V Iliade^  ce  que  Stace  disait  à  son  poème  à  propos  de 
YEneide  :  «  N'essaye  point  d'atteindre  la  divine 
Iliade, 

Sed  longue  insequere  et  vestigia  semper  adora.  » 

Est-ce  à  dire  que  ces  essais  qui  n'ont  pu  arriver 
jusqu'à  la  perfection  dont  V Iliade  nou^  offre  un  exemple 
unique  méritent  le  mépris  oi!i  on  les  a  tenus  longtemps 
et  soient  indignes  d'occuper  les  labeurs  des  hom- 
mes d'étude  et  d'exciter   l'intérêt  des  hommes   de 


22  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

goûl?  Je  crois  avoir  suffisamment  montré  que  cette     ^ 
idée  était  loin  de  mon  esprit.  Il  est  à  regretter,  au 
contraire,    que    nos    anciennes    productions   épiques 
n'aient  pas  encore  attiré  en  France  l'attention  qu'elles 
réclament  et  qui  n'aurait  besoin  que  de  s'y  porter  sans 
préjugés  pour  en  reconnaître  toute  la  valeur.  Elles  ne 
sont  pas  seulement  précieuses  en  ce  qu'elles  sont  la 
mine  la  plus  abondante  et  la  plus  pure   d'où  nous 
puissions  extraire  des  renseignements  sur  les  coutumes, 
les  mœurs  et  les  idées  de  nos  aïeux;  elles  le  sont  à  un 
plus  haut  degré  encore  en  ce  qu'elles  nous  révèlent 
leur  génie  original.  La  France  a,  depuis  les  croisades, 
subi  bien  des  révolutions  successives,  et  chaque  siècle 
qui   a   prétendu  inaugurer  l'avenir  a  d'abord  voulu , 
rompre  avec  le  passé.   Il  est  donc  bien  difficile  de 
renouer  aujourd'hui  une  chaîne  si  souvent  brisée,  etla 
complète  transformation  qui  semble  s'être  opérée  en 
nous  explique  l'indifférence  avec  laquelle  ont  été  accueil- 
lies ces  œuvres  du  génie  français  à  son  aurore.  Cette 
transformation   n'est   pas   aussi  profonde    qu'elle   le 
paraît  au  premier  abord  :    en  vain  nous  ne  voulons 
dater  que  de  nous-mêmes  ;  nous  sommes  bien  les  fils 
de  nos  pères,  et  nous  ne  pouvons  renier  notre  origine, 
L'époque  n'est-elle  pas  encore  arrivée  oii  nous  senti- 
rons que  la  vraie  grandeur  d'un  peuple  doit  s'appuyer 
sur  son  histoire,  et  que  l'avenir,  bien  loin  d'être  l'en- 
nemi du  passé,    ne  fait  que  développer  et  mûrir  le 


LA  CHANSON    DE    ROLAND    ET  LES  N[BELUNGEN.  23 

germe  contenu  dans  celui-ci?  Quand  nous  serons 
pénétrés  de  cette  grande  et  sainte  vérité,  nous  respec- 
terons et  nous  aimerons  davantage  les  œuvres  vrai- 
ment nationales  des  générations  qui  nous  ont  précédés 
sur  le  sol  que  nous  appelons  la  patrie,  et  nous  com- 
prendrons qu'il  faut  conserver  le  dépôt  que  nous  avons 
reçu  d'elles  et  le  transmettre  à  nos  fils,  entouré  de 
notre  respect,  si  nous  voulons  qu'à  leur  tour  ils  hono- 
rent celui  que  nous  leur  laisserons  :  l'espoir  de  vivre 
dans  la  mémoire  de  nos  descendants  nous  fera  con- 
server le  souvenir  de  nos  aïeux  :  memoreSy  comme  di 
Tacite,  majorum  et  posterorum. 


HUON  DE  BORDEAUX 


On  peut  dire  qu'au  commencement  de  ce  siècle  le 
moyen  âge  fut  retrouvé,  car  auparavant  on  ne  connais- 
sait guère    d'autre   passé  que  l'antiquité    classique. 
C'était  un  nionde  perdu,  à  la  découverte  duquel  s'élan- 
cèrent une  foule  de  navigateurs  plus  ou  moins  aven- 
tureux ;  ils  crurent  d'abord,  comme  jadis  les  premiers 
conquérants   de  l'Amérique,    qu'ils  allaient   trouver 
l'Atlantide  et  le  paradis  terrestre,  et  remplirent  d'or 
et  de  merveilles  leurs  descriptions  et  leurs  récils.  Ce 
n'est  que  peu  à  peu  qu'une  nouvelle  génération,  moins 
enthousiaste  et  plus  patiente,  commença  à  lirer  la 
géographie  de  ces  contrées  reconquises  du  vague  qui 
règne  encore  sur  plus  d'une  de  leurs  provinces.  Il  fau- 
dra sans  doute  bien  des  années  encore  pour  que  l'étude 
et  l'appréciation  de  notre  ancienne  littérature  acquiè- 
rent des  bases  solides  et  donnent  des  résultats  défi- 
nitifs. En  attendant,  les  travaux  préparatoires  naissent 
de  tous  côtés,  et  parmi  eux  se  multiplient  ceux  qui 


HUON    DE    BORDEAUX.  25 

sont  sans  contredit  les  plus  utiles,  je  veux  dire  les  publi- 
cations de  textes  originaux. 

L'existence  de  poèmes  héroïques  en  langue  fran- 
çaise du  moyen  âge  n'est  reconnue  que  depuis  le  com- 
mencement de  ce  siècle,  et  c'est  en  1 829  qu'on  en  donna 
pour  la  première  fois  quelques  fragments  au  public. 
Depuis  cette  époque,  un  assez  grand  nombre  de 
volumes  ont  reproduit  avec  plus  ou  moins  de  science 
et  d'exactitude  quelques-unes  de  nos  principales  chan- 
sons de  geste.  Enfin  depuis  deux  ans  (1)  s'est  commencée 
la  publication  générale  de  toutes  ces  épopées  natio- 
nales que  chantaient  sur  la  harpe  ou  la  viole  les 
rhapsodes  du  xiif  siècle,  les  jongleurs.  Entreprise 
sous  les  auspices  du  ministre  de  l'instruction  publique, 
la  collection  des  Anciens  Poètes  de  la  France  se  pour- 
suit sous  ceux  du  ministre  d'Etat  et  sous  la  direction 
habile  et  intelligente  de  M.  F.  Guessard.  Elle  comprend 
déjà  cinq  volumes,  dont  le  dernier  est  incontestable- 
ment le  plus  digne  d'intérêt.  Les  chansons  contenues 
dans  les  autres  ne  sont  guère  que  des  œuvres  de 
seconde  ou  troisième  couche,  composées  quand  l'inspi- 
ration épique  des  y \^\\\q%  gestes  était  éteinte,  et  dont  les 
auteurs  n'ont  pas  su  rajeunir  par  quelque  souffle 
nouveau  les  lieux  communs  que  leur  fournissaient  les 
poètes  antérieurs.  Elles  ont  donc  un  intérêt  réel  pour 
le  philologue  et  l'historien  de  la  littérature,  mais  elles 

(1)  [Je  rappelle  que  cet  article  est  de  1862.] 


26  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

ne  sauraient  offrir  un  vif  attrait  à  cette  classe  de  lec- 
teurs que  les  Allemands  appellent  «laïques  »  et  que  je 
ne  veux  pas  nommer  «  profanes  ». 

Il  en  est  autrement  de  Huon  de  Bordeaux^  qui  forme 
le  cinquième  volume  de  la  collection.  L'auteur,  quel 
qu'il  soit,  n'était  pas  un  poète  ordinaire.  Et  ici  s'offre 
dès  l'abord  une  question  que  je  ne  puis  esquiver  et  qui 
se  présente  nécessairement  quand  on  parle  du  mérite 
littéraire  d'un  écrivain.  Quelle  part  le  «  trouveur  »  (1) 
qui  a  rimé  les  aventures  de  Huon  a-t-il  eue  dans  la 
composition  de  cette  œuvre  et  doit-il  avoir,  par  con- 
séquent, dans  son  succès?  A-t-il  inventé  le  sujet  qu'il 
a  versifié,  ou  son  rôle  s'est-il  borné  à  donner  la  forme 
poétique  à  une  légende  déjà  populaire?  C'est  là  un^ 
point  délicat  et  que  je  vais  essayer  de  déterminer. 


1 


Les  critiques  allemands,  Jacob  Grimm  et  Lachmann 
à  leur  tête,  ont  fait,  à  propos  de  toute  espèce  d'épopée, 
une  distinction  fondamentale,  que  M.  Génin  a  aussi 
essayé  de  tracer  à  propos  de  la  chanson  de  Ronce- 
vaux  :  c'est  la  distinction  entre  le   Volks-Epos  et  le 


(i)  [Il  n'y  a  aucune  raison  de  donner  à  ce  mol,  dans  la  langue 
moderne,  la  forme  qu'avait  le  nominatif  en  ancien  français.  La  faute, 
comme  pour  fabliau  au  lieu  de  fableau^  remonte  à  Fauchet,  au 
xvi*^  siècle.] 


HUON     DE     BORDEAUX.  27 

Kunst-Epos^  l'épopée  populaire  et  l'épopée  artistique. 
La  première  est  pour  ainsi  dire  la  voix  d'une  nation 
tout  entière  sur  les  lèvres  d'un  seul  poète,  simple  repro- 
ducteur ou  tout  au  plus  arrangeur  de  traditions  qui 
vivent  dans  le  peuple  et  qui  reçoivent  par  le  poète  une 
forme  définitive.  La  seconde  est  le  résultat  de  l'imagi- 
nation et  de  l'art  d'un  écrivain  qui  met  à  profit  soit 
l'histoire,  soit  les  légendes,  mais  qui  a  la  conscience 
de  ce  qu'il  fait,  qui  maîtrise  son  sujet,  le  taille,  l'allonge, 
le  façonne  à  sa  fantaisie,  et  rapproche  sa  matière 
autant  que  possible  de  l'idéal  esthétique  qu'il  entre- 
voit. Le  type  de  la  première  classe  est  le  poème  des 
Nibelungeii^  où  l'impersonnalité  du  poète  s'accuse  dès 
les  premiers  vers  (1).  Les  œuvres  telles  que  V Enéide 
ou  la  Gerusalemme  appartiennent  à  la  seconde  classe, 
la  seule  qui  puisse  exister  quand  la  civilisation  crois- 
sante a  étouffé  dans  le  peuple  la  poésie  traditionnelle 
en  développant  les  lumières  et  la  critique  des  classes 
élevées,  et  quand  elle  a  substitué  le  génie  ou  le  talent 
de  l'individu  à  l'inspiration  confuse  des  masses.  La 
question  que  je  posais  tout  à  l'heure  à  propos  de  notre 
Chanson  de  geste  revient  donc  à  celle-ci  :  appartient- 
elle  aux  œuvres  primitives  ou  bien  aux  œuvres  raison- 
nées,  aux  Yolks-Epen  ou  aux  Kimst-Epen? 

(1)  «Les  anciens  contes  nous  font  de  merveilleux  récits  de  héros 
dignes  de  louanges,  d'une  grande  hardiesse  ;  des  combats  de  vail- 
lants guerriers,  de  pleurs  et  de  deuil,  de  joie  et  de  festins  ;  écoutez 
ces  merveilles.  » 


28  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

Les  annales  des  temps  carolingiens,  fouillées  par 
d'habiles  érudits,  ont  fourni  des  citations  concluantes 
pour  prouver  combien 'la  figure  de  Charlemagne,  les 
héros  qui  l'entourèrent,  les  conquêtes  qu'il  fitetrempire 
qu'il  fonda  prirent  rapidement  dans  le  souvenir  popu- 
laire un  caractère  merveilleux  et  légendaire.  Célébrés 
au  moment  même  par  de  courtes  cantilènes  militaires, 
chacun  des  exploits,  chacun  des  guerriers  du  grand 
empereur  vit  bientôt  se  former  autour  de  son  nom  une 
épopée  en  germe,  qui  finit  par  donner  les  chansons  de 
geste  que  nous  possédons,  après  une  série  de  transfor- 
mations  qui   n'ont   pu   encore  être  soumises  à  des 
observations  assez  exactes.  Quelques  grands  faits  se 
détachèrent,  soit  par  leur  importance  réelle,  soit  par, 
le  caprice  populaire,  de  l'ensemble  des  souvenirs,  et 
formèrent  comme  le  cadre  général  de  récits  moins 
aimés  et  moins  répandus;  quelques  personnages  furent 
adoptés   de  préférence,   pour   des   raisons   qu'il  est 
impossible    de    déterminer  aujourd'hui,  parmi'  tous 
ceux  qui  entouraient  le  souverain  héros,  et  devinrent  M 
le  cortège  inséparable,  hostile  ou  dévoué,  de  «  l'empe- 
reur àla  barbe  fleurie  » .  On  rattacha  même  à  ce  centre 
les  traditions  postérieures  qui  convenaient  assurément 
mieux  aux  successeurs  de  Charlemagne,  et  c'est  parla 
que  furent  altérés  sensiblement,  dans  plusieurs  compo- 
sitions épiques,  le  type  de  l'empereur  et  le  caractère 
original  du  cycle.  Ainsi  parvinrent  jusqu'aux  poètes 


HUON    DE    BORDEAUX.  29 

du  xi°  OU  xif  siècle  les  matériaux  tout  préparés 
de  poèmes  qu'ils  revêtirent,  de  la  langue  et  de  la 
versification  de  leur  temps,  mais  dont  ils  ne  chan- 
gèrent pas  plus  le  fond  que  plus  tard  les  renouveleurs 
de  ces  poèmes,  vieillis  au  xiif  siècle,  n'en  altérè- 
rent le  sujet  en  leur  remettant  un  costume  à  la  mode 
et  en  leur  rajustant  des  rimes  neuves.  Ces  poèmes-là, 
tels  que  Roncevaux,  Oger  le  Danois,  Gormond  et  Isem- 
bard^  sont  vraiment  des  œuvres  primitives,  des  Volks- 
Epen  :  de  là  cette  absence  d'art  qui  s'y  fait  souvent 
sentir,  de  là  ces  brutalités,  ces  longueurs,  ces  répéti- 
tions qui  nous  choquent  autant  qu'elles  plaisaient  sans 
doute  à  nos  pères  ;  mais  de  là  aussi  cet  intérêt  puissant 
qui  s'y  attache,  cette  couleur  vraie  et  forte  et  cette 
simplicité  grandiose  qui  atteignent  parfois  le  sublime. 
Vers  la  fm  du  xii'  siècle,  on  avait  donné  à 
toutes  ces  vieilles  légendes  la  forme  qu'elles  conservè- 
rent depuis  sans  changement  essentiel;  le  travail  des 
trouveurs  de  la  première  race  était  terminé,  et  leurs 
épigones  ne  sentaient  pas  encore  dans  les  œuvres  de 
leurs  devanciers  une  vétusté  assez  grande  pour  les 
décider  à  consacrer  leurs  veilles  au  soin  de  les  rajeunir. 
Enfermée  dans  un  cadre  étroit  de  récits  et  d'idées,  la 
poésie  épique  y  tournait  sur  elle-même,  et  se  désho- 
norait entre  les  mains  de  rimeurs  sans  originalité  et 
sans  talent,  qui  faisaient  sans  cesse,  suivant  la  spiri- 
tuelle expression  de  M.  Éd.  du  Méril,  «  des  vers  nou- 


30  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

veaux  sur  des  pensers  antiques  »,  copiaient  maladroi- 
tement les  originaux  qu'ils  avaient  sous  les  yeux,  et 
développaient  surtout  les  côtés  défectueux  de  la  poé- 
tique traditionnelle.  Ainsi,  la  force  brutale,  qui  jouait 
un  rôle  important  dans  les  anciennes  chansons, 
devenait,  en  se  personnifiant  dans  des  géants  grossiè- 
rement invincibles^  le  motif  principal  de  longues 
rhapsodies  faites  pour  provoquer  le  rire  plutôt  que 
l'émotion  sincère;  ainsi,  la  figure  de  Charlemagne,  si 
imposante  dans  la  chanson  de  Roncevaux^  grande  et 
puissante  encore  dans  les  premières  branches  de 
Guillaume  cV Orange  ou  des  Quatre  fils  Aimon,  deve- 
nait dans  les  rimes  de  ces  «  jongleurs  bâtards  », 
comme  les  appelle  Jean  Bodel,  une  caricature  gro- 
tesque. Les  mêmes  aventures  étaient  constamment 
reproduites  sous  d'autres  noms,  et  si,  pour  jeter 
quelque  variété  dans  les  récits,  on  y  introduisait  des 
circonstances  nouvelles,  elles  étaient  généralement  de 
nature  à  leur  enlever  tout  leur  mérite.  Enfin,  il  sem- 
blait que  l'épopée  nationale  se  mourût  et  que  l'antique 
chanson  de  geste  dût  disparaître  tout  à  fait  devant  le 
conte  breton,  introduit  ou  popularisé  par  Chrétien  de 
Troies. 

Les  poètes  qui,  à  cette  époque,  essayèrent  de  res- 
susciter ce  corps  languissant  en  lui  infusant  quelque 
principe  de  vie  nouvelle,  employèrent  diverses  res- 
sources. Les  uns  recherchèrent  dans  les  exploits  du 


HUON  DE  BORDEAUX.  31 

grand  empereur  ceux  qui  avaient  été  injustement 
négligés  par  le  caprice  populaire,  et  les  traitèrent 
d'après  les  procédés  connus  :  ainsi  fît  Jean  Bodel  dans 
sa  chanson  des  Saisnes,  D'autres  chantèrent  des  faits 
étrangers  au  cycle  carolingien  de  la  même  manière  et 
pour  ainsi  dire  sur  le  même  mode  :  c'est  ce  que  firent 
l'auleur  de  Floovant^  l'auteur  de  Hugues  Capet  (1). 
D'autres  enfin  eurent  l'idée  de  sacrifier  au  goût  du 
siècle  pour  les  aventures  merveilleuses ,  pour  les 
amours  et  les  enchantements,  mais  de  faire  passer 
tous  ces  prestiges  des  récits  importés  de  l'Armorique 
ou  de  l'Angleterre  dans  la  vraie  matière  épique  fran- 
çaise. Ils  durent  nécessairement  substituer  leur  ima- 
gination à  la  tradition  qui  leur  faisait  défaut,  et  se 
borner  à  remplir  à  l'ancienne  manière  le  fond  sur 
lequel  ils  dessinèrent  les  sujets  nouveaux.  C'est  à  une 
tentative  de  ce  genre  que  nous  devons  Huon  de  Bor- 
deaux (2). 

lime  semble  voir  l'auteur  de  ce  charmant  ouvrage 
chercher  un  sujet  pour  ses  rimes.  Sans  doute,  en 
refeuilletant  dans  sa  mémoire  les  légendes  innom- 
brables qu'avaient  transmises  jusqu'à   lui  les  siècles 

(1)  [Cette  façon  d'envisager  les  choses  ne  pourrait  plus  être  consi- 
dérée comme  tout  à  fait  exacte,  et  il  y  a  dans  cet  exposé  bien  des 
traits  que  je  modifierais  aujourd'hui.] 

(2)  [En  fait,  la  part  de  Tinfluence  des  romans  bretons  sur  Huon 
de  Bordeaux  doit  être  considérée  comme  assez  faible  et  restreinte 
àcertaines  tendances  générales.  Dans  la  suite  même  de  cette  étude, 
on  n'a  essayé  de  rien  ramener  directement  à  cette  source.] 


32         POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

précédents  sur  les  compagnons  de  Charlemagne,  il  se 
souvint  que  le  jeune  Huon,  fils  de  Seguin  de  Bor- 
deaux, avait,  suivant  un  poème  presque  oublié,  tué  le 
fils  de  Charles,  et  qu'un  long  exil  avait  été  la  punition 
de  cette  faute  involontaire;  il  n'oublia  pas  que,  revenu 
d'exil  et  trahi  par  son  frère^  il  avait  triomphé,  par 
le  jugement  de  ses  pairs,  du  mauvais  vouloir  de  l'empe- 
reur, et  qu'il  était  rentré  paisiblement  en  possession 
de  son  duché.  Comme  Byron  plusieurs  siècles  après, 
il  avait  besoin  d'un  héros  (1);  il  crut  l'avoir  trouvé  et 
que  celui-là  faisait  bien  son  compte.  Mais  pour  que 
l'histoire  de  Huon  de  Bordeaux  sortît  de  l'ornière  de 
tous  les  poèmes  qui  célébraient  des  héros  également 
un  peu  négligés  par  le  grand  flot  de  la  poésie  épique, 
il  fallait  y  introduire  un  élément  nouveau.  Cet  exil  qui 
avait  consumé  plusieurs  années  de  la  vie  du  jeune  duc, 
le  trouveur  résolut  de  le  remplir  de  merveilles,  et  tout 
d'abord,  pour  se  donner  les  coudées  franches,  il  en 
transporta  le  lieu  dans  le  lointain  Orient,  la  patrie 
des  prodiges.  Puis,  soit  que  son  imagination  ait  créé 
de  toutes  pièces  Auberon,  «  le  roi  de  faërie  »,  soit, 
comme  je  m'efforcerai  de  le  prouver,  qu'il  ait  mis  à 
profit  des  légendes  antérieures,  il  se  servit  de  ce  per- 
sonnage fantastique  pour  introduire  dans  l'histoire  de 


(1)  î  loant  a  hero^  an  uncommomcant,  etc. 

Lord  Byron,  Don  Juan,  cli.  i,  str.  1. 


HUON    DE    BORDEAUX.  33 

Huon  le  merveilleux  qui  devait  le  mieux  plaire  à  ses 
auditeurs,  et  qui  s'est  trouvé,  après  tout,  d'assez  bon 
aloi  pour  charmer  l'Europe  pendant  plusieurs  siècles, 
et  inspirer  encore  Shakspeare  et  Wieland.  Sur  ces 
deux  fondements  il  a  construit  une  fable  ingénieuse 
dans  ses  détails,  intéressante  dans  l'ensemble,  et,  dans 
une  intrigue  compliquée  il  a  révélé,  malgré  quelques 
inadvertances,  une  dextérité  qui  ferait  honneur  au 
romancier  le  plus  habile.  Enfin,  il  a  brodé  sur  ce 
canevas  des  vers  faciles,  rarement  originaux,  mais 
quelquefois  heureux  et  souvent  spirituels.  Le  tout 
forme  un  des  poèmes  les  plus  charmants  et  les 
mieux  distribués  que  nous  ait  laissés  le  moyen  âge. 
Parmi  les  causes  de  sa  fortune,  il  faut  compter  le 
ton  héroï-comique  qui  s'y  soutient  d'un  bout  à 
l'autre  :  le  poète  a  su  se  garder  de  la  grossièreté 
burlesque  qui  fait  trop  souvent  le  seul  comique 
des  chansons  de  geste  de  la  seconde  époque  et  qui 
dépare  encore  les  productions  des  imitateurs  qu'il  a 
rencontrés,  le  Baudouin  de  Sebourc  par  exemple,  oii 
il  y  a  plus  d'esprit,  de  verve  et  d'imagination  que  dans 
Huon^  mais  où  les  plaisanteries  du  plus  bas  étage 
remplacent  souvent  ce  que  Boileau  aurait  appelé  l'élé- 
gant badinage  de  notre  auteur. 

D'après  les  idées  que  je  viens  d'exposer,  l'auteur 
de  Huon  de  Bordeaux  peut  revendiquer  dans  le  mérite 
et  le  succès  de  ce  poème  une  plus  large  part  que  celle 


34  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

qui  est  due  à  la  plupart  des  trouveurs  de  cette  époque. 
M.  Guessard  a  donné  dans  sa  préface  des  raisons 
fort  pertinentes  pour  le  placer  à  la  fin  du  xif  siè- 
cle; celles  qui  le  décident  à  en  faire  un  habitant  de 
Saint-Omer,  sans  être  aussi  concluantes,  ne  sont  pas 
cependant  sans  valeur.  En  tout  cas  le  dialecte  du 
poème  est  artésien,  et  on  verra  que  d'autres  raisons 
portent  à  chercher  de  ce  côté  la  patrie  de  l'auteur. 

Le  savant  éditeur  n'a  pas  même  essayé,  et  avec 
raison,  de  découvrir  le  nom  de  celui  «  qui  nous  a 
conté  »  les  aventures  du  fils  de  Seguin  de  Bordeaux. 
Quelques  auteurs  (1)  ont  nommé  Huon  de  Villeneuve, 
un  des  rares  noms  qui  sont  parvenus  jusqu'à  nous 
de  ceux  des  poètes  de  cette  époque,  et  auquel,  pour 
cette  raison,  on  a  attribué  plus  d'une  œuvre  qu'il  ne 
peut  revendiquer.  Je  ne  sais  sur  quoi  on  s'est 
fondé  pour  lui  faire  honneur  de  notre  poème,  les 
manuscrits  ne  donnant  rien  qui  puisse  mettre  sur  la 
trace  de  l'auteur.  Comme  la  plupart  des  chansons  de 
geste,  Huon  de  Bordeaux  est  anonyme. 

J'ai  essayé  d'apprécier  la  part  qui  revient  au  rimeur 
dans  le  poème  qui  nous  occupe  ;  avant  de  rechercher 
l'origine  des  matériaux  qu'il  a  mis  en  œuvre  et  de 
raconter  la  destinée  de  son  ouvrage^  il  est  bon  de 
donner  une  analyse  de  cet  ouvrage.  Je  m'attacherai 

(1)  Voy.  KeighUey,  The  Fairy  Mythoîogy,  édit.  de  1850, 1. 1,  p.  39, 
note. 


HUON  DE    BORDEAUX.  35 

surtout  aux  parties  les  plus  originales,  et  je  citerai 
parfois  des  vers  du  texte,  dont  la  langue  oPfre  en 
général  peu  de  difficultés. 

II 

Le  poème  s'ouvre  par  une  évidente  imitation  du 
beau  début  du  Coronement  Loeïs^  l'une  des  branches 
du  cycle  de  Guillaume  d'Orange.  Charlemagne  tient 
cour  plénière  à  Paris  et  demande  à  ses  barons  d'as- 
socier Chariot,  son  fils,  à  l'empire,  parce  que  le  faix 
des  années  l'accable.  Au  milieu  des  réclamations  et 
des  délibérations,  Amauri  de  la  Tour-de-Rivier  se 
lève  :  c'est  un  traître,  dessiné  sur  le  modèle  de  tous 
les  traîtres  des  chansons  de  geste,  modèle  aussi  uni- 
forme que  celui  de  nos  traîtres  de  mélodrame. 
«  Comment  songez-vous,  dit-il  à  Charlemagne,  à  par- 
tager avec  votre  tîls  un  empire  oii  l'on  ne  vous  obéit 
ni  ne  vous  respecte,  oii,  à  cent  lieues  de  Paris,  on 
méprise  votre  autorité?  —  Qui  donc?  demande 
Charles.  —  Huon  (1)  et  Gérard,  les  deux  fils  de 
Seguin  de  Bordeaux,  qui  devraient  être  venus  depuis 
longtemps  relever  leur  fief,  car  leur  père  est  mort 
il  y  a  quatre  ans.  »  L'empereur  s'irrite  à  ce  discours; 


(1)  Euon  est  la  forme  de  l'accusatif  (voy.  ci-dessous,  p.  1 ,  n.  38)  ;  au 
nominatif,  c'est  Eues\  on  trouve  aussi  souvent  le  diminutif  Huelin. 
C'est  le  même  nom  que  Hugues  :  le  premier  est  la  forme  du  Nord,  le 
second  celle  du  Midi. 


36  POÈMES    ET  LÉGENDES  DU  MOYEN   AGE. 

mais  Naime  (1),  le  sage  duc  de  Bavière,  le  Nestor  de 
notre  épopée,  lui  fait  remarquer  que  la  négligence  des 
deux  ((  enfants  »  doit  être  mise  sur  le  compte  de  leur 
jeunesse  et  de  leur  ignorance  des  usages  féodaux,  —  ce 
qui  est  vrai,  —  et  l'engage  à  de  les  sommer  de  compa- 
raître à  sa  cour.  Huon  et  son  frère  cadet,  sur  le 
message  qu'ils  reçoivent,  partent  gaiement  pour  Paris 
et  rencontrent  en  chemin  leur  oncle,  l'abbé  de  Cluni, 
qui,  mandé  aussi  par  l'empereur,  se  joint  à  eux  pour 
la  route.  Nous  verrons  dans  la  suite  du  poème  que  la 
famille  de  Huon  est  répandue  sur  toute  la  terre.  Ils 
étaient  près  d'arriver  quand  ils  trouvent  une  aventure  : 
le  traître  Amauri,  ennemi  invétéré  de  Seguin  de  Bor- 
deaux et  de  sa  famille,  avait  persuadé  au  fils  de  Char- 
lemagne  que  Huon  lui  ferait  grand  tort  à  la  cour,  et 
Chariot,  dont  le  caractère  est  peint,  même  par  son 
père,  des  plus  tristes  couleurs,  consent  à  attendre  les 
deux  jouvenceaux  avec  une  troupe  d'hommes  armés. 
Mais  ces  hommes  sont  les  hommes  d'Amauri,  qui, 
pour  faire  d'une  pierre  deux  coups,  veut  laisser  tuer 
le  prince  par  les  jeunes  gens,  qu'il  fera  ensuite  punir 
comme  meurtriers  du  fils  de  l'empereur.  Il  laisse 
donc  le  fougueux  Chariot  s'avancer  seul  à  la  rencontre 
de  nos  orphelins;  Gérard,  le  plus  jeune,  va  au-devant, 
de   lui  pour  lui  demander  ce  qu'il  veut  :  Chariot  le 

(1)  11  est  appelé  dans  tout  noire  poème  Nale.  La  forme  primitive 
est  Naimeie,  qui  a  donné  d'un  côté  Naime,  de  l'autre  ISale. 


HCON    DE   BORDEAUX.  37 

frappe  de  sa  lance  et  l'abat  sanglant  sur  la  poussière. 
A  cette  vue,  Huon  s'adresse  à  l'abbé,  qu'escortent 
quatre-vingts  moines,  pour  lui  demander  secours  : 
«  M'aiderez-vous,  sire  abbé,  pour  l'amour  de  Dieu, 
à  défendre  mon  droit?  Car,  par  le  Dieu  lout-puissant, 
j'irai  savoir  quel  homme  l'a  occis;  je  le  tuerai  ou 
il  me  tuera.  —  Beau  neveu,  dit  l'abbé,  vous  parlez 
en  vain:  nous  sommes  des  prêtres  sacrés  et  bénis  ; 
nous  ne  pouvons  prendre  part  à  un  combat.  —  Voilà 
un  triste  parentage!  dit  Huon.  Et  vous,  mes  dix  che- 
valiers que  j'ai  amenés  de  Bordeaux,  m'aiderez-vous? 
—  Oui,  répondent-ils,  jusqu'à  la  mort.  » 

Huon  s'élance,  atteint  Chariot,  qu'il  ne  connaît  pas, 
et  le  tue.  Les  gens  d'Amauri,  satisfaits  de  ce  résultat, 
s'éloignent,  puis  reviennent  par  derrière  emporter  le 
corps  du  prince.  Huon  arrive  à  la  cour  et  raconte  à 
l'empereur  qu'il  vient  de  tuer  un  homme  qui  avait 
grièvement  blessé  son  frère;  il  lui  demande  rémission 
pour  ce  juste  homicide,  et  l'empereur,  désolé  qu'on 
ait  attaqué  quelqu'un  qui  était  muni  de  son  sauf- 
conduit,  lui  promet  sa  protection,  quand  même  il 
aurait  tué  son  fils  Chariot.  Huon  va  s'asseoir  à  une 
des  tables  oii  les  barons  boivent  le  vin  et  le  piment 
(vin  épicé),  quand  Amauri  entre  dans  la  salle,  appor- 
tant le  corps  de  Chariot  (1).  L'empereur  se  pâme  sur 

(d)  Cette  belle  scène  rappelle  la  jolie  parodie  d'un  coup  de  théâtre 
analogue  qui  se  trouve  dans  le   roman  de  Renard,  quand  le  coq 


38  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

le  cadavre  de  son  [fils  et  demande  à  Amauri  qui  l'a 
tué  : 

«  Vous  allez  le  savoir,  lui  répond  Amauri  :  c'est  ce 
damoiseau  que  je  vois  assis  là,  qui  boit  votre  vin  dans 
cette  coupe  !  » 

Dans  sa  fureur,  Charles  veut  lancer  un  couteau  à  . 
la  tête  de  Huon.  Le  duc  Naime  retient  sa  colère  et 
l'engage  à  interroger  Amauri.  Celui-ci  fait  un  récit 
fabuleux  oii  tous  les  torts  sont  du  côlé  des  Bordelais, 
et  offre  de  faire  avouer  à  Huon  «  par  la  gueule  »  la 
vérité  des  faits  qu'il  a  racontés.  L'abbé  de  Cluni,  qui 
a  été  témoin  de  tout,  ne  peut  maîtriser  son  indi- 
gnation : 

Quant  l'entent  Tabès  (l),près  n'a  le  sens  mari  [il perd 

U  voit  Huon,  a  escrier  li  prist  :  [presque  la  tête)  ; 

«  Hél  que  fais  tu,  dist  l'abes,  biaus  cosins? 

Offre  ton  gaige,  car  li  drois  est  a  ti; 

Et  se  tu  es  ne  vencus  ne  maumis. 

Et  Dieus  voloit  tel  cose  consentir, 

Et  ke  je  puisse  mais  [jamais)  a  Gluigni  venir. 

Je  batrai  tant  saint  Pierre,  qui  la  gist, 

Que  de  sa  fiertre  [châsse)  ferai  tôt  l'or  caïr.  » 

Chantecler  apporte  au  roi  Noble,  qui  vient  de  faire  grâce  à  Renard, 
le  corps  de  dame  Pinte,  la  poule  étranglée  par  lui. 

(1)  Ai-je  besoin  de  rappeler  que  l'ancien  français  avait  une  décli- 
naison à  deux  cas,  nominatif  et  accusatif?  Dans  la  plupart  des  noms 
ils  ne  se  distinguaient  que  parla  présence  d'une  s  au  nominatifsingu- 
lier  et  à  l'accusatif  pluriel;  mais  quelques  substantifs,  comme  abe, 
baron,  avaient  une  forme  propre  au  nominatif  singulier  [abes,  bér). 
On  a  de  même  Hiies-Hiion,  etc. 


HUON  DE  BORDEAUX.  39 

Charlemagne  permet  qu'un  combat  singulier  dé- 
cide entre  Amauri  et  Huon  ;  plein  de  mauvaise  volonté 
pour  celui-ci,  il  lui  impose,  malgré  les  protestations 
de  ses  barons,  une  condition  inusitée  :  c'est  que  si 
Amauri  est  vaincu,  mais  meurt  sans  avoir  confessé 
son  mensonge,  Huon  perdra  son  fief.  Le  combat  se 
livre,  Huon  est  vainqueur  ;  mais,  indigné  d'une  der- 
nière perfidie  d'Amauri  qui  a  voulu  abuser  de  sa 
compassion  pour  le  frapper  en  traître,  il  lui  tranche 
la  tête  avant  que  celui-ci  ait  pu  répéter  devant  tous 
l'aveu  qu'il  venait  de  faire  de  sa  déloyauté.  Charles 
veut  exécuter  à  la  rigueur  la  condition  qu'il  a  imposée 
à  Huon,  et  l'exiler,  sous  peine  de  mort  en  cas  de  re- 
tour; les  douze  pairs  et  Naime  à  leur  tête  se  jettent 
aux  pieds  de  l'empereur  :  «  Songez  à  ce  que  vous 
faites,  sire,  lui  dit  le  bon  duc  de  Bavière.  Quand  le 
bruit  se  répandra  que  vous  avez  ainsi  chassé  de  sa 
terre  et  déshonoré  ce  damoiseau,  que  diront  tous  les 
hauts  hommes  de  France  ?  On  ne  fera  plus  que  rire 
de  vos  jugements  :  grands  et  petits  diront  que  vous 
avez  perdu  le  sens.  Au  nom  de  Dieu  et  à  ma  prière, 
ayez  pitié  de  lui!  —  Comment  puis-je  luirendre  son  fief? 
dit  Charles.  C'est  le  duc  de  Bordeaux  qui  chaque  été 
doit  me  servir  d'échanson  :  pourrais-je  jamais  regar- 
der le  meurtrier  de  mon  fils  ?  »  Les  prières  et  les  mur- 
mures de  toute  la  cour  décident  enfin  l'empereur  à 
changer  sa  sentence  ;  mais  l'arrêt  qu'il  prononce  pa- 


40  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

raît  à  quelques-uns  plus  cruel  encore.  Il  impose  à 
Huon  la  mission  la  plus  lointaine,  la  plus  périlleuse 
et  la  plus  bizarre  qu'il  puisse  imaginer  : 

((   Huon,    dit-il,   écoute-moi  bien  :    veux-tu  t'ac- 
corder  avec  moi  ?  —  Sire,  dit  Huon,  j'en  ai  grande 
volonté  :  et  il  n'y  a  travaux  si  pénibles,  fatigues  ni 
dangers  que  je  n'accepte   à  votre  commandement. 
Même  en  enter  irais-je,    si  j'y   pouvais   aller,   pour 
m'accorder  avec  vous.  —  Certes,  dit  Charles,  en  pire 
lieu  iras-tu  qu'en  enfer  parler  aux   diables  !    L'en- 
droit 011  il  le  faudra  aller,  si  tu  te  veux  accorder  avec 
moi,  j'y  ai  déjà  envoyé  quinze  messagers,  et  je  n'en 
revis  onques  un  seul.  C'est  au  delà  de  la  mer  Rouge, 
à  Babylone,  l'admirable  cité  (1),  qu'il  te  faut  porter 
mon  message  et  parler  à  V amiral  (2)  Gaudise.  Si  tu  peux 
faire  ce  que  je  vais  te   dire,   et  revenir  jamais   en 
France,  tu  ne  seras  pas  parjuré  envers  moi.  Quand 
tu  auras  passé  la  mer  Rouge  et  que  tu  seras  dans  la 
ville,  il  te  faut  jurer  d'attendre  pour  entrer  dans  le 
palais  que  l'amiral  soit  assis  à  dîner.  Alors  tu  monte- 
ras au  palais,  et  retiens  bien  ce  que- je  t'ordonne  :  tu 
auras  le  haubert  au  dos,  sur  la  tête  le  heaume  lacé,  à 

« 

(1)  Celte  position  géographique  de  Babylone  indique  une  date 
antérieure  aux  expéditions  de  saint  Louis;  depuis  cette  époque, 
Babylone  signifie  le  Caire  en  Ég}^pte  (voy.  Joinville,  tandis  qu'ici 
c'est  bien  un  souvenir  de  l'antique  Babylone. 

(2)  Amiral^  répondant  au  mot  arabe  ami)\  émir,  désigne  un  roi 
sarrasin,  et  souvent,  comme  ici,  le  premier  des  rois  sarrasins. 


HUON  DE   BORDEAUX.  41 

la  main  l'épée  nue;  et  le  premier  que  tu  trouveras  à 
table,  quels  que  soient  son  rang  et  sa  naissance,  tu 
lui  couperas  la  lête  à  l'instant.  Tu  feras  encore  autre 
chose  :  l'amiral  Gaudise  a  une  fille,  la  belle  Esclar- 
monde;  il  te  faut  promettre  de  lui  donner  devant  tous 
trois  baisers  sur  la  bouche.  Et  après  cela  tu  diras 
mon  message  à  l'amiral,  devant  toute  sa  cour  :  tu  de- 
manderas de  ma  part  à  Gaudise  qu'il  m'envoie  mille 
éperviers  mués,  mille  ours,  mille  limiers  bien  enchaî- 
nés, mille  jeunes  gens  et  mille  pucelles  d'une  beauté 
accomplie,  et  ses  blancties  moustaches  frisées,  et 
quatre  de  ses  dents  machelières.  —  Vous  voulez 
le  tuer  !  s'écrient  les  Français.  —  Par  Dieu,  dit 
Charles,  vous  dites  vrai  !  » 

A  ces  dures  conditions  l'empereur  ajoute  encore  que 
si  Huon  de  retour  met  le  pied  dans  son  duché  de 
Bordeaux  avant  de  se  présenter  à  la  cour,  il  le  fera 
pendre.  Huon  consent  à  tout  et  part,  laissant  son 
frère  en  France.  Onze  chevahers  demandent  à  accom- 
pagner l'exilé.  Charles  le  leur  permet,  mais  seulement 
jusqu'à  la  mer  Rouge;  de  là  ils  devront  le  laisser  aller 
seul  à  Babylone. 

Le  jeune  héros  arrive  bientôt  à  Rome  :  le  pape,  qui 
est  son  cousin,  lui  donne  une  lettre  de  recommanda- 
tion pour  Garin  de  Saint-Omer,  leur  parent  à  tous 
deux,  qui  est  «  maronier  »,  c'est-à-dire  armateur,  à 
Brindes,  et  qui  se  met  corps  et  biens  au  service  de 


42  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

Huon^  et  se  résout  même  à  passer  la  mer  avec  lui, 
abandonnant  sa  femme  et  ses  enfants.  Les  treize  che- 
valiers arrivent  bieutôt  au  Saint  Sépulcre,  où  ils  font 
leurs  dévotions  : 

Dès  or  s'en  vont  droit  vers  la  rog^e  mer  : 
Sauvages  terres  trova  Hues  assés. 

Ils  traversent  en  effet  plusieurs  pays  fantastiques, 
comme  celui  des  Conmains,  dont  on  nous  raconte  des 
histoires  renouvelées  des  Grecs  : 

C'est  une  gent  qui  ne  gostent  de  blé,  [[chiens  furieux)  ; 
Mais  le  car  crue  [la  chair  crue)  comme  gaignon  dervé 
Tôt  adès  gisent  [ils  couchent  toujours)  au  vent  et  a  l'oré  ; 
Plus  sont  velu  que  viautre  [limier)  ne  sengler  : 
De  lour  oreilles  sont  tôt  acoveté  [couverts). 

Après  quinze  jours  de  marche,  ils  parviennent  dans 
un  pays  oii  il  n'y  a  rien  à  manger  ;  nos  compagnons  se 
désespèrent.  Dans  une  forêt,  ils  rencontrent  un  vieil- 
lard occupé  à  abattre  les  arbres  qui  gênent  la  route  : 
ce  vieillard  est  le  frère  de  Guiré,  prévôt  de  Gironville 
en  Bordelais,  le  meilleur  ami  et  le  plus  fidèle  vassal  de 
Huon  :  pris  parles  Sarrasins,  délivré  par  la  fille  du  roi, 
marié  deux  fois  «  en  païenie  »,  où  il  a  vécu  trente  ans, 
il  en  coanaît  à  fond  les  royaumes  et  les  mœurs  ;  las  de 
vivre  parmi  les  infidèles,  il  est  venu  se  faire  ermite 
dans  ce  bois  pour   expier   ses  péchés.  Il  se  décide 


HUON   DE  BORDEAUX.  43 

cependant  à  accompagner  Huon,  auquel  il  se  fait  fort, 
d'être  utile  par  sa  connaissance  des  pays  qu'ils  auront 
à  traverser.  Il  l'informe  d'abord  que  deux  chemins 
conduisent  à  Babylone  :  l'un  peut  y  mener  en  quinze 
jours,  le  second  demande  un  an  de  voyage  ;  mais  il 
est  sûr  et  commode,  tandis  que  le  premier  offre  des 
dangers  extrêmes.  L'aventureux  Huon  choisit  le  plus 
court;  Géreaume  (1)  lui  en  dépeint  les  périls.  Il  faut 
traverser  une  immense  forêt  : 

Et  la  dedens  maint  [demeure)  uns  nains,  par  vreté  [en 
Si  n'a  de  grant  que  trois  pies  mesurés;  [véinté], 

Mais  tôt  a  certes  [certainement)  est  moût  grans  sa  biau- 
Car  plus  est  biaus  que  solaas  en  esté  [soleil  en  été)  :  ftés, 
Auberoîis  est  par  droit  non  apelés. 

Suivant  Géreaume,  ceux  qui  n'opposent  pas  le  si- 
lence à  toutes  les  séductions  d'Auberon  sont  perdus; 
mais  en  se  taisant  on  échappe  à  sa  puissance.  Huon 
promet  de  se  conformer  à  ces  instructions,  et  bientôt 
ils  entrent  dans  la  forêt  magique.  Auberon  se  pré- 
sente, vêtu  magnifiquement  ;  à  sa  main  est  un  arc,  aux 
flèches  duquel  aucune  bête  ne  peut  échapper  ;  à  son  cou 
pend  un  cor  d'ivoire  : 

Fées  le  fissent  [firent)  en  une  isle  de  mer. 
L'une  d'elles  a  donné  à  ce  cor  le  pouvoir  de  guérir 

(1)  Il  ne  faut  pas  confondre  ce  nom,  qui  est  germanique  [Gerhelm), 
avec  le  nom  de  Jérôme  [Hieronymus). 


44  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

de  toute  maladie  ceux  qui  l'entendent;  la  seconde, 
d'apaiser  soudain  par  ses  accords  la  faim  et  Ja  soif  la 
plus  vive  ;  la  troisième  voulut  que  nul  homme  ne  pût 
entendre  le  cor  sans  se  mettre  à  chanter  ou  à  danser  ; 
grâce  à  la  quatrième,  en  quelque  lieu  que  sonne  le 
cor  merveilleux, 

Auberons  l'ot  [l'entend)  a  Monmur  sa  cité. 

Le  nain  corne,  et  les  chevaliers  oublient  à  l'instant 
la  faim  et  la  fatigue  qui  les  accablaient,  et  se  mettent 
à  chanter.  Auberon  les  interpelle  alors  et  les  conjure 
de  le  saluer;  à  ces  mots,  ils  s'enfuient  tous  pour  ne 
pas  lui  répondre.  Irrité,  il  excite  en  frappant  sur  son 
cor  une  tempête  qui  les  épouvante:  Géreaume  rassure' 
Huon  en  lui  disant  que  ce  n'est  qu'enchantement, 
sans  existence  réelle.  Les  barons  s'éloignent  aussi 
vite  que  peuvent  courir  leurs  chevaux  ;  tout  à 
coup  le  petit  homme  se  trouve  de  nouveau  devant 
eux  : 

Hues  le  voit,  moût  en  fu  esfraés. 
»  Dieus  !  dist  li  enfes  [le  jeune  honune),  revesci  le  maufé  {voici 
Auberons  l'ot,  fièrement  a  parlé  :       [encoi^e  ce  démon)  !  » 
«  Vassal,  dist  il,  tu  ne  dis  mie  assés; 
Car,  par  celui  qui  en  crois  fu  penés, 
Je  ne  fui  onques  anemis  ne  maufés, 
Ains  te  di  bien,  si  me  puist  Dieus  sauver. 
Je  sui  uns  hom  comme  uns  autres  carnés  [de  chair). 
Encor  vos  vien  de  par  Dieu  conjurer. 


HUON   DE   BORDEAUX.  45 

De  quanqu'il  a  [par  tout  ce  qu'il  a)  et  fait  et  estoré  [crée), 
D'oile  [huile)  et  de  cresme,  de  bautesmeet.de  sel, 
Et  del  pooir  que  Jésus  m'a  donné, 
Vos  conjur  jo  que  vos  me  respondés!  » 

«  Fuyons  !  »  s'écrie  Géreaume,  et  les  Français  re- 
prennent leur  course.  Sérieusement  courroucé  cette 
fois,  Auberon  ordonne  à  ses  «  chevaliers  faés  »  d'at- 
teindre et  de  tuer  les  insolents.  Heureusement  l'un  de 
ces  chevaliers,  Gloriant,  intercède  pour  les  fugilifs,  et 
le  «  roi  de  faërie  »  veut  bien  les  soumettre  à  une  der- 
nière épreuve.  Huon,  de  son  côté,  se  repent  de  n'avoir 
pas  voulu  saluer  le  nain,  qui  ne  saurait  être  un  diable, 
parlant  si  bien  des  choses  saintes,  et  déclare  qu'il  lui 
répondra  sll  revient.  Auberon  les  arrête  une  troi- 
sième fois,  et  conjure  encore  Huon  de  lui  répondre; 
il  lui  dit  qu'il  sait  toutes  ses  aventures,  et  qu'il  le 
fera  venir  heureusement  à  bout  de  sa  mission  s'il 
veut  lui  parler. 

«  Sire,  dist  Hues,  vos  soies  bien  trovés!  » 
Dist  Auberons  :  «  Dieus  te  puist  honorer!  » 

Le  nain  promet  alors  à  Huon  son  amitié,  et  lui 
raconte  son  histoire.  H  est  fils  de  Jules  César  et  de 
Morgue  la  fée.  A  sa  naissance,  les  fées  vinrent  visiter 
sa  mère;  l'une  d'elles,  o  qui  n'ot  mie  son  gré  )>,  le 
condamna  à  rester  toujours  «  petis  nains  bocerés  »  ; 
mais,  se  repentant,  elle  lui  donna  en  compensation 


46  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

une  beauté  si  grande,  que  Dieu  seul  est  plus  beau  que 
lui  ;  une  autre  fée  lui  donna  de  lire  dans  le  cœur  des 
hommes,  et  d'y  voir  le  bien  et  le  mal;  la  troisième 
lui  donna  de  pouvoir  se  souhaiter  partout  où  il  voudrait 
et  d'y  être  aussi  vite  que  sa  pensée,  avec  autant  de 
monde  qu'il  l'aura  désiré,  et  de  se  procurer  de  la 
même  manière,  en  un  clin  d'œil,  palais  somptueux, 
tables  richement  servies,  etc.;  la  quatrième  fée  lui 
donna  de  faire  venir  à  lui  et  d'apprivoiser  par  le  seul 
son  de  sa  voix  les  animaux  les  plus  sauvages.  Elle  lui 
donna  encore  bien  autre  chose  :  il  sait  tous  les  secrets 
du  paradis,  il  entend  chanter  les  anges,  il  ne  vieillira 
jamais,  et,  quand  il  voudra  quitter  la  terre,  son  siège 
est  marqué  auprès  de  Dieu.  La  loyauté  qu'il  a  vue  en 
Huon  le  lui  fait  chérir,  et  pour  commencer  à  lui  don- 
ner des  marques  de  son  amitié,  il  fait  s'élever  tout  à 
coup  un  palais  splendide,  oii  un  festin  servi  par  de 
nombreux  varlets  délasse  et  réjouit  les  voyageurs  ex- 
ténués. Huon  demande  congé  à  son  puissant  ami; 
mais  celui-ci  se  fait  d'abord  apporter  un  hanap  ;  il 
fait  dessus  le  signe  de  la  croix  :  le  hanap  se  rempHt 
aussitôt  de  «  vin  et  de  claré  ». 

((  C'est  de  par  Dieu,  dit  Auberon,  que  ce  hanap  est 
tel,  et  la  puissance  qu'il  lui  a  donnée  est  si  grande,  que 
si  tous  les  hommes  étaient  rassemblés  ici  et  que  les 
morts  ressuscites  se  joignissent  à  eux,  le  hanap  four- 
nirait assez  de  vin  pour  les  abreuver  tous.  » 


HUON  DE    BORDEAUX.  47 

Mais  pour  profiter  de  ce  don  merveilleux,  il  faut 
être  pur  de  tout  péché  mortel;  le  vin  échappe  aux 
lèvres  des  «  mauvais  »  qui  veulent  y  toucher.  Huon, 
qui  a  reçu  à  Rome  absolution  plénière,  boit  sans 
peine  dans  le  hanap,  et  Auberon  lui  en  fait  présent; 
il  l'avertit  seulement  que  s'il  dit  un  seul  mensonge, 
il  perdra  et  la  vertu  de  la  coupe  et  toute  l'amitié  de 
celui  qui  la  lui  donne.  Il  lui  fait  aussi  cadeau  de  son 
cor  d'ivoire  :  s'il  est  en  danger,  il  n'aura  qu'à  le  sonner 
pour  qu'Auberon  vienne  à  son  secours  avec  cent  milJe 
hommes  bien  armés  ;  mais  il  doit  bien  se  garder,  sous 
peine  de  châtiments  sévères,  de  le  sonner  sans  un  be- 
soin urgent.  Enfin  Huon  prend  congé,  et  arrive  dans 
une  prairie  délicieuse,  où  il  s'arrête  avec  ses  compa- 
gnons ;  ils  mangent  les  provisions  qu'ils  ont  emportées, 
et  le  hanap  leur  fournit  du  vin  en  suffisance.  Mais, 
toujours  téméraire  et  tout  entier  au  premier  mouve- 
ment, Huon  veut  éprouver  la  vérité  de  ce  que  lui  a  dit 
«  le  faé  »  sur  la  vertu  du  cor  d'ivoire  :  il  le  sonne,  et 
tous  autour  de  lui  se  mettent  à  chanter.  Auberon 
apparaît  bientôt  avec  une  armée  immense  :  voyant 
Huon  loin  de  tout  danger,  il  lui  fait  des  reproches, 
mais  pardonne  à  son  repentir.  «  Huon,  lui  dit-il,  tu 
vas  trouver  sur  ton  chemin  la  ville  de  Tormont,  que 
gouverne  le  renégat  Eudes  ;  sache  que  c'est  ton  oncle, 
qui  a  été  jadis  banni  de  France,  et  s'est  fait  Sarrasin  ; 
il  hait  tant  les  chrétiens,  qu'il  fait  emprisonner  ou 


48  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

pendre  tous  ceux  qui  tombent  entre  ses  mains.  Je  te 
défends  d'entrer  dans  celte  ville.  —  Sire,  dit  Huon, 
vous  perdez  vos  paroles:  j'irai  certainement  rendre 
visite  à  mon  oncle  ;  s'il  est  tel  que  vous  le  dépeignez, 
je  le  tuerai;  et  si  je  suis  en  danger,  ne  me  secourrez- 
vous  pas  à  l'appel  de  votre  cor?  —  C'est  bien,  dit 
Auberon;  mais  surtout  ne  corne  que  dans  un  péril 
pressant,  ou  tu  t'en  repentiras.   » 

A  peine  arrivé  à  Tormont,  Huon  fait  des  siennes  : 
il  fait  crier  par  toute  la  ville  que  tous  les  pauvres,  les 
gueux,  les  ménestrels  peuvent  venir  manger  et  boire 
<(  sans  paier  »  chez  le  prévôt  Hondré,  un  chrétien  qui 
l'a  reçu  dans  son  hôtel;  puis  il  fait  acheter  toutes  les 
provisions  de  bouche  qui  sont  dans  la  ville.  Les 
truands  accourent  en  foule  :  les  viandes  suffisent  à 
peine  à  leur  avidité,  le  hanap  ne  cesse  de  se  remplir 
et  de  se  vider  entre  les  mains  de  Huon,  quand  le 
renégat  Eudes  entre  dans  la  salle  et  veut  pendre 
Huon  et  ses  compagnons.  «  Attendez  un  peu,  sire, 
lui  dit  Huon,  et  dînez  au  moins  avec  nous.  —  Il  a 
raison,  dit  Eudes  à  ses  hommes;  aussi  bien  n'avons- 
nous  rien  chez  nous  à  nous  mettre  sous  la  dent.  » 
Eudes  se  met  donc  à  table,  et  demande  à  Huon  de 
quel  pays  il  est  : 

Et  respont  Hues  :  a  Sire,  vos  le  sarés, 

Droit  a  Bordiaus,  par  foi,  fu  mes  cor  nés  [suis-je  né). 

—  Droit  a  Bordiaus?  voire,  si  m'aïst  Dés, 


HUON   DE   BORDEAUX.  49 

Qui  fu  tes  père,  cil  ki  t'ot  eng^erré  [engendré)  (1)?  » 

—  Par  foi,  dist  Hues,  ja  ne  vos  ert  celé  : 

Sewins  ot  nom,  Dieus  li  face  pité! 

Car  il  est  mors,  bien  a  set  ans  passés.  » 

Oedes  l'entent,  si  comenche  a  crier  : 

«  Li  fius  mon  frère  !  tu  soiies  bien  trovés  ! 

Ba!  que  queroies  aillors  qu'en  mon  ostel? 

Or  me  di,  niés  (neveu),  et  u  dois  tu  aler?  » 

Il  engage  Hiion  à  loger  chez  lui;  mais  c'est  un 
piège  qu'il  lui  lend  ;  heureusement  ;  le  sénéchal 
Geoffroi,  un  Français  qui  avait  accompagné  partout 
son  maître  Eudes,  se  refuse  à  faire  massacrer  ses 
compatriotes  :  il  délivre  cent  quarante  chevaliers 
chrétiens  qui  gémissaient  dans  les  prisons,  les  arme, 
et  tous,  réunis  aux  Bordelais,  chassent  le  renégat, 
qui  bientôt  revient  les  assiéger;  il  va  les  prendre, 
quand  Huon  sonne  son  cor  merveilleux  :  aussitôt 
Auberon  et  ses  cent  mille  guerriers  entrent  dans  la 
ville,  et  tuent  tous  les  Sarrasins  qui  ne  se  convertissent 
pas  à  la  vraie  foi  ;  Eudes  a  la  tête  tranchée,  et  Huon 
remercie  son  protecteur. 

En  le  quittant,  celui-ci  lui  donne  encore  des  conseils: 
((  Tu  vas  passer,  lui  dit-il,  près  de  Dunostre  ;  c'est  un 
château  fort  au  bord  de  la  mer  Rouge,  construit  par 
mon  père  Jules  César;  il  m'a  été  enlevé  par  un  géant 

(1)  Cet  hémistiche  de  cheville  rappelle  le  vers  des  Plaideurs  : 
Notre  père,  par  qui  nous  fûmes  engendrés, 
Notre  père,  qui  nous... 

4 


50         POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

appelé  Orgueilleux,  qui  m'a  aussi  volé  un  haubert  féé 
auquel  je  tenais  beaucoup.  Huon,  beau  frère,  je  te 
défends  d'aller  à  Dunoslre,  car  tu  y  courrais  les 
plus  grands  dangers.  —  Sire,  répond  l'impétueux 
fils  de  Seguin,  vous  parlez  en  vain  :  j'irai  certainement 
voir  ce  géant;  je  suis  venu  de  France  pour  chercher 
les  aventures,  et  puisqu'en  voilà  une  qui  se  présente, 
je  ne  la  manquerai  pas.  D'ailleurs,  si  je  suis  en  danger, 
je  sonnerai  le  cor  d'ivoire,  et  vous  viendrez  à  mon 
aide.  —  Non  certes,  dit  Auberon;  je  jure  Celui  qui 
mourut  en  croix  que  tu  auras  beau  sonner,  je  ne  te 
secourrai  pas. 

—  Sire,  dist  Hues,  vous  ferés  tout  vo  gré  [tout  ce  qui  vous 
Et  je  ferai  ço  que  j'ai  empensé.  »  [plaira), 

Je  passe  rapidement  sur  l'épisode  du  géant  Orgueil- 
leux. Huon  rencontre,  prisonnière  dans  son  château, 
une  demoiselle  qui  lui  en  facihte  l'entrée  et  qui  se 
trouve  être  sa  cousine  :  ces  parentés  finissent  par  ne 
plus  surprendre  ;  il  semble  que  tout  ce  qui  est  chrétien 
en  Asie  soit  de  la  famille  de  Huon.  11  triomphe  du 
géant,  et  lui  enlève,  outre  le  haubert  féé  d' Aube- 
ron, un  anneau  d'or,  qui  peut  servir  de  bracelet  à 
un  homme  ordinaire,  et  dont  la  vue  suffit  pour  rendre 
l'amiral  Gaudise,  vassal  d'Orgueilleux,  soumis  à  toutes 
les  volontés  de  celui  qui  le  lui  présente. 

((   Quand   lu   aurais   tué  sept   cents  hommes,  dit 


HUON    DE    BORDEAUX.  51 

Orgueilleux,  et  frappé  l'amiral  sur  le  nez  de  manière  à 
en  faire  jaillir  le  clair  sang,  tu  n'aurais  qu'à  lui  mon- 
trer cet  anneau  d'or  pour  être  à  l'abri  de  tout  péril; 
car  il  me  redoute  et  n'oserait  me  courroucer.  » 

Huon  se  promet  bien  de  faire  usage  de  cet  anneau 
parla  suite.  Après  avoir  tué  le  géant,  il  ouvre  le  châ- 
teau à  ses  compagnons,  qui  attendaient  en  dehors  la 
fin  de  l'aventure,  puis  prend  congé  d'eux;  car  ils 
sont  arrivés  au  bord  de  la  mer  Rouge,  où  ils  doivent 
se  séparer.  Les  chevaliers  lui  promettent  d'attendre 
un  an  son  retour,  et  ils  se  quittent. 

Arrivé  sur  la  plage,  Huon  s'arrête  au  bord  de  la 
mer,  sans  savoir  comment  la  franchir;  il  se  désole, 
quand  il  voit  venir  à  lui,  nageant  rapidement,  un 
monstre  marin  qui,  une  fois  à  terre,  quitte  sa  peau  et  de- 
vient le  plus  bel  homme  du  monde.  «  Qui  que  tu  sois,  dit 
Huon,  je  crois  que  tu  appartiens  à  Auberon.  —  Tu  dis 
vrai,  répond  l'inconnu  :  je  me  nomme  Malabron;  je 
suis  l'homme  hge  d'Auberon,  qui  m'a  condamné  à  être 
trente  ans  «  luiton  de  mer  »  (1)  et  m'envoie  vers  toi 
pour  te  porter  de  l'autre  côté  de  la  mer  Rouge.  » 
Huon  monte  sur  le  dos  du  bon  Malabron,  qui  le  mène 
au  rivage  et  prend  congé  de  lui  en  lui  prédisant  des 
malheurs  qu'il  s'attirera  par  sa  faute,  et  en  lui  recom- 

(1)  Luiton  de  mer,  plus  anciennement  nuiton,  et  d'abord  yietun  :  ce 
mot  n'est  autre  que  le  nom  du  dieu  marin  Neptune  ;  il  désigne  une 
sorte  de  triton.  —  Plus  tard  le  luiton  ou  luton  a  perdu  tout  rapport 
avec  la  mer  et  est  devenu  notre  lulin. 


52         POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

mandant  surtout  de  ne  pas  proférer  un  seul  mensonge, 
s'il  ne  veut  perdre  l'amitié  d'Auberon. 

Huon  s'avance  vers  Babylone  :  c'était  le  jour  de  la 
Saint-Jean  d'été,  grande  fête  aussi  bien  pour  les  Sar- 
rasins que  pour  les  chrétiens  dans  les  croyances  du 
moyen  âge.  Tous  les  habitants  de  la  ville  se  diver- 
tissent par  les  rues,  et  regardent  avec  surprise  le 
chevalier  français,  qui  n'est  pas  moins  étonné  qu'eux. 
Il  arrive  au  palais.  «  Ouvre-moi,  dit-il  au  portier  de 
la  première  des  quatre  portes.  —  Volontiers,  mais  dis- 
moi  d'abord  quel  est  ion  pays  :  si  tu  es  Français,  tu 
auras  le  poing  coupé;  si  tu  es  Sarrasin,  on  te  baissera 
courtoisement  le  pont.  »  Huon  oublie  les  recomman- 
dations d'Auberon  et  répond  qu'il  est  Sarrasin.  Le 
pont  passé,  le  mensonge  qu'il  vient  de  faire  lui  revient  * 
à  la  mémoire;  il  se  désespère  d'avoir  perdu  l'amitié 
de  celui  qui  le  protégeait,  et  jure  de  ne  plus  mentir 
de  sa  vie.  Arrivé  à  l'autre  porte  :  «  Chien,  dit-il  au 
portier,  ouvre,  et  que  Celui  qui  mourut  en  croix  te 
confonde!  —  De  quel  pays  êtes-vous?  demande  le 
portier,  et  comment  avez-vous  passé  l'autre  pont?  » 
Huon  montre  l'anneau  puissant  qu'il  a  conquis  sur 
Orgueilleux,  et  le  pont  s'abaisse  aussitôt  pour  lui. 
Tl  avance,  toujours  se  lamentant  d'avoir  offensé  Au- 
beron,  mais  espérant  toutefois  dans  son  indulgence 
et  même  dans  son  ignorance  de  la  faute  commise. 
Il  franchit  les  deux  dernières  portes  comme  la  se- 


HUON    DE    BORDEAUX.  53 

coade  et  arrive  dans  le  jardin  du  palais.  Ce  jardin  est 
plus  délicieux  qu'on  ne  saurait  dire;  au  milieu  est  une 
fontaine  qui  prend  sa  source  dans  le  paradis  et  dont 
l'eau  a  des  propriétés  merveilleuses  :  c'est  la  fontaine 
de  Jouvence,  qui  rajeunit  les  vieillards  les  plus  décré- 
pits et  rend  aux  femmes  qui  boivent  de  son  eau  ce 
qui  est  plus  irréparable  encore  que  la  jeunesse.  Huon 
s'assied  dans  ce  beau  lieu  et  se  prend  à  réfléchir  à  sa 
position;  pour  savoir  au  juste  à  quoi  s'en  tenir  sur  le 
courroux  d'Auberon,  il  sonne  du  cor  :  le  roi  de  féerie 
l'entend,  mais  ne  veut  pas  le  secourir,  à  cause  de  son 
mensonge. 

Et  l'enfes  Hues  ne  chessa  de  corner. 

Li  amiraus  ert  assis  au  disner  ; 

Chil  ki  servoient  du  vin  et  du  claré 

Au  son  du  cor  commenchent  a  canter, 

Et  l'amiraus  commencha  a  baler  [danser) 


Quand  Huon  voit  que  le  son  du  cor  reste  sans 
réponse,  il  le  pose  près  de  lui  tristement,  et  se  met  à 
pleurer  en  songeant  qu'il  est  abandonné  d'Auberon. 
Il  se  réconforte  cependant,  met  son  espoir  en  Notre 
Dame  et  marche  vers  le  palais  pour  accomplir  son 
étrange  message.  Près  de  l'amiral  était  assis  un  noble 
Sarrasin,  qui  devait  épouser  Esclarmonde,  la  fille  de 
Oaudise  :  «  C'est  celui-là  que  je  dois  tuer,  se  dit  Huon, 
sous  peine  de  me  parjurer  envers  Charlemagne;  je  ne 
manquerai  certes  pas  à  ma  parole  ;  Dieu  fasse  de  moi 


54  POÈMES    ET   LÉGENDES    DU   MOYEN    AGE. 

ce  qu'il  voudra!  »  Et  il  fait  voler  la  tête  du  païen  (i), 
dont  le  sang  rejaillit  sur  Gaudise  :  «  Bonne  étrenne  ! 
dit  Huon.  Voilà  déjà  une  chose  de  faite.  —  Saisissez- 
le  !  »  s'écrie  Gaudise,  stupéfait  de  tant  d'audace.  Mais 
Huon  s'approclie  de  l'amiral,  et  jette  sur  la  table  l'an- 
neau d'Orgueilleux.  «  Oh!  dit  Gaudise  à  ses  hommes, 
laissez-le  en  paix  ;  et  vous,  dit-il  à  Huon,  promenez- 
vous  tranquillement  dans  cette  salle  :  quand  vous 
m'auriez  tué  cinq  cents  hommes,  grâce  à  cet  anneau, 
vous  n'auriez  rien  à  craindre.  » 

Et  Huelins  s'en  est  avant  passés, 

Vint  a  la  fille  Gaudise  Tamiré, 

Trois  fois  la  baise,  por  sa  foi  aquiter  : 

Chele  se  pasme  quant  sent  le  bakeler  {jeune  homme). 

Distl'amirés  :  «  A  vous  fait  issi  me]  [vous  a-t-il  fait  malfl 

—  Sire,  dist  ele,  bien  porai  respasser  [j'en  guéinrai).  » 
Une  pucele  vit  devant  li  ester  [se  tenir  devant  elle), 

Ele  l'apele  com  ja  oïr  pores  :  \nouir)1 

«  Ses  tu,  dist  ele,  por  coi  m'estut  pasmer  [j'ai  dû  ?tiéva- 

—  Naie  [non]^  dist  ele,  par  Mahomet  mon  dé.  » 
Dist  Esclarmonde  :  «  Chertés,  vos  le  sarés  : 

Sa  douche  haleine  m'a  si  le  cuer  emblé  [volé), 

Se  jo  ne  l'ai  anuit  [cette  nuit)  a  mon  costé,       [ajorné.  » 

G'istrai  dou  sens  [je  perdrai  la  liaison)  ains  qu'il  soit 

Comme  toutes  les  princesses  sarrasines  des  romans 
de  chevalerie,  Esclarmonde,  on  le  voit,  va  vite  en 
amour.  Huon  s'approche  de  Gaudise  :  «  Amiral,  lui  dit- 

(1)  On  sait  qu'au  moyen  âge  les  Musulmans  sont  traités  de  païens. 


HUON    DE    BORDEAUX.  o5 

il,  je  ne  crois  pas  en  votre  dieu  et  me  moque  de 
Mahomet.  Je  suis  de  France,  le  noble  pays,  et  Char- 
lemagne  est  mon  maître.  Tous  les  rois  de  la  terre  lui 
sont  soumis,  excepté  vous;  or,  il  vous  mande  que 
depuis  le  temps  où  il  a  perdu  Olivier  et  Roland  à  Ron- 
cevaux,  ce  qui  fut  un  grand  malheur,  il  n'a  pas  ras- 
semblé d'armée  comparable  à  celle  qui  va  vous  atta- 
quer cet  été.  Il  passera  la  mer  et  envahira  votre  pays; 
s'il  vous  tient,  il  vous  pendra.  Vous  n'avez  qu'un 
moyen  d'échapper,  vous  et  vos  gens,  à  une  mort  cer- 
taine, c'est  de  vous  faire  baptiser  sans  délai.  —  Je 
n'en  ferai  rien,  répond  l'amiral  :  je  n'estime  pas  votre 
Dieu  un  denier.  —  Attendez,  dit  Huon,  je  n'ai  pas 
fini.  Charlemagne  vous  mande  encore  autre  chose  : 
il  veut  que  vous  lui  envoyiez  mille  éperviers  mués,  mille 
autours,  mille  ours  et  mille  limiers  enchaînés,  mille 
jeunes  gens  et  mille  belles  pucelles.  Ce  n'est  pas  tout  : 
il  faut  encore  lui  envoyer  vos  moustaches  blanches  et 
quatre  de  vos  dents  machelières.  —  Ton  seigneur, 
réplique  Gaudise,  est  fou  à  lier;  je  ne  le  prise  pas  une 
gousse  d'ail.  Il  m'offrirait  tout  son  empire  que  je  ne 
lui  donnerais  jamais  mes  blanches  moustaches  et 
quatre  de  mes  dents.  Il  m'a  déjà  envoyé  quinze  mes- 
sagers, dont  il  n'a  pas  revu  un  seul;  je  les  ai  tous  fait 
écorcher  et  saler,  et,  par  Mahomet,  lu  seras  le  sei- 
zième. Mais  puisque  tu  es  Français,  comment  as-lu 
cet  anneau  d'or?  —  Sire  amiral,  réplique  Huon,  voici 


56  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

la  vérité  :  à  quoi  bon  feindre?  Par  saint  Denis,  j'ai  tué 
et  décapité  ton  seigneur.  —  Barons!  crie  l'amiral,  le 
laisserez-vous  aller?  Nous  sommes  déshonorés  s'il 
s'échappe.  »  Tous  les  Sarrasins  se  ruent  sur  le  jeune 
guerrier,  qui  s'accote  à  unpilier  et  lutte  quelque  temps  ; 
mais  son  épée  lui  vole  du  poing  :  il  est  saisi,  désarmé 
et  conduit  devant  l'amiral.  «11  est  bien  beau,  disent 
les  païens,  il  n'est  fait  que  pour  réjouir  les  yeux;  ces 
Français  sont  une  belle  race_,  il  faut  en  convenir  :  c'est 
dommage  qu'il  doive  périr.  —  Barons,  dit  Gaudise, 
de  quelle  mort  mourra-t-il?  »  On  opine  pour  la  pen- 
daison, quand  un  Sarrasin  rappelle  que  la  loi  s'oppose 
à  ce  qu'on  exécute  personne  le  jour  de  la  Saint-Jean. 
Pour  se  conformer  aux  traditions,  il  faut  garder  le 
chrétien  prisonnier  jusqu'à  la  Saint-Jean  prochaine; 
alors  on  le  fera  combattre  en  champ  clos  contre  un 
vaillant  champion  :  si  le  Français  est  vaincu,  il  sera 
mis  à  mort;  s'il  est  vainqueur,  il  doit  être  libre. 
<(  Puisque  mes  ancêtres  en  ont  usé  ainsi,  dit  Gaudise, 
je  n'enfreindrai  pas  la  loi.  »  Et  on  jette  Huon  dans 
un  sombre  et  humide  cachot  : 

«  Hé!  las  !  dist  Hues,  com  ci  a  mal  ostel!  » 

La  belle  Esclarmonde,  que  le  souvenir  des  baisers 
de  Huon  ne  laisse  pas  dormir,  se  rend  dans  son  cachot 
etluiofl're  de  le  rendre  libre  s'il  venta  faire  sa  volonté  ». 
Huon  refuse  d^  répondre  à  l'amour  d'une  infidèle,  et 


HUON    DE    BORDEAUX.  57 

Esclarmonde  irritée  le  soumet  aux  tourments  de  la 
faim.  Vaincu  par  ce  supplice  et  séduit  par  la  beauté  et 
la  passion  de  la  princesse,  le  chevalier  déclare  qu'il 
consentira  à  tout  ;  mais  Esclarmonde  lui  promet  de  se 
faire  chrétienne  pour  pouvoir  devenir  sa  femme,  et, 
rendue  chaste  déjà  par  la  seule  attente  du  baptême, 
elle  ne  renouvelle  plus  ses  propositions;  elle  se  con- 
tente de  passer  toutes  ses  journées  avec  celui  qu'elle 
aime,  que  Gaudise  croit  mort  de  faim  dans  sa  prison. 
Quatre  mois  s'écoulent  ainsi;  Géreaume  cependant 
et  ses  compagnons,  las  d'attendre  Huon  à  Dunostre, 
se  décident  à  venir  à  Babylone  savoir  ce  qu'il  est 
devenu.  Géreaume  se  teint  le  visage,  revêt  un  riche 
costume  sarrasin,  et  se  présente  à  Gaudise  comme 
Tyacre,  le  fils  de  son  frère  Yvorin  de  Monbranc,  qui 
lui  envoie  treize  chrétiens,  faits  prisonniers  par  lui, 
pour  servir  de  cible  aux  archers  sarrasins  à  la  Saint- 
Jean  prochaine.  Il  présente  aussi  la  cousine  de  Huon  : 

«  Et  ceste  dame,  que  vos  ici  veés, 
Aveuc  vo  fille,  sire,  la  meterés; 
Aprendra  li  bel  franchois  a  parler. 

—  Merci  de  votre  présent,  beau  neveu,  répond  Gau- 
dise; qu'on  mette  ces  Français  en  prison,  mais  qu'on 
leur  donne  bien  à  manger:  qu'ils  n'aillent  pas  mourir 
de  faim  comme  Huon,  ce  jeune  bachelier  que  m'avait 
envoyé  Gharlemagne.  » 


o8  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

Gériaumes  Tôt,  le  sens  cuide  derver  [il  pense  j)erdre  la  rai- 
Li  sans  da  pié  li  est  el  vis  [au  visage)  montés;  [son)  : 

Garde  a  ses  pies,  un  baston  a  trové  ; 
Por  un  petit  ne  feri  [il  s'en  fallut  2^ eu  qu'il  ne  frappât)  Tamiré 

Pour  décharger  sa  rage,  il  frappe  àtour  de  bras  sur 
les  chrétiens  qu'il  a  amenés  et  qui  le  maudissent, 
croyant  qu'il  a  réellement  abjuré  sa  foi.  On  les  conduit 
dans  les  prisons,  oii  ils  retrouvent  Huon,  auquel  ils 
racontent  la  trahison  de  Géreaume.  Huon  n'en  fait 
que  rire,  convaincu  de  la  loyauté  du  vieux  serviteur. 
En  effet,  celui-ci  en  donne  bientôt  des  marques,  et  il 
profite  de  la  confiance  que  l'émir  met  en  lui  pour 
adoucir,  de  concert  avec  Esclarmonde,  la  captivité  de 
ses  amis. 

Cependant  Agrapart,  frère  du  géant  Orgueilleux, 
vient  à  la  cour  de  Gaudise  lui  demander  raison  de  la 
mort  de  son  frère,  dont  l'amiral  n'a  pas  tiré  une  assez 
éclatante  vengeance.  «  Vous  êtes  par  droit  mon  serf, 
lui  dit-il;  cependant  je  veux  agir  suivant  les  règles  : 
faites  combattre  contre  moi  en  champ  clos  un,  voire 
deux  de  vos  guerriers  ;  si  je  suis  vaincu,  je  vous  lais- 
serai en  paix;  si  je  triomphe,  vous  serez  mon  homme 
lige.  »  Aucun  Turc  ne  se  propose  comme  champion; 
mais  Esclarmonde  apprend  à  son  père  que  le  meur- 
trier d'Orgueilleux  n'est  pas  mort,  comme  on  le  croit, 
et  qu'il  ferait  bien  le  combat,  si  on  lui  promettait  sa 
liberté.  Huon  est  tiré  de  son  cachot  et  consent  à  lutter 


HUON    DE    BORDEAUX.  59 

contre  Agrapart.  Gaudise  lui  promet  en  retour  de  le 
faire  conduire  à  Acre,  et  de  se  reconnaître  tributaire 
de  Charlemagne ;  il  lui  fait  rendre  son  haubert,  son 
hanap  et  son  cor  d'ivoire,  auxquels  il  ajoute  l'excel- 
lent cheval  Baucenl.  Huon  tremble  en  passant  son 
haubert;  car  si  Auberon  est  encore  irrité  contre  lui, 
il  sait  qu'il  ne  pourra  y  entrer;  mais  comme  il  le  met 
facilement,  il  reconnaît  qu'Auberon  lui  a  pardonné, 
et  marche  au  combat  avec  confiance. 

L'émir  le  recommande  à  Mahomet  :  «  Va-t'en,  dit-il, 
Mahom  te  protège,  et  si  ce  Dieu  que  tu  adores  vaut 
mieux  que  le  mien,  puisse  le  plus  vrai  Dieu  te  ramener 
sain  et  sauf  (1)  !» 

Les  deux  adversaires  se  rencontrent.  Touché  du 
courage  et  de  la  bonne  mine  de  Huon,  Agrapart  lui 
dit  : 

«  Par  Mahommet,  tu  es  de  boine  g^ent! 

Car  lai  [laisse)  ton  Dieu,  et  a  ma  loi  te  prent, 

Et  si  t'en  vien  o  [avec)  moi  en  Orient 

Si  te  donrai  un  moult  rike  présent, 

Ma  suer  g^ermainne,  noire  est  com  arrement  [ejicre)^ 

Graindre  est  de  moi  [elle  est  jjIus  grande  que  ?noi),  si  a 

—  Par  foi  !  dist  Hues,  as  diables  la  rent  !     [un  pié  de  dent. 

Jo  n'i  vinc  mie  por  tel  mariement. 

Garde  toi  bien  et  vers  moi  te  defent  ; 

Jo  te  desfi  de  Dieu  omnipotent.  » 

(1)  Voilà  une  prière  qui  rappelle  assez  celle  de  Clovis  dans  la 
célèbre  bataille  où  il  se  convertit. 


60  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

Huon  est  vainqueur;  Agrapart  se  reconnaît  vassal 
de  Gaudise.  Celui-ci  fait  fête  à  son  champion;  Huon 
l'exhorte  à  embrasser  la  vraie  foi,  sans  cela  il  perdra 
la  vie.  «  Je  serais  curieux  de  savoir,  dit  Gaudise  en 
riant,  sur  quelle  armée  tu  comptes  pour  exécuter  tes 
menaces.  » 

Dist  Huelins  :  «  Dont  n'en  ferés  vous  el  [autre  chose)"} 

—  Naie,  dist  il,  por  noient  [pour  inen)  en  parlés. 

—  Par  foi,  dist  Hues,  vous  en  repentirés!  »  . 

Et  il  sonne  le  cor  magique. 

Auberons  l'ot  ens  el  bos  [dans  le  bois)  u  il  ert  [où  il  était)  : 

«  A!  Dieus,  fait  il,  j'oi  mon  ami  corner, 

Que  jo  ai  fait  tante  paine  endurer; 

Or  li  perdoins  [pa?'do?i?ie)  quanqu'il  a  meserré  [tous  ses  torts)  : 

Car  plus  preudomme  ne  poroie  trover, 

Fors  que  le  cuer  a  trop  legier  d'assés.  » 

Ces  deux  vers  peignent  admirablement  le  caractère 
de  Huon. 

Le  roi  de  féerie  se  trouve  aussitôt  dans  Babylone 
avec  cent  mille  guerriers  :  les  païens  qui  refusent  de 
se  convertir  sont  mis  à  mort,  les  autres  sont  baptisés; 
Huon  tranche  la  tête  à  Gaudise  qui  ne  veut  pas  aban- 
donner sa  foi,  prend  les  moustaches  et  les  quatre  dents 
qu'il  doit  rapporter  à  Charlemagne:  pour  qu'elles  ne  se 
perdent  pas,  Auberon  les  souhaite  dans  le  flanc  de 
Géreaume,  où  elles  restent  sans  lui  faire  aucun  mal; 


HUON    DE   BORDEAUX.  61 

puis  le  nain  donne  à  son  protégé  un  beau  vaisseau 
pour  retourner  en  France,  en  lui  recommandant  bien, 
sous  peine  d'encourir  la  plus  terrible  disgrâce,  de  ne 
traiter  Esclarmonde  que  comme  une  sœur  jusqu'à  ce 
que  le  pape  aif  béni  leur  union.  On  fait  épouser  à  la 
cousine  de  Huon  un  puissant  seigneur  sarrasin  qui 
s'est  converti  et  qu'on  couronne  en  place  de  Gau- 
dise,  et  on  s'embarque.  La  navigation  commence  heu- 
reusement; mais  les  plus  mauvaises  pensées  viennent 
à  Huon,  qui  «  le  cuer  a  trop  legier  d'assés  ». 

Le  temps  est  beau;  le  vaisseau  fend  rapidement  les 
ondes  ;  les  Français,  qui  viennent  de  dîner,  ont  fait 
un  fréquent  usage  duhanap  d'Auberon. 

«  Dieus,  ch'a  dit  Hues,  com  m'avés  viseté  ! 

J'ai  un  lianap  qui  vaut  une  chité, 

Et  un  hauberc  qui  moût  fait  a  loer. 

Si  ai  un  cor  de  blanc  ivoire  cler, 

Quant  je  le  sonne  et  je  le  veul  corner, 

J'ai  tant  de  g-ent  com  je  veul  demander; 

Et  s'ai  la  fille  Gaudise  l'amiré, 

Dame  Esclarmonde,  qui  tant  a  de  biauté  : 

Je  l'aime  tant,  si  me  puist  Dieus  sauver, 

Que  de  son  cors  ne  me  puis  consirer  [^abstenir]. 

Ghis  nains  bochus  me  cuide  verg^onder  [se  moque  de  moi), 

Qui  me  défont  a  la  dame  a  juer  {de  me  jouer  avec  la  dame)\ 

Mais  ja  por  lui  nel  lairai,  en  nom  Dé, 

Que  jo  ne  fâche  de  li  [d'elle)  ma  volenté.  » 

Géreaume  essaye  en  vain  de  le  dissuader,  et,  voyant 
son  obstination,  s'embarque  dans  la  chaloupe  avec  les 


62         POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

autres  chevaliers,  pour  ne  point  partager  les  malheurs 
que  la  fohe  de  Huon  va  attirer  sur  sa  tête.  L'événe- 
ment leur  donne  raison  ;  car  à  peine  le  jeune  homme 
a-l-il,  malgré  les  prières  d'Esclarmonde,  enfreint 
l'ordre  d'Auberon,  qu'une  tempête  horrible  brise  le 
vaisseau  et  jette  les  deux  amants,  complètement  nus, 
sur  la  plage  d'une  île  déserte.  Esclarmonde  se 
lamente  :  «  Ne  pleurez  pas,  lui  dit  Huon  : 

Acolons  nos,  si  morrons  plus  soeî {iiotre  mort  sera^ilus  douce)  ; 
Tristrans  morut  por  bêle  Iseut  amer  (1)  ; 
Si  ferons  nos,  moi  et  vos,  en  nom  Dé.  » 

Des  corsaires  sarrasins^  qui  venaient  faire  de  l'eau 
dans  cette  île,  abordent  à  quelque  distance  ;  ils  recon- 
naissent Esclarmonde,  l'enlèvent,  après  avoir  garrotté 
Huon,  et  se  rembarquent  pour  conduire  la  princesse 
à  son  oncle  Yvorin  de  Monbranc;  mais  ils  s'arrêtent 
d'abord  à  Aufalerne  :  l'émir  Galafre  voit  une  dame  qui 
pleure  et  leur  demande  qui  elle  est.  «  C'est  une  esclave 
que  nous  avons  achetée,  répondent  les  marins.  —  Ne 
les  croyez  pas_,  sire,  s'écrie  Esclarmonde  :  je  suis  la 
fille  de  l'émir  Gaudise,  qu'a  tué  un  chevalier  français, 
et  ces  gens-ci  me  veulent  mener  à  mon  oncle^  qui  me 
fera  certainement  brûler.  »  Galafre  la  trouve  belle,  et 
demande  aux  corsaires  delà  lui  donner;  sur  leur  refus 


(1  )  Ce  vers  prouve  qu'à  Tépoque  de  la  composition  de  notre  poème 
les  romans  «  bretons  »  étaient  déjà  populaires. 


HUON    DE    BORDEAUX.  63 

il  les  fait  tous  tuer;  un  seul  échappe,  et  va  raconter  à 
Yvorin  que  son  vassal  Galafre  détient  Esclarmonde. 
Galafre  cependant  épouse  sa  captive,  u  Sire,  lui  dit- 
elle,  je  suis  fort  honorée  d'être  votre  femme;  mais 
j'ai  fait  à  Mahomet  vœu  de  chasteté  pendant  deux  ans; 
je  le  regrette  aujourd'hui,  mais  vous  ne  voudriez  pas 
attirer  sur  moi  la  vengeance  céleste.  »  Galafre  consent 
à  attendre  deux  ans  la  consommation  du  mariage.  A 
ce  moment  arrive  un  message  d' Yvorin,  qui  réclame 
sa  nièce  et,  sur  le  refus  de  Galafre,  lui  déclare  la 
guerre. 

Ici  le  poète  interrompt  son  récit  pour  nous  ramener 
près  de  Huon,  qui  est  étendu  sur  le  sable  brûlant. 
Auberon,  qui  est  dans  son  palais  entouré  de  ses  barons, 
se  souvient  du  malheureux  hls  de  Seguin,  et  gémit 
sur  le  sort  que  Huon  s'est  attiré  par  sa  faute  et  auquel 
rien  ne  peut  plus  le  soustraire.  Les  «  chevaliers  faés  » 
intercèdent  pour  le  coupable,  et  Malabron  obtient 
enfin  la  permission  d'aller  à  son  aide,  mais  à  condi- 
tion de  rapporter  le  haubert,  le  cor  d'ivoire  et  le 
hanap,  et  de  prendre  sur  son  compte  le  châtiment 
qu'a  mérité  Huon,  en  restant  trente  ans  de  plus 
«  luiton  de  mer  ».  Dans  l'île  de  Moïse,  à  trois  petites 
lieues  de  l'enfer,  Malabron  trouve  le  malheureux  che- 
valier; il  le  délie  et  le  porte  sur  son  dos  jusqu'à  la 
terre  ferme,  où  il  l'abandonne,  «  aussi  nu  com  au  jor 
que  fu  nés  ». 


64  POÈMES    ET    LÉGENDES    DU    MOYEN'    AGE. 

Ici  commence  une  nouvelle  phase  du  poème,  le  récit 
des  aventures  par  lesquelles  passent  les  deux  amants 
avant  de  se  rejoindre.  Bien  que  cette  partie  ne  soit 
pas  moins  intéressante  que  la  première,  j'en  abré- 
gerai un  peu  l'analyse,  pour  ne  pas  faire  de  ce  compte 
rendu  un  sommaire  du  poème,  d'autant  plus  que  les 
éditeurs  en  ont  déjà  mis  un  à  la  tête  de  leur  publica- 
tion, fort  bon,  quoiqu'un  peu  circonstancié  peut-être. 
Un  récit  rapide  fera  du  reste  mieux  ressortir  l'habileté 
avec  laquelle  le  poète  noue  et  dénoue  son  intrigue. 

Huon  rencontre  un  ménestrel  qui  l'habille,  le  nour- 
rit et  en  fait  son  valet  sous  le  nom  de  Garinet,  qu'il  a 
pris  pour  ne  pas  être  connu  et  aussi  parce  que,  de 
dépit  contre  Auberon,  il  s'est  promis  de  mentir  désor- 
mais à  cœur  joie.  Tous  deux  arrivent  à  Monbranc  chez 
le  roi  Yvorin;  les  chevaliers  et  le  roi  s'émerveillent  de 
la  beauté  et  de  la  force  du  valet  d'Estrument  le  ménes- 
trel, et  soupçonnent  un  déguisement.  Je  ne  puis  résister 
au  plaisir  de  citer  le  joli  passage  qui  suit  :  «  Comment 
se  fait-il,  dit  Yvorin,  qu'un  homme  comme  toi  serve 
un  ménestrel?  Ne  sais-tu  donc  aucun  métier  plus 
honorable?  —  Je  sais  des  métiers  plus  qu'il  n'en  faut, 
dit  Huon  :  je  vous  les  dirai  si  vous  voulez.  —  Soit, 
répond  l'émir,  mais  ne  te  vante  pas  de  ce  que  tu  ne 
sais  pas  faire;  car  je  te  mettrai  à  l'épreuve.  » 

«  Sire,  dist  Hues,  les  mestiers  escoutés  : 
Je  sai  mestiers  a  moût  grande  plenté. 


HUON    DE    BORDEAUX.  65 

Je  sai  moût  bien  un  esprevier  muer; 

Si  sai  cachier  [chasse?")  le  cerf  et  le  seng-ler  ; 

Quant  jo  l'ai  pris,  la  prise  sai  corner, 

Et  la  droiture  [ce  cjui  leur  revient)  en  sai  as  kiens  [aux  chiens) 

Si  sai  moût  bien  servir  a  un  disner  ;  [doner  ; 

Si  sai  des  tables  [jeu  de  trictrac)  et  des  eskès  [échecs)  assés. 

Qu'il  n'est  nus  hom  qui  m'en  peust  passer.  » 

Distramirés  :  «  Chit'estuet  aresier  [arrête-toi  ici); 

Au  ju  d'eskès  te  vaurai  esprover  [je  veux  feprouver). 

—  Sire,  disiB.ues^\aiss\ésinoii)dirconier[conter  jusqu'au  bout), 
Puis  m'assaiés  [essayez-moi)  de  quanque  vos  volés.  » 

Dist  Yvorins  :  «  Tu  as  moût  bien  parlé  ; 
Or  nos  devise  les  mestiers  que  tu  ses. 

—  Sire,  dist  Hues,  aparmain  [tout  de  suite)  le  sarés  : 
Je  sai  moût  bien  un  hauberc  endosser, 

L'escu  au  col  et  ma  lanche  porter, 

Et  un  cheval  et  corre  et  g-aloper  [faire  courir  et  galoper)  ; 
Si  sai  moût  bien  en  g-rant  estor  [en  grand  combat)  entrer, 
Et  quant  ce  vient  as  ruistes  cous  doner  [à  donner  les  rudes 
Pires  de  moi  [que  moi)  i  poroit  bien  aler  ;  [coups)^ 

Si  sai  moût  bien  ens  es  cambres  [dans  les  chambres  des  dames) 
Et  les  plus  bêles  baisier  et  acoler.  »  [entrer, 

Dist  l'amirés  :  «  Ghe  sont  mestier  assés  !  » 

C'est  aux  échecs  que  Famiral  veut  éprouver  si  Huon  a 
dit  vrai,  et  il  l'oblige  à  jouer  une  partie  avec  sa  fille 
«  à  des  conditions  qui  prouvent  qu'il  a  la  plus 
forte  confiance  dans  l'habileté  de  la  princesse,  ou  que 
l'honneur  de  sa  famille  lui  est  assez  indifférent  (1)  )>. 
Placée  entre  un  danger  qu'elle  ne  semble  pas  redouter 
extrêmement  et  la  nécessité  de  faire  tomber  la  tête  du 

(1)  Dunlop,  History  of  Fiction,  ch.  iv. 


66         POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

plus  beau  chevalier  qu'elle  ait  vu,  la  fille  de  l'amiral  se 
laisse  mater  ;  mais  notre  héros,  fidèle  àEsclarmonde 
comme  elle  l'est  à  lui,  refuse  de  profiter  de  sa  vic- 
toire. 

Et  la  puchele  s'en  va  a  cuer  iré. 
u  A  foi  !  dist  ele,  Mahom  te  puist  grever! 
Se  je  seiisse  (si  j'avais  su)  que  ne  deûst  faire  el  [autre 

[chose)  ^ 
Par  Mahomet,  je  Telisse  maté!  » 

La  guerre  cependant  éclate  entre  Yvorin  et  Galafre  : 
Huon  se  signale  au  service  d'Yvorin  et  devient  son 
favori,  après  avoir  tué  en  combat  singulier  un  neveu  de 
Galafre.  Au  milieu  d'une  lutte  terrible  avec  un  che- 
valier du  parti  ennemi,  Huon,  se  croyant  perdu,  dit 
adieu  à  Esclarmonde,  à  Géreaume  et  à  tous  ses  amis; 
à  ces  mots,  son  adversaire  jette  son  épée  :  c'est  le  vieux 
Géreaume  lui-même  ;  le  vent  l'avait  poussé  avec  ses 
compagnons  à  Aufalerne,  où  il  avait  retrouvé  Esclar- 
monde, et  où  il  rendait  à  Galafre  les  mêmes  services 
que  Huon  à  Yvorin.  Huon  fait  semblant  de  se  rendre 
prisonnier  et  est  conduit  à  Aufalerne,  où  il  retrouve 
celle  qu'il  aime.  Pendant  que  Galafre  et  son  armée  sont 
hors  de  la  ville,  les  Français  ferment  les  portes  et  leur 
refusent  l'entrée  à  leur  retour  :  les  deux  rois  sarrasins, 
oubliant  leurs  querelles,  s'unissent  alors  pour  com- 
battre les  ennemis  communs  et  reconquérir  Esclar- 
monde, l'Hélène  de  cette  guerre.  Yvorin  veut  faire 


HUON   DE   BORDEAUX.  67 

pendre  le  pauvre  ménestrel  Estrument,  qui  a  amené 
Huon  à  sa  cour;  dans  une  sortie  que  font  les  Français 
pour  l'arracher  à  la  mort,  ils  perdent  Garin  de  Saint- 
Omer,  le  bon  «  maronier  »  de  Brindes  ;  le  soir,  en  sou- 
pant,  ils  le  pleurent;  mais  tout  chagrin  a  son  terme  : 

«  Huon  appela  le  ménestrel  :  «  Prends  ta  harpe, 
«  pour  Dieu,  ami,  lui  dit-il;  après  les  plus  grandes 
«  douleurs  il  faut  bien  se  distraire  ;  réjouissons-nous, 
«  je  t'en  prie,  car  nous  avons  fait  pour  toi  une  grande 
((  perte.  »  Le  ménestrel  obéit  :  il  accorde  sa  harpe  à 
trente  cordes  et  la  fait  doucement  résonner;  le  palais 
retentit  au  loin. 

En  se  promenant  le  lendemain  sur  le  bord  de  la 
mer,  les  Français  voient  arriver  un  vaisseau  :  il  porte 
Guirré,  le  bon  prévôt  de  Gironville,  parti  pour  l'Orient 
à  la  recherche  de  son  maître  Huon  ;  les  gens  du  vais- 
seau se  croient  perdus  en  se  voyant  à  Aufalerne,  ville 
sarrasine;  mais  Huon  se  fait  reconnaître,  le  vieux 
Géreaume  retrouve  son  frère  Guirré,  et  le  lendemain 
tous  s'embarquent  pour  Brindes,  où  ils  ne  tardent  pas 
à  arriver.  Les  païens  livrent  un  assaut  à  la  ville,  où 
il  n'y  a  plus  personne  :  ils  y  entrent,  et  les  deux  rois 
retournent  chacun  chez  soi,  après  cette  guerre  désas- 
treuse qui  s'est  terminée  par  la  perte  d'Esclarmonde 
pour  tous  deux. 

Après  avoir  annoncé  à  la  femme  de  Garin  de  Saint- 
Omer  la  mort  de  son  mari,  Huon  arrive  à  Rome,  où 


68         POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

le  pape  baptise  Esclarmonde  et  la  marie  à  son  amant. 
Puis  on  se  met  en  marche  vers  la  France,  et  bientôt 
on  arrive  près  deBordeaux;  mais,  pour  obéir  à Charle- 
magne,  Huon  ne  doit  pas  entrer  dans  son  héritage 
avant  d'avoir  rendu  compte  de  son  message  à  l'empe- 
reur ;  il  se  loge  donc  à  l'abbaye  de  Saint-Maurice  des 
Prés,  qui  relève  directement  de  la  couronne,  et  fait 
prévenir  son  frère  Gérard  de  son  arrivée. 

Gérard  avait  abusé  de  l'absence  de  son  frère  pour 
établir  à  Bordeaux  une  insupportable  tyrannie  ;  il  avait 
épousé  la  fille  d'un  traître,  Gibouart  de  Viésmés,  et  il 
voit  avec  chagrin  que  l'heureux  retour  de  Huon  va  le 
priver  de  sa  puissance  et  de  son  rang.  Il  prend  conseil 
de  son  beau-père,  qui  lui  persuade  de  trahir  son  frère. 
En  effet,  Gérard  vient  à  Saint-Maurice,  fait  fête  à  Huon, 
apprend  de  lui  que  les  dents  et  la  moustache  de  Gau- 
dise  sont  enfermées  dans  le  flanc  de  Géreaume,  et 
offre  de  l'escorter  sur  le  chemin  de  Paris;  mais  il  le 
fait  tomber  dans  une  embuscade,  le  jette  avec  Esclar- 
monde et  les  autres  dans  ses  prisons  de  Bordeaux, 
ouvre  le  côté  de  Géreaume  et  y  prend  les  marques  qui 
doivent  convaincre  Charlemagne  que  Huon  a  accompli 
son  message,  tue  l'abbé,  pille  l'abbaye,  et  enfin  envoie 
dire  à  l'empereur  que  son  frère,  malgré  l'ordre  formel 
qu'il  avait  reçu,  étant  revenu  à  Bordeaux,  il  l'a  fait 
emprisonner  et  qu'il  attend  ses  ordres. 

L'empereur  se  rend  à  Bordeaux  et  fait  comparaître 


HUON    DE   BORDEAUX.  69 

Huon  devant  les  pairs.  Le  duc  Naime  défend  l'accusé 
et  proteste  qu'il  y  a  là-dessous  une  trahison;  mais  en 
vain  :  Charles,  aveuglé  par  le  ressentiment,  jure  sur  sa 
barbe  qu'il  ne  dînera  qu'une  fois  avant  la  mort  de  Huon 
et  fait  dresser  les  tables  pour  ce  dernier  repas.  Les 
prisonniers  se  lamentent,  quand,  à  côté  de  la  table  oii 
est  assis  Charlemagne,  se  dresse  tout  à  coup  une  table 
plus  haute  de  deux  pieds,  sur  laquelle  sont  posés  le  bon 
hanop,  le  cor  d'ivoire  et  le  merveilleux  haubert.  Aube- 
ron  entre  dans  la  salle  au  milieu  de  la  stupéfaction 
générale  et  à  la  grande  joie  de  Huon  et  de  ses  amis, 
pendant  que  ses  chevaliers  remplissent  la  ville  et  occu- 
pent toutes  les  issues  du  palais.  Il  heurte  dédaigneu- 
sement l'empereur,  s'asseoit  sur  son  estrade  et  tend 
le  hanap  à  Huon,  à  Esclarmonde,  à  Géreaume,  qui  le 
vident  successivement.  «  Portez-le  à  Charlemagne,  dit 
Auberon,  et  s'il  ne  le  prend,  il  le  paiera  cher.  )>  L'em- 
pereur l'approche  de  ses  lèvres  :  le  vin  disparaît.  «  C'est 
de  la  sorcellerie!  dit  Charles.  —  C'est  votre  méchan- 
ceté, répond  le  roi  de  féerie;  on  ne  peut  boire  dans 
cette  coupe  que  si  on  est  pur  de  tout  péché  mortel,  et 
vous  en  avez  commis  un  dont  vous  ne  vous  êtes  jamais 
confessé,  et  qui  est  si  horrible,  que  je  ne  veux  pas  le 
dire,  pour  ne  pas  vous  déshonorer  à  tout  jamais  (1).  » 

(1)  [Sur  ce  qu'étail  le  péché  secret  du  grand  empereur,  on  peut 
voir  mon  étude  sur  L'anneau  de  la  morte  (Journal  des  savants,  1897, 
pp.  637  et  718  ;  tirage  à  part  à  la  libr.  Bouillon.)] 


70         POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  'aGE. 

Charles  se  tait  et  tremble  devant  ce  nain  qui  lit  dans  sa 
conscience;  le  hanap  passe  à  tous  les  barons,  mais 
Naime  seul  y  peut  boire.  Auberon  déclare  à  Charle- 
magne  que  Huon  a  accompli  son  message  et  que  Gérard , 
est  un  traître;  il  somme  Gérard,  au  nom  du  Dieu  de 
vérité,  d'avouer  son  crime;  et,  fasciné  par  la  parole  du 
nain,  Gérard  raconte  toute  sa  trahison  et  rapporte  les 
preuves  de  l'innocence  de  Huon,  qu'il  avait  enlevées  à 
Géreaume.  Huon  supplie  Auberon  de  pardonner  à  son 
frère,  qui  a  été  égaré  par  les  conseils  perfides  de 
Gibouart.  Auberon  n'accède  pas  à  cette  prière,  et 
souhaite  le  gendre  et  le  beau-père  à  une  potence  déme- 
surée :  au  même  instant  ils  y  sont  suspendus,  juste 
châtiment  de  leurs  crimes. 

«  Cet  homme-là  est  Dieu!  s'écrie  Charles.  —  Droit 
empereur,  répond  Auberon,  je  ne  suis  pas  Dieu,  je 
suis  un  homme  comme  un  autre  :  mon  nom  est  Aube- 
ron. »  Et  il  raconte  l'histoire  que  nous  connaissons. 
Charlemagne  rend  à  Huon  ses  honneurs  et  son  fief. 

Auberon  prend  Huon  à  part  :  «  Écoute-moi,  lui 
dit-il  :  je  te  prie,  par  l'amour  que  tu  me  portes,  de  venir 
dans  trois  ans  à  ma  cité  de  Monmur;  tu  y  auras  ma 
royauté,  et  même  toute  ma  puissance  :  je  peux  te 
la  transmettre,  car  saches  qu'à  ma  naissance  il  me  fut 
permis  de  la  donner  à  qui  je  voudrais.  Je  t'aime  en 
toute  loyauté,  et  je  te  donnerai  ma  place  :  tu  porteras 
couronne  d'or  au  chef,  et  tu  laisseras  à  Géreaume  ton 


HUON  DE  BORDEAUX.  71 

héritage,  car  certes  il  l'a  bien  mérité.  —  Sire,  dit 
Huon,  vous  dites  vrai;  je  le  lui  donnerai  d'après  vos 
ordres.  »  Auberon  reprit  :  «  Ami,  écoute-moi  :  je  ne 
veux  plus  demeurer  en  ce  monde  ;  je  veux  m'en  aller 
là-haut,  en  paradis;  car  Notre  Sire  me  l'amande,  et 
je  veux  accomplir  sa  volonté;  mon  siège  est  marqué  à 
sa  droite.  » 

Il  recommande  à  Huon  de  ne  jamais  manquer  à 
l'obéissance  qu'il  doit  à  l'empereur,  et  prend  congé  de 
tous.  Charlemagne  retourne  à  Paris;  Huon  reste  à 
Bordeaux  avec  Géreaume  et  Esclarmonde,  et  tout  le 
pays  mène  grand'joie  d'avoir  retrouvé  son  seigneur. 

De  Huelin  ne  vos  sai  plus  conter, 

Ne  d'Auberon,  le  petit  roi  faé, 

Ains  nos  couvient  nostre  canchon  fmer  ; 

Si  proiiés  Dieu,  le  roi  de  maïsté, 

Que  Dieus  vous  laist  tés  [telles)  oevres  démener 

Qu'en  paradis  vos  mèche  [mette]  reposer, 

Et  moi  aveuc,  qui  le  vos  ai  conté  ! 

Tel  est  le  récit  que  contiennent  dix  mille  vers  de 
dix  syllabes  distribués  en  longs  couplets  monorimes. 
Comme  on  le  voit,  il  y  a  là  de  l'invention  et  de  l'habileté 
de  composition;  les  aventures  sont  amusantes  sans 
que  le  poète  ait  recours  à  un  merveilleux  trop  fantas- 
tique ou  à  des  complications  trop  invraisemblables  ; 
l'intérêt  va  toujours  en  grandissant  au  milieu  des  épi- 
sodes variés  qui  nouent  et  dénouent  successivement 


72  P0È3IES  ET    LÉGENDES  DU    MOYEN  AGE. 

l'intrigue  sans  nuire  àTunité  de  l'ensemble  ;  les  carac- 
tères sont  bien  tracés  et  n'ont  pas  en  général  celle 
banalité  qui  est  un  des  grands  défauts  des  poètes  de 
l'époque,  et  dont  ils  ne  sortent  souvent  que  par  des 
excentricités  révoltantes  ou  absurdes  :  Huon  de  Bor- 
deaux, impétueux,  indocile  et  téméraire,  mais  loyal, 
brave  et  fidèle;  Esclarmonde,  passionnée  tant  qu'elle 
est  sarrasine,  tendre  et  pure  dès  qu'elle  devient  chré- 
tienne; le  vieux  et  dévoué  Géreaume,  qui  ne  fait  servir 
toutes  ses  ruses  qu'à  une  honnête  cause  ;  enfin  Auberon, 
dont  le  portrait  offre  un  mélange  heureux  de  grandeur 
et  de  bonté,  de  grâce  et  de  force,  de  justice  et  d'indul- 
gence ;  toutes  ces  figures  se  gravent  en  traits  charmants 
dans  la  mémoire.  Le  roi  de  féerie  surtout  a  exercé, 
dès  les  temps  anciens,  une  grande  influence  sur  l'ima- 
gination des  lecteurs,  et  la  trace  de  cette  influence  se 
trouve  dans  les  nombreuses  imitations  auxquelles  a 
donné  lieu  notre  poème.  Mais  avant  de  parler  des 
destinées  d'Auberon  postérieurement  à  l'œuvre  fran- 
çaise qui  l'a  popularisé,  il  est  bon  de  rechercher  son 
origine  et  son  histoire  antérieure. 


III 


Il  existe  un  poème  allemand  du  xiii'  siècle,  dans  la 
forme  du  NU^elungenlïed^  que  l'on  a  déjà  plus  d'une  fois 


IIUON    DE   BORDEAUX.  73 

rapjDroché  de  Huon  de  Bordeaux  :  c'est  Ortnit  (1),  où 
le  roi  des  nains,  Elbericli  ou  Alberich,  joue  un  rôle 
qui  se  rapproche  beaucoup  de  celui  d'Auberon  dans 
notre  poème.  Voici  le  sujet  :  Ortnit,  roi  de  Lombardie, 
arrivé  à  l'âge  de  se  marier,  et  pressé  par  ses  sujets, 
quitte  ses  états  pour  aller  conquérir  la  fille  du  sultan 
de  Syrie,  dont  la  renommée  lui  a  appris  la  beauté.  Sa 
mère  lui  donne  au  départ  un  anneau  magique  qui  a  le 
pouvoir  de  rendre  visibles  les  choses  invisibles,  et  lui 
recommande  de  suivre  la  route  de  Rome  jusqu'à  ce 
qu'il  arrive  à  un  tilleul  (2)  qui  s'élèvera  sur  le  Lord 
d'une  fontaine  :  là,  il  trouvera  une  aventure.  Ortnit 
arrive   à  l'endroit    désigné,  et,  par  la  vertu  de  son 
anneau,  il  voit  Elberich,  le  roi  des  nains,  sous  la  forme 
d'un  enfant,  étendu  sur  le  gazon.  Orlnit  lutte  avec  lui, 
le  terrasse,  et  pour  sa  rançon  Elberich  promet  à  son 
vainqueur  une   magnifique   armure.    Mais    il  trouve 
bientôt  moyen  de  se  faire  donner  l'anneau  magique, 
et  devient  aussitôt  invisible  ;  après  avoir  quelque  temps 
raillé  Ortnit,  il  lui  rend  l'anneau  et  lui  apprend  qu'il 
est  son  père  et  qu'il  veut  l'aider  dans  son  entreprise. 
En  etfet,  par  ses  tours  d'adresse,  les  prestiges  dont  il 
éblouit  les  Sarrasins,  et  la  rapidité  avec  laquelle  il  se 
transporte  d'un  heu   à  un  autre,   il   arrive   à   faire 

{\)  [La  meilleure  édition  est  dans  le  Deutsches  Heldenbuch  (Berlin, 

1871.)] 
(2)  Arbre  auquel  les  Germains  attachaient  des  vertus  magiques. 


74  P0Ê3IES  ET  LÉGENDES  DU  3I0YEN  AGE. 

épouser  à  Ortnit  la  belle  Sidrat,  qui  a  reçu  le  bap- 
tême (1).  Ortnit  revient  à  Garde,  sa  capitale,  et  Elbe- 
rich,  après  l'avoir  comblé  de  richesses,  prend  congé 
de  lui. 

Les  traits  principaux  des  deux  récits  (2)  sont  visible- 
ment les  mêmes  :  l'un  et  l'autre  nous  montrent  un 
jeune  guerrier  chrétien  qui  fait  en  Orient  un  périlleux 
voyage,  qui  est  aidé  dans  ses  difficiles  aventures  par 
un  protecteur  surnaturel,  qui  épouse  et  ramène,  après 
l'avoir  convertie  au  christianisme,  la  fille  d'un  roi  sar- 
rasin, et  rentre  heureusement  dans  son  pays.  Quelque 
générale  que  soit  cette  ressemblance,  elle  ofîre  unirait 
qui  ne  peut  guère  être  dû  à  la  rencontre  fortuite  de  deux 
imaginations  poétiques  :  le  protecteur  deHuon  comme 
celui  d'Ortnit  est  un  roi  nain  doué  d'un  pouvoir  mer- 
veilleux. Auberon,  il  est  vrai,  est  bien  plus  grave,  plus 
grandiose  qu'Elberich,  dont  les  espiègleries  rappellent 
plus  souvent  Puck  que  son  maître;  il  a  aussi  plus  de 
puissance;  enfin  et  surtout  il  n'est  pas  le  père  de  son 
protégé;  mais  ces  différences  ne  sont  pas  assez  fortes 
pour  faire  négliger  les  analogies  de  caractère  et  de 
conduite  des  deux  nains,  et  l'identité  du  père  d'Ortnit 

(1)  Gomme  Auberon,  Elberich  défend  à  son  protégé  d'avoir  com- 
merce avec  sa  fiancée  Jusqu'à  ce  qu'elle  soit  baptisée,  mais  ce  trait 
n'a  pas  dans  Ortnit  la  même  importance  que  dans  Huon. 

(2)  Il  faut  toutefois  remarquer  qu'  Ortnit  ne  se  rapproche  de  Huon 
que  dans  sa  première  et  sa  seconde  partie  ;  la  troisième  n'a  plus 
aucun  rapport. 


HUON  DE  BORDEAUX.  75 

et  de  l'ami  de  Huon  devient  évidente  si  l'on  considère 
qu'ils  ont  le  même  nom  :  Auberon,  plus  anciennement 
Alberon^  n'est  en  effet  qu'une  variante  à'Alberich  ou 
Elberich  (1). 

Une  telle  ressemblance  entre  deux  noms  ne  peut 
avoir  pour  cause  que  l'imitation  de  l'un  des  poètes  par 
l'autre,  ou  leur  mise  en  œuvre  de  la  même  tradition. 
La  première  hypothèse  seule,   que  je  sache,  a  été 
soutenue  sous  les  deux  formes  qu'elle  peut  prendre. 
Les  uns  ont  prétendu  que  le  poème  allemand  était 
imité  du  français,   les  autres  que  le  poème  français 
était  imité  de  l'allemand.  Contre  la  première  supposi- 
tion, que  justifieraient  les  habitudes  bien  connues  de 
l'Allemagne   au   moyen  âge,   les   meilleures   raisons 
qu'on  puisse  invoquer  se  trouvent  dans  OrtJiit  même, 
qui  ne  ressemble  que  de  très  loin  à  Huo7i.  Pourquoi 
l'imitateur  aurait-il  changé  le  modèle  qu'il  avait  sous 
les  yeux  au  point  d'en  faire  une  œuvre  aussi  diffé- 
rente? Ce  n'est  pas  la  peine  d'imiter  pour  prendre  si 
peu  de  chose.  D'ailleurs  le  poème  à'Ortnit  appartient 
au    cycle  germanique,    dont   aucune    branche   n'est 
imitée  du  français  :  il  se  rattache  à  toute  une  série  de 
récits  dont  il  est  inséparable  (2),  et  son  encadrement 

(1)  On  verra  plus  loin  un  même  personnage,  identique  probable- 
ment à  nos  deux  rois  faés^  appelés  Albéric  et  Auberon. 

(2)  Ortnit  a  pour  suite  immédiate  et  nécessaire  Wolfdietrich,  où 
Elberich  reparaît  ;  Wolfdietrich  fait  suite,  d'un  autre  côté,  à  Hugdie- 
trichj  et  se  relie  à  tous  les  poèmes  sur  Dietrich  de  Bern. 


76  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

parmi  eux  prouve  une  tradition  nationale.  Le  nom 
d'Elberich  ou  Alberich,  pour  désigner  le  roi  des  nains, 
se  retrouve  même  dans  d'autres  parties,  certaine- 
ment authentiques,  de  cette  tradition,  par  exemple 
dans  les  premières  aventures  de  Siegfried,  telles  que 
les  racontent  les  Nibelungen  (1).  Le  poème  à'Ortnit, 
qui  n'a  de  commun  avec  Huon  de  Bordeaux  que  l'idée 
fondamentale,  n'en  est  donc  pas  imité.  Le  nain  Albe- 
rich et  son  pouvoir  surnaturel  étaient  célèbres  en  Alle- 
magne bien  avant  qu'on  chantât  le  roi  de  Lombardie, 
et  le  poète  di'Ortnit  n'a  pas  eu  besoin,  pour  les  con- 
naître, de  recourir  à  une  source  française. 

Est-ce  donc  notre  trouveur  qui  a  imité  le  poème 
allemand?  «  Il  y  a  beaucoup  plus  de  probabilité,  dit 
Keightley,  pour  qu'un  poète  français  ait  emprunté  un 
nain  à  un  écrivain  allemand  que  pour  l'hypothèse 
contraire.  »  En  général,  en  cas  d'imitation  bien  cons- 
tatée, il  y  a  cent  chances  contre  une  que  c'est  l'Alle- 
mand qui  a  imité  le  Français,  et  peu  importe  qu'il 
s'agisse  de  nains  ou  de  géants.  L'imitation  d'un  poème 
allemand  par  un  Français  serait  un  fait  à  peu  près 
unique,  et  d'ailleurs  la  ressemblance  restreinte  des 
deux  poèmes  exclut,  comme  dans  la  précédente  hypo- 
thèse, l'idée  d'une  copie  (2). 

(1)  M.  Guessard,  dans  sa  préface,  cite   encore  le  roi  Albrecht, 
nommé  dans  Sigenôt,  etWalberan,  qui  joue  un  rôle  dans  Laurin. 

(2)  Je  n'insiste  pas  sur  la  question  de  date  :  Ortnit  parait  avoir  été 
écrit  vers  1225,  notre  rédaction  d'Huon  peut  remonter  à  la  fin  du 


HUON  DE  BORDEAUX.  77 

De  l'allernative  que  je  posais  tout  à  l'heure,  il  ne 
reste  donc  que  le  second  parti  à  prendre  :  Huon  de 
Bordeaux  et  Ortnit^  ou  plutôt  Elberich  et  Auberon,  ont 
une  origine  commune.  Ni  l'auteur  de  Huon  ni  celui 
(ÏOrtnit  n'ont  inventé  ce  personnage  et  le  rôle  qu'ils 
lui  font  jouer  auprès  de  leurs  héros  respectifs  ;  on  sait 
d'ailleurs  que  de  telles  inventions  de  toutes  pièces  sont 
tout  à  fait  en  dehors  des  habitudes  des  poètes  du 
moyen  âge  :  il  leur  arrivait  bien  d'embellir  par  des 
ornements  et  des  fictions  de  leur  cru  les  sujets  qui, 
à  leur  goût,  n'étaient  pas  assez  intéressants;  mais  ils 
tenaient  toujours  de  la  tradition  ou  prenaient  dans  les 
livres  les  événements  et  les  personnages  principaux 
qu'ils  mettaient  en  scène.  Dans  le  cas  présent,  il 
est  clair  que  c'est  la  tradition  vivante,  la  légende 
attachée  au  nom  d' Auberon  ou  d'Elberich,  qui  a  inspiré 
nos  deux  poètes.  Il  est  donc  probable  que  cette  tra- 
dition est  fort  ancienne,  puisqu'elle  est  commune  à 
deux  nations  dont  les  littératures  ont  suivi  de  très 
bonne  heure  des  routes  fort  diverses,  et  dont  les 
cycles  poétiques  n'offrent  presque  aucun  point  de  con- 
tact (1). 

xii«  siècle  ;  mais,  outre  que  cette  chronologie  est  incertaine,  niHuon 
ni  Ortnit  ne  nous  offrent  la  première  rédaction  des  thèmes  qu'ils 
développent,  et  l'imitation  pourrait  porter  sur  une  forme  plus 
ancienne. 

(1)  De  même  qu'Alberich  et  Auberon,  Valand,  le  Vulcain,   ou 
plutôt  le  Dédale,  de  la  mythologie  germanique,  et  Gualand,  le  for- 


78  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

De  cette  tradition  nous  avons  peut-être  une  autre 
trace  dans  un  curieux  passage  d'un  écrivain  qui  paraît 
avoir  vécu  au  xiif  siècle,  et  qui  ne  nous  est  connu  que 
par  les  extraits  qu'en  a  donnés  Jacques  de  Guyse  au 
xiv^  siècle,  Hugues  de  Tout  (1).  D'après  lui,  Clodion 
aurait  eu  des  fils  que  Mérovée  aurait  dépouillés,  et  l'un 
de  ces  fils,  nommé  Albéric,  aurait  disputé  la  couronne 
à  celui-ci.  Ce  récit  me  paraît  offrir  avec  la  légende 
d'Auberon-Elberich  d'incontestables  rapports.  «  Al- 
béric, dit  Hugues  de  Toul,  le  plus  jeune  des  fils  de 
Clodion,  eut  autant  d'habileté  et  de  subtilité  que  d'au- 
dace et  de  prouesse...  Il  demeurait  la  plupart  du  temps 
dans  les  forêts,  faisant  des  sacrifices  aux  dieux  et  aux 
déesses,  et  renouvela  même  la  secte  païenne,  espé- 
rant que  les  dieux  lui  rendraient  l'empire  (2)...  Cet 
Albéric  répara  l'autel  de  Minerve  sur  une  montagne 
que  les  chrétiens  appellent  maintenant  Mont-Saint- 
Aldebert^  et  qui  se  nommait  alors  Mo7it  cT Albéric.  Il 
fonda  un  autre  autel  sur  une  montagne  voisine_,  que 
les  chrétiens  appellent  maintenant  en  français  la 
Houppe  iV Alhermoni.  Il  était  surnommé  mahgnement 


geroii  faé  de  nos  chansons  de  geste,  sont  communs  aux  deux  nations. 
Celte  communauté,  là  comme  ici,  indique  une  haute  ancienneté  et 
une  origine  germanique. 

(1)  Ce  passage  de  J.  de  Guyse  a  été  cité  par  M.  Guessard,  mais  ne 
l'a  pas  amené  à  chercher  là  l'origine  de  la  légende  d'Auberon. 

(2)  Le  chroniqueur  oublie  que  la  «  secte  païenne  »  ne  fut  abolie 
parmi  les  Francs  que  sous  le  petit-fils  de  Mérovée. 


HUON  DE  BORDEAUX.  79 

a  l'Enchanteur  »  par  les  partisans  de  Mérovée;  il 
demeurait  toujours  dans  les  forêts...  Il  est  enterré  h 
un  endroit  où  on  a  transporté  de  grands  arbres;  les 
habitants  du  pays  l'appelaient  jadis  le  Cor  (1)  ou  la 
Houppe  crAlbéric  (2)...  Il  maria  l'aîné  de  ses  fils,Wal- 
bert,  à  la  fille  de  l'empereur  de  Constantinople  (3).  » 

J'ai  cité  les  traits  les  plus  saillants  du  récit  de 
Hugues  de  Tout  :  ils  nous  offrent,  comme  notre  poème, 

un  petit  roi  sauvage, 
Qui  tôt  son  tens  conversa  en  boscage, 

qui  passe  pour  avoir  des  pouvoirs  surnaturels,  et  fait 
épouser  à  un  homme  d'Occident  la  fille  d'un  empereur 
d'Orient.  Le  protégé  d'Albéric  en  cette  affaire  est  son 
fils  comme  Ortnitestle  fils  d'Elberich.  J'ajoute  qu'Al- 
béric,  suivant  son  historien,  livra  aux  Mérovingiens 
plusieurs  batailles  dans  lesquelles  il  fut  toujours  vain- 
queur, ce  qui  rappelle  les  cent  mille  guerriers  qui 
accourent  autour  d'Auberon  partout  où  il  les  souhaite, 
et  la  victoire  qu'Elberich  fait  remporter  à  Ortnit  sur  les 

(1)  Le  manuscrit  suivi  par  l'éditeur  porte  Coma;  mais  un  autre 
manuscrit  donne  Cornu,  qui  me  paraît  préférable  en  ce  qu'il  rap- 
pelle le  cor  d'Auberon. 

(2)  Cette  houppe,  qui  revient  deux  fois,  en  rapport  intime  avec 
Albéric,  fait  penser  au  Riquet  à  la  houppe  du  conte  de  Perrault,  qui 
à  l'origine,  à  en  juger  par  plus  d'un  trail,  a  dû  être  aussi  un  roi  des 
nains. 

(3)  J.  de  Guyse,  Annales  du  Hainaut,  p.p.  Fortia  d'Urban,  l.  IX, 
c.  6,  9. 


80  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

Sarrasins.  Il  semble  donc  bien  qu'il  y  ait  identité  fonda- 
mentale entre  Albéric^  Elberich  et  Auberon. 

Notons  aussi  que,  dans  des  textes,  qui  d'ailleurs 
paraissent  dériver  essentiellement  de  Jacques  de  Guyse, 
c'est  le  nom  même  à' Auberon  qui  est  donné  au  fils  de 
Clodion.  Cette  aventureuse  histoire  a  fait  en  effet  rêver 
des  généalogistes  plus  ou  moins  crédules  ou  intéressés, 
et  a  servi  de  fondement  à  de  fabuleuses  filiations. 
Richard  de  Wassebourg,  qui  l'inséra  en  1549  dans  ses 
Antiquités  de  la  Gaule  Belgique^  donne  à  Albéric  le  nom 
d'Auberon  :  «  On  l'appelait,  ajoute-t-il,  enchanteur  ou 
féé  (1).  »  François  de  Rosières,  dans  son  livre  sur  l'ori- 
gine de  la  maison  de  Lorraine,  pour  lequel  il  dut  faire 
en  1580  amende  honorable  au  Parlement  de  Paris,  lui 
donne  pour  tige  ce  même  personnage.  «  Auberon,  dit-il 
entre  autres  choses,  qu'on  appelle  aussi  Albéric,  ne 
succéda  pas  à  son  père,  bien  qu'il  eût  le  titre  de  roi 
des  Francs  orientaux...  \\  est  enseveli  dans  un  heu 
qu'on  appelle  la  Houppe  d'Auberon,..  Quelques-uns 
racontent  qu'il  défît  les  Mérovingiens  à  Mirvault,  et 
qu'il  dut  sa  victoire  aux  prestiges  des  démons  (2).  » 
Au  xvii^  siècle,  Nicolas  de  Guyse  reproduit  le  récit 
de  Rosières,  en  donnant  toujours  au  «  roi  des  Francs 

(1)  Fol.  LV,  6.  Notez  que  l'un  des  noms  donnés  à  Auberon  dans 
notre  poème  est  le  roi  faé  ou  simplement  le  faé. 

(2)  Stemmata  Lotharingiœ  et  Barri  ducuus,  p.  I,  c.  43,  f.  cxiii. 
Ce  «  quelques-uns  racontent  »  peut  faire  croire  à  une  tradition 
populaire  locale). 


HUON  DE  BORDEAUX.  81 

orientaux  »  le  nom  d'Auberon  ;  il  ajoute  qu'à  Mons, 
ville  dont  la  légende  lui  attribue  la  fondation,  une 
tour  en  ruines  conservait  parmi  le  peuple  le  nom 
de  tour  d'Auberon  [twris  Aubronii)  (1).  Suivant  lui 
comme  suivant  Rosières,  c'est  d'Auberon  que  descen- 
dent les  Carolingiens  et  les  Capétiens,  les  ducs  de 
Lorraine,  les  comtes  de  Hainaut  et  d'autres  encore. 
Plus  récemment,  M.  de  Courchamps,  dans  un  tableau 
généalogique  de  la  maison  royale  de  France,  a  rattaché 
aussi  nos  deux  dernières  dynasties  à  ce  prétendu  fils 
de  Clodion,  qui  épousa  selon  lui  Urgande  [%),  sœur  de 
Théodoric  le  Grand  (3),  et  maria  son  fils  à  la  sœur  de 
l'empereur  Zenon  :  le  «  roi  des  Francs  orientaux  »  est 
devenu  un  «  duc  d'Alsace  »  (au  v^  siècle  !)  chez  M.  de 
Courchamps,  qui  a,  s'il  faut  l'en  croire,  «  solidement 
établi  »  son  tableau  sur  les  autorités  les  plus  impo- 
santes (4).   • 

Ce  qu'il  y  a  d'intéressant  dans  tout  cela,  c'est  qu'il 
semble  bien  que  Hugues  de  Tout  ait  utilisé  au  xiii'  siècle 

(1)  N.  de  Guyse,  Mons  Hannonise  (Cambrai,  1621). 

(2)  Ce  serait  bien  là  un  nom  de  fée  ;  mais  les  généalogistes  anté- 
rieurs lui  donnent  le  nom  d'Argotte. 

(3)  On  pourrait  voir  dans  ce  trait  un  rapport  avec  l'amitié  cons- 
tante d'Alberichpour  Dietrich  dans  l'épopée  allemande.  C'est  ce  que 
fait  M.  Rûckert  dans  son  curieux  travail  intitulé  Oberon  von  Mons 
anddiePippinevon]Swelle{iSSQ),diuque\i''3ii  emprunté  plusieurs  cita- 
tions (il  accepte  d'ailleurs  bien  à  tort  comme  historiques  les  données 
de  Hugues  de  Tout  sur  Clodion  et  ses  descendants).  Mais  cette 
alliance  n'apparait  pas  avant  Rosières  et  paraît  inventée  par  lui. 

(4)  Mémorial  de  la  noblesse,  publié  par  Duvergier,  1. 1. 

6 


82  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

et  que  Wassebourg,  Rosières  et  Nicolas  de  Giiyse  aient 
encore  trouvé  vivante  aux  xvi"  et  xvif  siècles  dans  le 
Hainaut  une  légende  relative  à  un  roi  «  faé  »,  appelé 
Auberon  (1),  qui  habitait  dans  les  forêts,  menait  en 
guerred'invinciblesarmées,  accomplissait  d'étonnantes 
merveilles,  et  qui,  père  d'un  fils  mortel,  l'aidait  à  épou- 
ser, dans  le  lointain  Orient,  la  fille  d'un  puissant  roi. 
Hugues  de  Tout,  que  les  fragments  conservés  par  Jac- 
ques de  Guyse  nous  montrent  comme  un  compilateur 
de  fables,  a  recueilli  cette  légende  pour  la  transformer 
en  prétendue  histoire.  Il  est  permis  de  croire  que  l'au- 
teur de  Huon  de  Bordeaux,  qui  était,  nous  l'avons  vu, 
tout  voisin  du  Hainaut,  l'a  recueillie  de  son  côté  et  l'a 
beaucoup  plus  agréablement  transformée  en  la  mêlant 
à  l'aventure  du  fils  de  Seguin,  avec  laquelle,  certaine- 
ment, elle  n'avait  originairement  rien  à  faire  (2).  Cette 
légende,  qui  paraît  avoir  été  localisée  au  xii^  siècle  en 
Hainaut  (3),  c'est-à-dire  dans  la  partie  du  pays  «  wal- 
lon »  limitrophe  du  pays  «  tiois  »,  était  d'ailleurs  une 
vieille  légende  germanique,  qui  s'est  conservée  d'autre 
part  dans  Ortnit  :  c'est  ce  que  prouve  le  nom  même 


(1)  Ou  Auberi  dans  Hugues  de  Toul. 

(2)  Je  pense  que  c'est  notre  poète  qui  aefTacé  du  récit  la  paternité 
d' Auberon  à  Tégard  de  Huon.  H  a  eu  pour  cela  des  raisons  qu'on 
devine  et  qui  sont  bonnes  ;  mais  la  faveur  dont  Auberon  entoure 
Huon  devient  alors  assez  inexplicable. 

(3)  Il  serait  intéressant  de  rechercher  s'il  existe  encore  en  Hainaut 
quelqu'une  des  dénominations  locales  relevées  plus  haut. 


HUON  DE  BORDEAUX.  83 

d'Albéric,  Elberich,  Àuberon,  qui  apparaît,  sous  une 
forme  à  peu  près  identique,  dans  le  récit  éphémérisé 
du  chroniqueur,  dans  Ortnit  et  dans  Huon. 

Ce  nom  est  en  effet  bien  probablement,  comme  l'a 
montré  le  premier  Jacob  Grimm  (1),  un  dérivé  du 
mot  alb  ou  elb^  que  nous  connaissons  en  français  sous  la 
forme_,  empruntée  de  l'anglais,  elfe.  Albéric,  Alberich, 
Elberich,  Auberon  se  dénoncent  par  leur  nom  même 
comme  appartenant  à  la  race  des  alben  (2),  de  ces 
petits  êtres  mystérieux  et  puissants,  qu'on  se  repré- 
sentait comme  habitant  communément  sous  terre,  pos- 
sesseurs d'immenses  trésors  qu'ils  révèlent  parfois  aux 
hommes  qui  ont  gagné  leur  affection,  doués  d'une  ' 
science  et  d'un  pouvoir  merveilleux,  les  uns  bons,  les 
autres  méchants,  tous  d'ordinaire  assez  capricieux, 
les  uns  laids,  les  autres  «  beaux  et  lumineux  comme 
le  soleil.  »  C'est  à  ces  derniers  qu'appartient  notre 
Auberon,  originairement  roi  des  alben  comme  Elbe- 
rich ;  mais  le  poète  français,  qui  l'a  pris  dans  la  légende, . 
et  qui  ne  connaissait  ni  le  sens  de  son  nomniles«/^e/z 

(1)  Deutsche  Mythologie,  l''^  éd.,  p.  599;  2«  éd;,  p.  421. 

(2)  Cette  étymologie  est  bien  préférable  à  celle  à-'aube,  «  aurore  «, 
qui  a  été  proposée  pour  Auberon.  Il  faut  remarquer  qu'Aw55n, 
Auberon  sont  aussi,  —  et  de  fort  bonne  heure  dans  les  formes 
latines  correspondantes,  —  employés  comme  de  simples  noms 
d'hommes,  et  paraissent  dans  ce  cas  être  des  réductions  de 
noms  en  Adal  —  (comme  Albert  à  côté  diAdalbert)  ;  mais  il  semble 
bien  difficile  de  ne  pas  rattacher  les  noms  de  nos  personnages 
h  alb. 


84  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

eux-mêmes,  lui  a  conservé  seulement  sa  royauté.  Il  lui 
a  créé  des  ancêtres  à  sa  fantaisie,  il  a  attribué  son  pou- 
voir surnaturel  ainsi  que  sa  petitesse  aux  dons  des  fées, 
seuls  êtres  merveilleux  familiers  aux  croyances  popu- 
laires vraiment  françaises,  et  enfin  il  Ta  fait  bon  chré- 
tien (1)  et  s'est  même  permis,  de  sa  propre  autorité, 
de  lui  assigner  un  siège  en  paradis  auprès  du  trône  de 
Dieu.  Cette  transformation,  qui  lui  a  permis  de  donner 
à  son  Auberon  tant  de  majesté  tout  en  lui  conservant 
la  grâce  et  quelque  chose  de  la  malice  de  Yalb  qu'il 
était  originairement,  est  un  coup  de  sa  baguette,  aussi 
merveilleuse  en  son  genre  que  le  cor  du  roi  de 
féerie. 

Voilà  comment  je  m'explique  la  genèse  du  «  petit 
roi  sauvage  ».  Ce  n'est  d'ailleurs  qu'une  hypothèse, 
mais  elle  me  paraît  préférable  à  celle  de  M.  de  la 
Villemarqué,  pour  laquelle  penche  M.  Guessard.  D'a- 
près l'éditeur  du  Barzaz-Breiz  le  nom  d' Auberon  serait 
à  moitié  traduit  de  celui  d'un  personnage  de  la  féerie 
celtique  appelé  Gwyn-Araim^  gwyn  signifiant  «  blanc  » 
comme  auhe^  et  araun^  qui  répond  à  «  vapeur  »,  indi- 


(1)  Elberich  aussi  est  chrétien  dans  Ortnit^  tandis  que  FAlbéric  de 
Hugues  de  Tout  est  non  seulement  païen,  mais  hostile  au  christia- 
nisme. Tout  [cela  esl  visiblement  moderne  et  sans  portée  pour  le 
fond  de  l'hstoire.  L'Auberon  de  la  légende  montoise  était  présenté, 
comme  un  démon  ou  un  ami  du  démon  parce  qu'il  appartenait  à, 
l'ancienne  mythologie  ;  les  auteurs  de  Huo7i  et  d'Ortnit  Tout  chris- 
tianisé parce  qu'ils  avaient  à  lui  faire  jouer  un  rôle  sympathique. 


HUON   DE  BORDEAUX.  85 

quant  ici,  selon  toute  apparence,  un  être  surnaturel. 
A  l'appui  de  cette  étymologie  ingénieuse,  M.  de  la 
Villemarqué  fait  entre  ce  que  notre  poème  raconte 
d'Auberon  et  ce  que  diverses  légendes  galloises  rap- 
portent de  Gwyn  des  rapprochements  qui  auraient 
besoin  d'être  contrôlés  de  près.  Ils  perdent  d'ailleurs 
beaucoup  de  leur  force  quand  on  constate  que  le  per- 
sonnage, ou  tout  au  moins  le  nom,  de  Givyn-Araun 
semble  être  entièrement  sorti  de  l'imagination  féconde 
en  «  vapeurs  »  de  l'auteur  du  Barzaz-Breiz  :  la  my- 
thologie galloise  ne  connaît  que  Gwynn  ah  Niidd,  ori- 
ginairement divinité  infernale,  dont  les  attributs  ne 
sont  pas  sans  quelque  rapport  avec  ceux  des  alben  ger- 
maniques, mais  qui  ne  ressemble  guère  à  notre  roi  de 
féerie  (1).  D'ailleurs  la  conjecture  de  M.  de  la  Ville- 
marqué  rendrait  fort  difficile  à  expliquer  l'ancienneté 
des  traditions  allemandes  sur  Alberich,  et  l'identité, 
qui  me  paraît  hors  de  doute,  de  ce  personnage  avec 
Auberon. 

Il  serait  plus  facile  de  revendiquer  une  origine  cel- 
tique pour  les  objets  «  faés  »  qu'Auberon  donne  à  Huon. 
Le  cor  enchanté  surtout  semble  avoir  été  inventé  dans 


(1)  [Ni  dans  la  table  si  riche  mise  par  M.  J.  Loth  à  la  suite  de  sa 
traduction  des  Mabinogion,  ni  dans  le  Celtic  Heathendom  de  M.  Rhys 
on  ne  trouve  de  Gwyn-A7\iun  (il  y  a  bien  un  Arcmn,  mais  différent  et 
même  ennemi  de  Gwynn  ab  Nudd).  Dans  les  textes,  peu  nombreux 
d'ailleurs,  auxquels  renvoie  M.  de  la  Villemarqué,  il  est  toujours 
aestion  de  Gwynn,  jamais  de  Gwyn-Araun.] 


86  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

un  pays  de  grandes  chasses  et  de  grands  bois  ;  le  hanap 
magique  a  fourni  le  sujet  de  plus  d'un  conte  qui  se 
rattache  au  cycle  d'Arthur.  Il  est  cependant  impossible 
de  ne  pas  rappeler  tous  les  tahsmans  de  ce  genre  qui 
figurent  dans  les  contes  orientaux  :  il  suffît  d'avoir  lu 
les  Mille  et  une  Nuits  pour  se  souvenir  que  de  pareils 
prodiges  s'y  retrouvent  à  chaque  page,  et  forment  une 
espèce  de  merveilleux  qui  semble  propre  aux  imagi- 
nations asiatiques.  Nos  chansons  de  geste  n'offrent 
rien  qui  ressemble  à  ces  objets  «  faés  » ,  et  tous  ceux  qui 
se  rencontrent  si  fréquemment  dans  les  contes  d'en- 
fants de  tous  les  pays  n'apparaissent  qu'à  une  époque 
assez  moderne  et  ont  plusieurs  fois  déjà  été  rattachés 
à  l'Orient. 

Pour  compléter  ces  recherches  sur  les  origines  du 
poème  que  j'ai  analysé,  il  resterait  à  déterminer  ce 
qu'il  peut  contenir  d'historique  et  où  le  trouveur  a 
pris  les  personnages  purement  humains  qu'il  met  en 
scène.  Cette  étude  me  mènerait,  on  le  conçoit,  beau- 
coup trop  loin  pour  quelques-uns,  et  n'aurait  au 
contraire  aucun  point  de  repère  pour  d'autres.  Ainsi 
il  me  serait  impossible  de  dire  si  Huon  a  été  réelle- 
ment duc  de  Bordeaux  ou  même  s'il  a  existé.  Quelques 
historiens,  prenant  le  roman  au  sérieux,  ont  gravement 
enregistré  notre  héros  parmi  les  souverains  de  l'Aqui- 
taine; d'autres,  au  contraire,  ont  nié  et  son  existence  et 
celle  de  son  père  Seguin,  qui  est  cependant  beaucoup 


HUON   DE    BORDEAUX.  87 

plus  incontestable  (1).  Le  mélange  de  vérité  historique 
qui  peut  se  trouver  mêlé  aux  fabuleuses  aventures  de 
Huon  est  d'ailleurs  si  minime,  qu'il  faudrait  dépenser 
pour  l'extraire  plus  de  peine  qu'il  n'en  vaut.  J'aime 
mieux  suivre  le  sort  du  poème  et  de  ses  héros  depuis 
le  jour  oii  il  parut  dans  le  monde. 


IV 


La  manie  des  additions  et  continuations  a  été  fatale 
à  plus  d'une  production  du  moyen  âge  :  au  milieu 
des  préambules  et  des  suites  disparurent  fréquem- 
ment les  œuvres  originales,  et  l'accusation  d'insipidité, 
de  monotonie,  de  prolixité,  portée  tant  de  fois  contre 
les  produits  de  l'imagination  de  nos  pères,  n'a  eu  sou- 
vent pour  cause  que  le  peu  de  critique  de  ceux  qui  la 
faisaient,  inhabiles  à  distinguer  le  texte  pur  des  gloses 
qu'on  y  avait  postérieurement  ajoutées. 

Huon  de  Bordeaux  subit  le  sort  de  tous  les  poèmes 
qui  faisaient  fortune  :  on  l'allongea  considérablement. 
On  lui  fit  d'abord,  sous  le  nom  de  Roman  d^Auberon, 
une  espèce  de  prologue  où  on  prépare  avec  assez 
d'habileté  les  événements  et  les  personnages  de  l'œuvre 


(1)  On  a  prétendu,  entre  autres  Keightley,  que  Huon  était  le  même 
personnage  que  Yon,  roi  de  Bordeaux,  qui  figure  dans  les  Quatre 
fils  Aimoîij  et,  sous  le  nom  d'Ivone,  dans  Bojardo  et  les  Cinqiie  Canti 
de  l'Arioste.  Rien  ne  confirme  ce  rapprochement. 


88  '        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

principale.  On  y  raconte  la  naissance  d'Auberon,  fils 
de  Jules  César  (lequel  avait  pour  mère  Brunehaut,  fille 
de  Judas  Macchabée)  et  de  Morgue  la  fée,  sœur  d'Ar- 
thur. On  y  annonce  l'arrivée  de  Huon,  qui  seul  pourra 
faire  ravoir  à  Auberon  le  haubert  que  lui  a  ravi  le 
géant  Orgueilleux;  on  y  explique  comment  la  cousine 
de  Huon,  la  fille  de  Guinemer  de  Saint-Omer,  se  trouve 
aussi  au  pouvoir  du  géant  (1).  Les  versions  en  prose 
ont  adopté  une  autre  généalogie  du  roi  de  féerie,  tout 
en   lui  conservant  Jules  César  pour  père  (2).  Voici 
comment  elles  font  parler  Auberon,  racontant  son  his- 
toire à  Huon  :  «  Julius  César  m'engendra  en  la  dame 
de  l'Isle  Celée,  laquelle  fut  jadis  fort  aimée  de  Flori- 
mont  d'Albanie  ;  mais  pour  ce  que  Florimont,  qui  alors 
estoit  jeune,  avoit  une  mère  qui  fîst  tant  qu'elle  vit  ma 
mère  et  Florimont  ensemble  en  un  lieu  solitaire  sur  la 
marine  ;  dont,  quant  ma  merc  aperçut  que  la  mère  de 
Florimont  estoit  venue,  elle  se  départit,  et  délaissa  a 
grants  pleurs  et   lamentations   Florimont   son  ami, 
qu^oncques  depuis  ne  le  vit,  et  s'en  retourna  en  son 
pays  de  l'Isle  Celée,   qui  a  présent  se  nomme  Chifa- 
lonie,  ou  elle  se  maria  depuis,  et  eut  un  fils  qui,  en  son 


(1)  Préface  de  Huon,  p.  xlyiii-li. 

(2)  Notez  le  rapprochement  de  Brunehaut,  qui  passe  pour  avoir 
fait  toutes  les  grandes  routes  du  nord  de  la  France,  et  de  Jules 
César,  à  qui  on  attribue  nombre  de  routes  romaines, 

Qui  les  cemins  fist  faire  et  compasser. 


HUON  DE  BORDEAUX.  89 

temps  après,  fut  roy  d'Egipte,  qui  se  nomma  Nepta- 
nebus,  et  fut  celui  qu'on  dit  qui  engendra  Alexandre 
le  Grant,  etc.  (1).  »  On  peut  choisir  entre  ces  deux 
filiations,  qui  sont  toutes  deux  sans  doute  aussi  «  soli- 
dement établies  »  que  celle  que  je  citais  tout  à  l'heure 
et  qui  fait  descendre  d'Auberon  Charlemagne  et 
Louis  XIV. 

Je  ne  dirai  que  quelques  mots  des  suites  qu'on  a 
cousues  au  roman  de  Huon  de  Bordeaux^  et  qui,  mal- 
heureusement pour  le  goût  populaire,  n'ont  pas  eu 
moins  de  succès  ni  d'éditions  en  prose  que  l'œuvre  ori- 
ginale. Disons  cependant  que  la  première  de  ces  suites, 
où  sont  racontées  les  merveilleuses  aventures  de 
voyage  de  Huon  lui-même,  n'est  pas  sans  agrément  ni 
sans  intérêt  :  plusieurs  de  ces  aventures  se  retrouvent 
dans  les  voyages  de  Sindbad  le  Marin,   et  sont  plus 

vieilles  que  le  conte  arabe.  L'un  des  morceaux  qui 
viennent  après  n'est  autre  que  la  première  moitié  du 

roman  à^Aucasùn  et  Nicolette^  le  plus  délicieux  bijou 
que  nous  ait  laissé  le  moyen  âge,  mais  quantum  muta- 
tusab  illoî  On  regrette  de  voir  ainsi  maltraité  ce  chef- 
d'œuvre  de  grâce  et  de  passion  naïve  (2). 

(1)  Notez  dans  ce  passage  l'allusion  au  roman  de  Vlorimont,  com- 
posé au  XII*'  siècle  par  Aimon  de  Varennes. 

(2)  Ce  sont  les  amours  de  Florent  d'Aragon  et  de  Clarisse,  fille  de 
Huon.  Le  roi  Garin  d'Aragon  remplace  le  comte  Garin  de  Beaucaire, 
et  le  vicomte  Pierre  d'Aragon  tient  aussi  la  place  du  vicomte  de 
Beaucaire. 


90  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

Outre  les  suites  proprement  dites,  notre  roman 
donna  lieu  à  de  nombreuses  imitations.  Le  personnage 
d'Auberon  était  surtout  destiné  à  faire  fortune,  et  en 
effet  le  poète  lui  avait  donné  des  traits  assez  sédui- 
sants pour  plaire  à  tous.  Le  roman  d'Isaïe  le  Triste^ 
fils  de  Tristan  du  Léonois  et  de  la  blonde  Iseut,  Ta 
employé  avec  un  certain  bonheur,  mais  en  le  dégui- 
sant. Ce  roman,  écrit  au  xv*"  siècle  ou  peut-être 
au  xiv%  est  un  de  ceux  qui  ont  fait  avec  le 
plus  de  charme  et  d'habileté  usage  de  la  mythologie 
féerique  qui  s'était  peu  à  peu  formée  des  premières  et 
simples  légendes  de  la  Table  Ronde.  Le  héros  y  est 
constamment  aidé  et  accompagné  par  un  nain  aussi 
laid  que  possible,  mais  adroit  et  dévoué  plus  qu'on  ne 
saurait  dire;  il  s'appelle  Tronc,  mais  à  la  fm  de  l'ou- 
vrage on  apprend  qu'il  n'est  autre  qu'Auberon,  con- 
damné par  une  fée  envieuse  à  revêtir  pour  un  certain 
temps  cette  hideuse  forme,  et  qui  reconquiert  enfin  sa 
beauté  merveilleuse  et  sa  puissance  surnaturelle  (1). 

Auberon  n'est  pas,  du  reste,  le  seul  personnage  de 
notre  poème  qu'on  en  ait  détaché  pour  le  faire  servir 
ailleurs.  Son  fidèle  serviteur  Malabron,  l'ami  dévoué 


(1)  C'est  une  grande  erreur  que  devoir,  comme  M.  François-Victor 
Hugo,  la  première  mention  d'Auberon  dans  Isaïe  le  Triste,  bien 
postérieur  à  Iluon  de  Bordeaux,  auquel  il  fait  allusion.  Au  reste, 
comme  l'a  déjà  dit  M.  Guessard,  la  note  6  de  M.  F.  Hugo  sur  le 
Songe  d'une  nuit  d'été,  dans  sa  traduction  de  Shakspeare,  est  pleine 
d'erreurs. 


HUON    DE    BORDEAUX.  91 

de  Huon,  reparaît  dans  d'autres  poèmes  assez  souvent 
pour  faire  conjecturer  que  c'est  un  nom  de  lutin  déjà 
connu  qu'a  adopté  la  fantaisie  de  l'auteur  de  Huon  (1). 
Cependant  il  est  bien  probable  qu'il  faut  voir  une  véri- 
table imitation  de  ce  dernier  dans  le  roman  de  Gaii- 
frey  (2),  où  Malabron,  qui  n'est  plus  en  rapport  avec 
Auberon,  joue  un  rôle  qui  rappelle  assez  celui  du 
roi  de  féerie,    et  plus  encore  celui  d'Elberich  dans 
Ortnit  (3),  à  l'égard  du  géant  Robastre.  Ce  poème  a 
trop  peu  d'intérêt  pour  que  j'en  donne  une  idée;  je 
dirai  seulement  que  ce  qui  indique  le  plus  clairement 
l'imitation,    c'est  que   Malabron,  dans  Gaitfrey,  est 
représenté,  sinon  comme  un  a  luiton  de  mer  »,  du 
moins  comme  pouvant  prendre  la  forme  d'un  poisson, 
et  qu'il  transporte  Robastre  sur  son  dos  et  plonge  pour 
rechercher  sa  massue,  exactement  comme  le  Mala- 
bron de  Huon,  transporte  à  deux  reprises  le  héros 
du  poème,  et  plonge  pour  rechercher  les  joyaux  d'Au- 
beron. 


(1)  Voy.  entre  autres  le  roman  en  prose  à'Oger  le  Danois  et  les 
dernières  branches  qui  concernent  Renouart  dans  le  cycle  de  Guil- 
laume au  court  nez. 

(2)  Publié  dans  la  même  collection  que  Huon  de  Bordeaux.  Voy. 
la  Préface,  p.  x. 

(3)  Ce  rapprochement  est  des  plus  intéressants  :  Malabron  est  en 
effet  le  père  de  Robastre  et  s'amuse  à  le  terrasser  en  luttant  avec 
lui,  exactement  comme  faitElberich  avec  Ortnit,  dont  il  est  le  père. 
Cet  épisode  nous  conserve  sans  doute  la  forme  la  plus  ancienne  des 
relations  entre  Auberon  et  Huon  (voy.  plus  haut). 


92  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

Certains  épisodes  de  Huon  ont  aussi  passé  dans 
d'autres  compositions:  ainsi  l'aventure  du  fils  de  Seguin 
et  de  Chariot  se  retrouve  à  peu  près  textuellement  dans 
le  roman  de  Mélushie,  par  Jehan  d'Arras  (1).  Les  objets 
enchantés  qu'Auberon  donne  à  son  protégé  lui  ont 
aussi  été  empruntés  pour  d'autres  récits,  si  toutefois 
ils  n'étaient  pas  déjà  de  droit  commun;  je  rappellerai 
seulement  le  joli  conte  du  ménétrier  dont  le  violon 
ou  du  herger  dont  la  flûte  fait  danser  tous  ceux  qui 
l'entendent,  dans  tant  de  contes  de  tout  pays  ;  quant 
au  hanap,  ses  deux  propriétés  ont  été  séparées  :  entant 
qu'inépuisable,  il  a  fourni  le  sujet  d'une  foule  de  récils 
enfantins,  et  a  fini  par  voir  réaliser  ses  prestiges  dans 
la  fameuse  bouteille  de  Robert-Houdin  ;  en  tant  qu'ac- 
cessible seulement  à  certaines  personnes,  il  a  donné 
comme  dernière  transformation  un  conte  de  La  Fon- 
taine (dont  il  a  fait  ensuite  une  comédie),  la  Coupe 
enchantée^  de  laquelle  le  vin  s'enfuit,  il  est  vrai,  pour 
une  tout  autre  raison  que  pour  un  péché  mortel  du 
buveur  (2). 

Mais  le  poème  lui-même,  dans  son  intégrité,  a  eu 
un  long  et  légitime  succès.  La  version  en  prose,  faite 
au  xv^  siècle,   n'a    cessé    de   se  réimprimer  depuis 

(1)  p.  87-90  de  l'édition  elzévirienne. 

(2)  [A  vrai  dire,  le  conte  de  la  corne  à  boire  ou  de  la  coupe  qui 
sert  à  éprouver  la  vertu  des  femmes  parait  un  thème  originaire- 
ment différent  et  plus  ancien.  S'il  y  a  emprunt,  il  pourrait  bien  être 
du  fait  de  l'auteur  de  Huon.] 


HUON    DE    BORDEAUX.  93 

ce  temps  avec  des  altérations  plus  ou  moins  grandes, 
et  M.  Guessard  en  a  signalé  une  édition  de  1860.  On 
découpa  plus  tard  ce  sujet  en  scènes,  ni  plus  ni  moins 
qu'un  moderne  roman  de  cape  et  d'épée,  et  on  jouait 
avec  succès  en  1557  le  Mystère  de  Eiion  de  Bordeaux. 
En  1593,  la  troupe  de  Shakspeare  représenta  à  Londres 
une  pièce  anglaise  sur  le  même  sujet,  faite  probable- 
ment d'après  la  traduction  du  roman  français  en  prose 
donnée  vers  le  milieu  du  xvi^  siècle  par  lord  Ber- 
ners,  et  devenue  rapidement  très  populaire.  On  sait  le 
rôle  charmant  que  Shakspeare  lui-même  a  fait  jouer  à 
Oberon  dans  le  Songe  d'une  nuit  détè\  mais  le  carac- 
tère qu'il  a  donné  au  roi  de  féerie,  ainsi  que  son  union 
avec  Titania,  sont  des  inventions  étrangères  au  person- 
nage primitif  :  Shakspeare  s'est  inspiré  de  Spenser, 
pour  peindre  les  aériennes  figures  de  ses  génies,  beau- 
coup plus  que  de  noire  roman  (1). 

Au  xviii'  siècle,  M.  de  Tressan  donna  de  Huon  de 
Bordeaux^  d'après  le  texte  en  prose  du  xv'  siècle,  un 
extrait  où  il  eut  le  bon  goût  de  ne  comprendre  que  la 
première  partie  [Bibliothèque  des  romans,  avril  1778). 
C'est  d'après  cet  extrait,  «  aussi  libre  que  gracieux  », 
que  Wieland  composa  son  poème  d' Oberon,  la  der- 
nière transformation  de  notre  chanson  de  geste. 

(1)  Spenser  n'a  fait  que  nommer  Oberon  ;  mais  c'est  lui  qui  semble 
avoir  créé  le  personnage  de  Titania,  qui  chez  lui  est  la  seule  reine 
de  l'empire  féerique. 


94  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  j^GE. 

M.  Saint-Marc  Girardin   a  consacré  à  la  compa- 
raison de  Huon  de  Bordeaux  et  d'Oberon  un  des  plus 
spirituels  chapitres  de   son  spirituel  Cours  de  litté- 
rature dramatique  (J).    Il  n'hésite  pas   à  préférer  le 
roman   français,    bien    qu'il    n'ait   pu  le   connaître 
qu'en  prose,  et  à  mettre  Esclarmonde  fort  au-dessus 
de   Rezia.    Sans   discuter   ici   cette   opinion,  que  je 
partage  du  reste  dans  le  fond,  tout  en  l'appuyant  sur 
des  motifs  un  peu  différents,  je  trouve  que  M.  Saint- 
Marc  Girardin  a  traité  bien  sévèrement  le  poème  de 
Wieland,  qui  est  également  dédaigné  en  Allemagne 
plus  qu'il  ne  le  mérite  (2),  et  qui  est  resté  populaire 
en  Angleterre,  grâce  à  la  charmante  traduction  de 
Sotheby  (3).  C'est  sans  contredit  une  fort  agréable 
lecture,  et  les  additions  que  le  poète  allemand  a  faites  à 
son  sujet  ne  sont  pas  toujours  mauvaises  :  ainsi  l'épi- 
sode du  séjour  des  deux  amants  dans  l'île  oii  les  a  jetés 
leur  naufrage  me  paraît  intéressant  et  gracieux,  bien 
que  l'ermite  qu'ils  y  rencontrent  ait  un  peu  trop  lu 
Jean-Jacques  Rousseau.  Wieland  a  porté  là  à  sa  per- 
fection le  style  aisé  et  pur  qui  le  distingue  ;  il  a  tiré,  en 
somme,  un  heureux  parti  de  son  sujet,  et  on  ne  peut 
guère  lui  reprocher  que  d'avoir  traité  ce  sujet-là;  car 


(1)T.  m,  p.  235. 

(2)  [Si  cela  était  vrai  en  1861,  cela  a  cessé  de  Têtre  aujourd'hui]. 

(3)  C'est  d'après  cette  traduction  qu'a  été  fait  le  libretto,  originai- 
rement anglais,  de  VOberon  de  Weber. 


HUON  DE  BORDEAUX.  95 

les  qualités  qu'il  lui  a  fait  perdre  et  que  regrette 
M.  Saint-Marc  Girardin,  la  naïveté,  la  candeur,  Viticon- 
science  (qu'on  me  passe  le  mot)  de  l'auteur  et  des  per- 
sonnages, ces  qualités  ne  pouvaient  se  retrouver  dans 
l'œuvre  d'un  poète  du  xviif  siècle  :  elles  appartiennent 
exclusivement  au  premier  âge  des  littératures.  La 
question  serait  donc  de  savoir  s'il  est  bon  en  général 
d'imiter  et  de  chercher  à  rajeunir  les  anciens  sujets,  et 
si  en  particulier  les  traditions  poétiques  du  moyen  âge 
contiennent  une  matière  épique  qu'il  soit  encore  pos- 
sible d'exploiter. 

Pour  être  convenablement  résolue,  cette  question 
demanderait  à  être  traitée  à  part  et  exigerait  des  déve- 
loppements que  je  ne  puis  lui  donner  ici.  Il  est  temps 
de  clore  cette  étude,  qui  peut-être  a  semblé  trop  longue 
et  qui  est  cependant  bien  incomplète  encore.  Je  me  suis 
un  peu  étendu  sur  les  sources  du  poème,  parce  que 
le  sujet  n'avait  été  qu'effleuré  par  les  savants  éditeurs 
de  Huon  de  Bordeaux;  j'ai  fait  plus  rapidement 
l'histoire  des  imitations  et  modifications  de  l'œuvre 
du  xii^  siècle,  parce  que  leur  préface  contient  là- 
dessus  de  longs  et  curieux  détails.  Je  terminerai  en 
exprimant  le  vœu  que  la  grande  œuvre  entreprise  par 
M.  Guessard  puisse  être  menée  à  bonne  fin;  tous  les 
amis  de  notre  ancienne  littérature  le  souhaitaient  déjà 
vivement  avant  qu'elle  eût  reçu  un  commencement 
d'exécution  ;  ils  ne  peuvent  que  le  désirer  plus  encore^ 


96  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGfî:. 

à  présent  que  cinq  volumes  parus  ont  pu  les  convaincre 
du  soin,  de  l'intelligence  et  de  la  conscience  apportés 
à  l'exécution  de  cette  tâche,  laborieuse  à  la  vérité, 
mais  utile,  et  qui  n'est  ni  sans  agrément  ni  sans 
gloire  (1). 

(1)  [La  collection  dont  il  s'agit  n'a  pas  été  poussée  plus  loin  que  le 
X*^  volume  ;  mais  on  sait  que  depuis,  en  France  et  en  Allemagne, 
on  a  remis  au  jour  un  grand  nombre  de  nos  anciennes  chansons 
de  geste.] 

Note  ADDITIONNELLE.  —  Depuis  que  cet  article  a  été  écrit,  en  1861, 
il  a  été  fait  d'importantes  recherches  sur  l'œuvre  qui  en  est  le  sujet. 
On  a  trouvé  la  trace  d'un  poème  plus  ancien  sur  Huonde  Bordeaux, 
dans  lequel  il  tuait,  non  le  fils  de  l'empereur,  mais  un  simple 
comte,  et  était  de  ce  fait  obligé  de  s'enfuir  en  Italie,  où  il  avait  des 
aventures  tout  autres,  et  beaucoup  moins  merveilleuses,  que  celles 
que  raconte  notre  chanson.  D'autre  part,  M.  Longnon  a  prouvé  que 
le  meurtre  de  Chariot  avait  pour  origine  le  meurtre  de  Charles,  fils 
de  Charles  le  Chauve,  accompli  dans  des  circonstances  presque 
pareilles  par  un  certain  Aubouin,  qui  prit,  comme  Huon,  le  chemin 
de  l'exil.  La  partie  historique  du  sujet,  que  j'ai  à  peu  près  laissée 
de  côté,  aurait  donc  pu  être  traitée  d'une  façon  très  intéressante. 
—  Mon  opinion  sur  les  rapports  d'Auberon  avec  Alberich  et  Albérica 
été  généralement  acceptée.  Ne  voulant  pas  entrer  dans  les  détails, 
je  renvoie  à  un  article  du  cahier  d'avril  1900  de  la  Romania.  —  On 
me  permettra  de  rappeler  que  je  viens  de  publier,  à  la  librairie 
Didot,  une  traduction  de  Huon  de  Bordeaux  destinée  à  la  jeunesse, 
et  accompagnée  de  belles  illustrations  d'Orazi.  La  préface  contient 
une  appréciation  littéraire  du  poème. 


AUGASSIN  ET  NIGOLETTE 


Malgré  les  efforts  et  les  protestations  d'une  érudition 
souvent  plus  enthousiaste  que  critique,  la  poésie  du 
moyen  âge,  prise  dans  son  ensemble,  reste  inconnue 
au  public  même  lettré.  Le  goût  de  notre  temps  pour 
l'histoire  a  remis  en  faveur  ceux  de  nos  anciens  chro- 
niqueurs qui  sont  les  témoins  sincères  de  grands  évé- 
nements; mais  ni  le  caractère  national  de  l'épopée,  ni 
l'importance  de  la  chanson  d'amour  dans  l'histoire  de 
la  httérature  européenne,  ni  la  galanterie  aventureuse 
du  romanbreton ,ni  même  la  joyeusetépiquante  du  conte 
n'ont  pu  déterminer  dans  la  masse  des  lecteurs  assez 
de  curiosité  pour  leur  faire  aborder,  je  ne  dis  pas  les 
textes,  mais  les  traductions  ou  les  arrangements  qu'on 
a  faits  exprès  pour  eux.  Un  seulde  nos  anciens  poèmes, 
la  Chanson  de  Roland^  grâce  à  sa  valeur  tout  à  fait 
exceptionnelle  et  au  zèle  passionné  de  son  dernier  édi- 
teur, a  su  rompre  le  charme,  et  se  faire  connaître  au 
moins  de  nom  à  tous  et  de  fait  à   un  grand  nombre. 


98         POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

Celle  indifférence  ne  résistera  pas  sans  doute  indéfi- 
niment aux  assauts  qui  lui  sont  livrés.  Elle  est,  il  faut 
le  dire,  expliquée  par  bien  des  causes,  et  jusqu'à  un 
certain  point  justifiée  par  quelques-unes.  Elle  ii'en  est 
pas  moins  excessive  et  peu  honorable  pour  le  public, 
qui,  trop  porté  à  ne  rechercher  dans  ses  lectures  que 
le  plaisir  facile,  dédaigne   non   seulement  l'instruc- 
tion qu'il  trouverait  abondamment  dans  l'ancienne 
littérature  de  la  France,  mais  même  les  jouissances 
réelles  qu'il  en  tirerait  après  quelque  étude.  S'il  est 
une  production  de  l'art  de  nos  pères  qui  mérite  de  faire 
exception  à  la  règle  et  qui  ait  le  droit  de  devenir  véri- 
tablement populaire,  c'est  assurément  celle  qui  fait 
l'objet  de  cette  étude. 

Le  petit  roman  d'Aucassin  et  Nicolette  a  de  bonne 
heure  attiré  l'attention  des  littérateurs.  La  passion 
jeune  et  fraîche  qui  en  est  l'âme,  la  forme  originale  du 
récit,  la  vive  allure  du  style,  frappèrent  les  premiers 
qui  le  lurent  dans  l'unique  manuscrit  qui  nous  l'ait 
conservé.  Quand  on  songe  à  combien  de  chances 
de  deslruction  ce  volume,  écrit  à  la  fin  du  xiii'  siècle, 
a  été  exposé  depuis  lors,  on  bénit  le  hasard  qui  nous 
permet  de  jouir  encore  du  a  doux  chant  »  et  du  «  beau 
dit  »  qui  ont  charmé  nos  pères.  Si  le  manuscrit  fran- 
çais 2168  de  la  Bibliothèque  Nationale  n'avait  pas  eu 
un  bonheur  qui  n'a  pas  été  donné  à  bien  d'autres  livres 
plus  beaux  et  plus  faits  pour  être  préservés,  nous  ne 


AUCASSIN    ET    NICOLETTE.  99 

nous  douterions  pas  de  Texistence  d'Aiicassin  et  Nico- 
lette  ;  car  aucun  texte  ancien  n'en  fait  mention,  et  nulle 
autre  production  de  notre  ancienne  poésie  ne  saurait 
nous  en  donner  une  idée.  La  plate  imitation  qu'en  a 
faite  l'auteur  d'une  des  suites  de  Huon  de  Bordeaux  (1) 
nous  aurait  fourni  quelques-uns  des  faits  du  roman; 
mais,  ainsi  détachés  de  l'ensemble,  ils  n'auraient  aucu- 
nement attiré  notre  attention,  et  d'ailleurs  ils  ont  perdu 
presque  tout  leur  attrait  en  perdant  leur  forme  pre- 
mière. 

Cette  forme  est  digne  d'attention  à  tous  les  points  de 
vue.  L'auteur  à'Aucassiii  a  donné  lui-même  à  son 
œuvre  le  nom  de  chantefable,  qui  ne  se  retrouve  nulle 
part  dans  la  littérature  française  (2),  et  qui  ne  peut 
s'appliquer  à  aucune  autre  composition  qu'à  la  nôtre. 
Il  désigne  en  effet  ce  mélange  de  prose  et  de  vers,  de 
morceaux  où  Ton  chante  et  de  morceaux  oii  l'on  dit  et 
conte  et  fable  qui  caractérise  notre  seul  roman.  L'exis- 
tence même  de  ce  nom,  que  l'auteur  n'a  pas  dû 
fabriquer,  implique  celle  de  tout  un  genre,  dont  cet 
échantillon  nous  est  seul  parvenu.  Les  chantefables  se 
débitaient  en  public,  et  étaient  vraisemblablement 
exécutées  par  plusieurs  personnes  :  c'est  au  moins  ce 

(1)  [Voy.  ci-dessus,  p.  89.  Elle  a  été  imprimée  par  M.  Schweigel, 
Marbourg,  1896.] 

(2)  L'italien  a  canta/'afo/a,  dans  un  sens  il  est  vrai,  assez  différent; 
mais  il  est  possible  qu'autrefois  ce  mot  ait  désigné  la  même  chose 
que  le  mot  français. 


100  POÈMES    ET    LÉPxENDES   DU    MOYE?i   AGE. 

qui  semble  résulter  pour  la  nôtre  de  l'emploi  du  pluriel 
en  tête  des  morceaux  de  prose  :  Or  client  et  content  et 
fablent.  Mais  il  est  clair  qu'au  besoin  un  seul  «  jon- 
gleur »  pouvait  se  charger  et  de  réciter  la  prose  et  de 
chanter  les  vers.  Ceux-ci  étaient  chantés  avec  l'accom- 
pagnement de  la  vielle  ou  grand  violon,  comme  les  vers 
des  chansons  de  geste.  Ils  se  groupent  comme  eux  en 
laisses  ou  séries  plus  ou  moins  longues  sur  la  même 
rime  ou  assonance  (1).  Dans  notre  poème,  c'est  l'asso- 
nance qui  est  employée,  ce  qui  lui  assure  une  assez 
haute  antiquité  et  ne  permet  guère  en  tous  cas  de  le 
faire  descendre  plus  bas  que  la  fin  du  xif  siècle.  Les 
assonances,  seuls  témoins  irréfragables  de  la  pronon- 
ciation du  poète,  —  car  les  copistes  successifs  ont  pu 
modifier  gravement  les  autres  parties  de  l'ouvrage,  — 
nous  engagent,  par  le  tableau  des  sons  qu'elles  nous 
présentent,  à  remonter  sans  doute  un  peu  plus  haut, 
et  permettent  de  regarder  le  poète  comme  un  contem- 
porain de  Lous  VII  plutôt  que  de  Philippe  II. 

La  forme  de  ces  laisses  monorimes  n'est  pas  com- 
mune. Ce  sont  les  seules  que  nous  connaissions,  dans 
toute  notre  ancienne  poésie,  dont  les  vers  ne  comptent 
que  sept  syllabes  :  ce  rythme  léger  et  un  peu  haletant 
ne  laisse  pas  de  place  aux  formules  banales  qui  enva- 
hissent si  facilement  les  vers  de  dix  ou  douze  syllabes 

(1)  On  sait  que  l'assonance  ne  porte  que  sur  la  voyelle  tonique, 
tandis  que  la  rime  comprend  les  consonnes  qui  la  suivent. 


AUCASSIN    ET    MCOLETTE.  101 

alignés  en  longues  files,  et  se  prêle  à  merveille  aux 
vives  peintures  ou  aux  monologues  passionnés.  La  laisse 
se  termine  par  un  vers  de  qualre  syllabes,  dépourvu 
-de  rime,  à  finale  toujours  féminine  :  un  petit  vers  ana- 
logue, termine  les  laisses  d'un  certain  nombre  de  nos 
anciennes  chansons  épiques  ;  mais  il  a  six  syllabes,  ce 
qui  se  comprend,  puisqu'il  vient  à  la  suite  de  décasylla- 
bes ou  d'alexandrins.  Au  reste,  la  fonction  de  ce  vers 
c(  orphelin  »  est  la  même  dans  les  deux  cas  :  elle  est  toute 
musicale  ;  il  s'agit  de  terminer  par  une  chute  bien  mar- 
quée la  série  des  vers  chantés  sur  la  même  mélodie. 

Le  manuscrit  nous  a  conservé  la  notation  musicale 
des  deux  premiers  vers  de  chaque  laisse  ainsi  que  du 
petit  vers  qui  la  termine.  Cette  particularité  est  pré- 
cieuse parce  qu'elle  nous  fournit  quelque  lumière  sur 
la  musique  ou  plutôt  la  mélopée  qui  accompagnait  les 
chansons  de  geste,  dont  aucun  manuscrit  n'est,  comme 
le  noire,  accompagné  de  notes.  Le  chant  ainsi  noté 
nous  semble  d'ailleurs  n'avoir  rien  de  particulièrement 
«  doux»,  ni  même  rien  qui  le  distingue  de  la  simplicité 
monotone  où  nous  paraissent  enveloppés  tous  les 
chants  de  la  même  époque.  Nos  pères  y  distinguaient 
certainement  des  nuances  que,  plus  exercés,  nous 
arriverons  peut-être  un  jour  à  sentir. 

Cette  musique,  notre  auteur  l'avait  sans  doute  com- 
posée lui-même  comme  il  avait  fait  les  vers  et  la  prose 
de  la  chantefable.  Il  est  même  probable  qu'il  l'exécu- 


102  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU    MOYExN  AGE. 

lait  aussi,  soit  qu'il  fût  seul,  soit  qu'il  fût  accompagné 
de  sa  femme,  comme  le  jongleur  qui  nous  parle  si 
naïvement  dans  le  plus  ancien  manuscrit  de  Huon 
de  Bordeaux.  Il  nous  a  dépeint  son  attirail  en  nous 
représentant  Nicolette  qui  s'habille  en  ménestrel. 
11  s'en  allait  sans  doute  de  même  vielant  par  le  pais  et 
demandant  aux  châteaux  et  aux  bonnes  villes  de  payer 
courtoisement  le  plaisir  qu'il  leur  apportait. 

On  a  hésité  sur  la  patrie  qu'il  y  a  le  plus  de  vraisem- 
blance à  assigner  à  notre  poète.  Le  manuscrit  est  rempli 
de  formes  artésiennes  (mêlées  à  des  formes  «  fran- 
ciennes  »  plus  rares),  mais  cela  ne  prouve  rien, puisque 
nous  ne  savons  pas  par  quelles  mains  l'ouvrage  apassé  ; 
certains  traits  des  assonances  semblent  indiquer  l'est  du 
domaine  de  la  langue  d'oïl;  l'allure  précise  et  la  grâce 
sautillante  du  style  font  penser  à  ces  charmants  récits 
historiques,  postérieurs  d'un  demi-siècle  au  moins, 
qu'on  attribue  à  un  ménestrel  de  Reims.  Les  plus 
grandes  chances  sont  toutefois  pour  l'Artois,  probable- 
ment pour  Arras  même,  où  il  y  avait  une  vie  poétique  si 
intense,  et  où  Jean  Bodel  et  Adam  de  la  Halle  compo- 
saient, au  xiif  siècle,  des  œuvres  dont  quelques-unes 
ne  sont  pas  sans  analogie  avec  la  nôtre. 

Pourquoi  la  scène  est-elle  en  Provence,  et  non  dans 
la  France  du  nord?  Uniquement  sans  doute  à  cause  de 
l'éloignementmême,  et  pour  avoir  déprime  abord  un 
point  de  départ  un  peu  exotique  avant  de  s'embarquer 


AUCASSIN   ET    NICOLETTE.  103 

pour  les  pays  aventureux  de  Torelore  et  de  Garthage. 
L'auteur  savait  d'ailleurs  fort  peu  de  chose  de  ce  pays 
011  il  place  ses  héros.  Il  élabht  de  sa  propre  autorité 
Garin  et  Aucassin  comtes  de  Beaucaire,  qui  n'a  jamais 
été  un  comté;  il  met  aux  portes  de  Beaucaire  une 
grande  forêt  de  neuf  cents  lieues  carrées,  où  rôdent 
les  Hons  à  côté  des  sangliers  ;  le  château  de  Beau- 
caire est  d'ailleurs  sur  le  bord  de  la  mer,  et  les 
gens  du  pays  pratiquent  le  métier  jadis  commun  de 
pilleurs  d'épaves  ;  c'en  est  assez  pour  nous  prouver 
que  ce  roman,  d'une  forme  si  française,  n'est  pas, 
ainsi  qu'on  l'a  supposé,  une  traduction  du  provençal, 
et  même  pour  enlever  toute  vraisemblance  à  l'idée  que 
l'auteur  eût  visité  lui-même  la  Provence  et  en  ait  fixé 
le  souvenir  dans  son  récit.  Mais  ce  récit^  où  l'a-t-il 
pris?  C'est  ce  qu'il  faut  toujours  se  demander  pour  les 
conteurs  du  moyen  âge,  qui  n'inventent  guère  de  toutes 
pièces.  On  est  tenté  d'y  voir  un  des  exemples  de  la 
pénétration  en  Occident,  à  cette  époque,  des  fictions 
des  romanciers  grecs.  Une  princesse  enlevée  par  des 
pirates,  amenée  à  la  cour  d'un  roi  ou  d'un  prince  loin- 
tain, inspirant  au  fils  de  ce  roi  une  passion  ardente, 
chassée  par  le  roi  qui  persuade  à  son  fils  qu'elle  est 
morte,  mais  suivie,  rejointe,  reperdue  par  lui,  et  arri- 
vant enfin,  après  mille  traverses,  à  retrouver  sa  famille 
illustre  et  à  partager  le  trône  avec  son  amant,  c'est 
bien  là  un  cadre  de  roman  byzantin.  Mais  c'est  aussi 


104  P0Ê3IES  ET   LÉ&ENDES    DU    MOYEN    AGE. 

le  cadre  de  nombreuses  fîclions,  nées  dans  un  Orient 
plus  éloigné,  qui  avaient  du  reste  déjà  fourni  leurs 
premiers  thèmes  aux  romanciers  grecs,  et  qui 
paraissent  avoir,  de  bien  loin,  transmis  le  nôtre  à 
notre  conteur. 

On  a  remarqué  il  y  a  longtemps  que  ce  cadre  est  à 
peu  près  le  même  que  celui  du  poème  français  de 
Floire  et  Blanchefleiu\  dont  nous  possédons  deux 
rédactions  du  xn^  siècle.  En  effet,  Floire  et  Blanche- 
fleur  d'un  côté,  Aucassin  et  Nicolette  de  l'autre,  sont 
sans  doute  les  représentants  du  même  couple  amou- 
reux, qui  a  changé  de  noms  dans  son  long  voyage .  Je  ne 
sais  où  notre  poète  a  pris  ceux  qu'il  donne  à  ses  héros  : 
celui  de  Nicolette  est  grec  d'origine,  et,  grâce  à  saint 
Nicolas,  qui  marie  les  filles,  était  de  bonne  heure 
devenu  famiher  en  France;  mais  Aucassin'^  Nous  ne 
trouvons  ce  nom  nulle  part,  et  nous  n'en  découvrons  pas 
l'origine  (1).  Quoi  qu'il  en  soit  du  modèle  premier  de 
notre  chantefable,  elle  n'en  a  gardé  que  peu  de  chose. 
J 'ai  presque  tout  indiqué  en  en  traçant  le  cadre  général . 
Ce  cadre  même  était  sans  doute  arrivé  incomplet  au 
conteur  français;  il  l'a  rempli  à  sa  façon,  et  il  n'a  pas 
fait  preuve  d'une  invention  heureuse  ou  féconde.  Les 


(l)[0n  areconnu  avec  grande  vraisemblance  dans  Aucassin\Q  nom 
arabe  Alkaçin,  fréquent  notamment  en  Espagne,  et  cela  induit  à 
penser  que  le  fonds  de  notre  roman,  comme  deF/oire  et  Blanchefleur , 
nous  est  venu  des  Arabes  d'Espagne.] 


AUCASSIN  ET    NICOLETTE.  105 

aventures  de  nos  amoureux,  une  fois  qu'ils  ont  quitté 
leur  pays,  sont  si  plates  et  insignifiantes  que  plus  d'un 
traducteur  les  a  supprimées.  Le  dénouement  est  assez 
agréable,  bien  que  raconté,  comme  toute  la  seconde 
partie  du  roman,  avec  une  précipitation  visible;  mais 
il  ne  vient  ni  de  la  source  orientale  ni  de  l'imagination 
de  l'auteur  :  il  est  emprunté  au  beau  poème  de  Bovon 
crBanstone,  oii  Josiane  s'habille  en  jo7igleresse  et 
retrouve  aussi  son  amant  en  lui  chantant  ses  propres 
aventures.  Toute  la  fin,  à  part  ce  morceau,  est  si 
hâtive,  si  peu  intéressante,  si  dissemblable  de  la  pre- 
mière partie,  qu'on  serait  tenté  de  se  demander  si  elle 
n'est  pas  d'une  autre  main;  les  vers  aussi  sont  secs  et 
sans  charme.  C'est  cependant  fort  peu  probable  : 
l'auteur  s'est  dépêché  d'en  finir,  parce  qu'il  avait  sans 
doute  oubhé  la  fin  de  l'histoire  (elle  est  bien  différente 
dans  Floire  et  Blanche  fleur),  et  surtout  peut-être  parce 
qu'elle  ne  l'amusait  plus.  Son  talent  particuher  était 
dépeindre  des  détails  à  la  fois  réels  et  pittoresques,  de 
rendre  les  élans  primesautiers  du  sentiment  dans  des 
cœurs  jeunes  et  naïfs,  de  noter  le  rythme  et  le  ton  de 
l'entretien  familier.  Les  aventures  extraordinaires,  les 
grands  combats,  les  lointains  voyages  n'étaient  pas  son 
fait.  Il  en  trouvait  dans  sa  «  matière  »,  et  c'était  le  goût 
de  son  temps;  mais  il  a  traité,  même  dans  le  commen- 
cement de  son  ouvrage,  cette  partie  du  sujet  avec  une 
visible  négligence. 


106        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

En  revanche,  il  a  exécuté  les  parlies  qui  lui  plaisaient 
avec  un  art  dont  le  fini  étonne  dans  sa  naïveté.  On  ne 
trouve  guère  dans  la  littérature  du  moyen  âge,  si 
féconde  en  banales  descriptions,  des  impressions  ren- 
dues avec  autant  de  charme  et  de  vérité  :  la  douce 
nuit  de  mai  par  laquelle  Nicolette  quitte  sa  prison, 
l'ombre  de  la  vieille  tour  oii  elle  se  blottit  pendant 
qu'arrive,  le  long  de  la  rue  éclairée  par  la  lune,  la 
troupe  des  hommes  armés,  portant  leurs  glaives  nus 
sous  leurs  manteaux;  la  «  loge  »  fleurie  que  Nico- 
lette construit  a  de  ses  blanches  mains  )>  et  à 
travers  laquelle  Aucassin  regarde  les  étoiles,  forment 
des  tableaux  pleins  d'une  charmante  poésie.  Quoi 
de  plus  fin,  d'autre  part,  de  plus  élégant  que  la  pein- 
ture de  Nicolette  s'avançant  dans  le  jardin,  relevant 
sa  robe  pour  la  rosée?  quoi  de  plus  brillant  que  son 
apparition  subite  aux  bergers,  qui  illumine  tout  le 
bois?  quoi  de  plus  charmant  que  la  fuite  des  deux 
amoureux,  quand  Aucassin,  ayant  a  entre  ses  bras  ses 
amours,  devant  lui  sur  son  arçon  » ,  chevauche  si  insou- 
cieux à  travers  le  vaste  monde?  Tout  cela  est  non 
seulement  vu,  mais  senti  et  rendu  par  un  véritable 
artiste. 

Avec  ce  sentiment  vif  et  profond  des  beautés  natu- 
relles, l'auteur  avait  un  œil  et  une  oreille  singulière- 
ment aptes  à  saisir  la  réalité  familière  et  populaire. 
Le  bon  cœur  de  la  «  guette  »  de  la  tour,  la  gaieté  des 


AUCASSIN    ET    NICOLETTE.  107 

bergers  mangeant  leur  pain  sur  l'herbe,  leur  gaucherie, 
la  grosse  malice  de  celui  qui  est  plus  «  emparlé  »  que  les 
autres,  sont  touchés  avec  une  vérité  pleine  de  finesse. 
Le  discours  du  bouvier  est  fort  remarquable  :  aux 
malheurs  plus  ou  moins  imaginaires  de  son  héros, 
Fauteur  oppose  tout  à  coup  la  vraie  souffrance,  la  dure 
condition  des  misérables,  leur  résignation  presque  stu- 
pide,  mais  qui  doit  donner  à  réfléchir  aux  puissants. 
Le  bouvier  ne  peut  comprendre  qu'Aucassin  pleure, 
puisqu'il  est  riche  :  n'est-ce  pas  encore  ainsi  que  pen- 
sent les  gens  du  peuple?  Le  trait  de  la  vieille  mère  de 
■'>ce  rustre,  pour  laquelle  il  a  une  tendresse  si  vraie,  va 
droit  au  cœur,  et  c'est  chose  rare  dans  la  littérature 
de  ce  temps-là,  qui  échappe  si  difficilement  au  cadre 
d'un  petit  nombre  de  sentiments  toujours  les  mêmes, 
souvent  faux  ou  au  moins  convenus. 

Les  dialogues  sont  des  chefs-d'œuvre  à  la  fois,  si  on 
peut  le  dire,  de  naturel  et  de  convention.  Certaines 
formules  qui  y  reviennent  sans  cesse,  quand  l'occasion 
s'en  présente,  leur  donnent  quelque  chose  d'antique 
et  presque  d'homérique;  d'autre  part,  pour  la  préci- 
sion, la  grâce  et  la  vivacité  des  tournures,  ils  nous 
offrent  assurément  la  fleur  de  la  langue  parlée  au 
temps  d'Aliénor  de  Poitiers.  C'a  été,  à  toutes  les  épo- 
ques oii  notre  littérature  a  jeté  de  l'éclat,  son  triomphe 
particulier  que  le  dialogue  simple,  spirituel,  légère- 
ment ému,  souple,  ironique  ou  passionné  :  je  ne  crains 


108        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

pas  de  dire  que  les  meilleures  pages  que  le  français 
moderne  a  produites  en  ce  genre  ne  l'emportent  pas 
sur  les  bons  morceaux  de  notre  vieille  chantefable. 

11  faut  dire  enfin  ce  qui  fait  avant  tout  l'attrait  et  le 
mérite  de  ce  petit  roman  :  la  peinture  naïve  et  ardente 
de  l'amour  jeune,  innocent  parce  qu'il  ne  sépare  pas  le 
désir  de  la  tendresse,  au-dessus  de  toutes  les  considé- 
rations parce  qu'il  se  croît  éternel,  enfantin, passionné, 
absurde  et  divin.  On  a  dit  non  sans  raison  que  l'auteur 
semblait  parfois  se  moquer  de  son  héros  ;  mais  il  s'en 
moque  comme  tel  personnage  de  Molière  se  moque  des 
transports  qu'il  n'en  a  pas  moins  ressentis  ou  qu'il 
voudrait  ressentir  encore.  Il  avait  certainement 
connu  les  mouvements  divers,  les  bonds  imprévus, 
les  enfantillages,  les  rêveries,  les  désespoirs  et  les 
ivresses  de  l'amour  qu'il  a,  d'un  trait  sûr  et  délicat,  si 
naïvement  exprimé.  Il  se  disait  bien  que  c'était  là  une 
folie,  mais  il  né  voyait  rien  de  sensé  qui  la  valût;  il  se 
complaisait  à  retracer  ces  émotions  enchanteresses, 
bien  qu'il  sourît  parfois  lui-même  de  leur  exagération. 
Il  pouvait  dire  sans  doute,  comme  un  aimable  poète, 
qui  chantait  peu  d'années  après  lui  : 

Apris  ai  d'amours  trestot  mon  aag-e  : 
Or  en  sui  plus  fous  qu'au  comencement; 
Mais  je  me  porpens  qu'il  n'en  est  nul  sage, 
Ja  tant  n'en  ara  apris  longement. 


AUCASSIN    ET    jNICOLETTE.  109 

Le  morceau  le  plus  achevé,  à  mon  sens, dans  ce  genre, 
est  l'entretien  des  deux  amoureux  quand  Nicolette  s'est 
arpprochée  du  souterrain  où  elle  a  entendu  Aucassin 
gémir.  Il  est  captif,  elle  est  fugitive  ;  ils  vont  se  séparer 
peut-être  pour  toujours;  ils  s'aiment  à  donner  leur  vie 
l'un  pour  l'autre  ;  il  semble  qu'ils  aient  à  se  dire  mille 
choses  d'une  importance  capitale,  et  cependant  les 
voilà,  elle  appuyée  sur  sou  pilier,  lui  dans  le  fond  de 
sa  prison,  qui  se  disputent  délicieusement  pour  savoir 
lequel  des  deux  aime  mieux  l'autre.  Cela  ne  rappelle- 
t-il  pas  cette  admirable  scène  de  Tartufe^  que  Dorine 
clôt  en  s'écriant  : 

A  vous  dire  le  vrai,  les  amants  sont  bien  fous? 

Les  amoureux  du  xif  siècle  et  ceux  du  xvif  ne  parlent 
pas  le  même  langage,  mais  ils  disent  bien  les  mêmes 
choses. 

L'excès  de  l'amour  d'Aucassin  ne  l'amène  pas  seule- 
ment à  négliger  ses  devoirs  de  chevalier,  à  braver  son 
père,  et  plus  lard  à  quitter  pour  une  vie  d'aventure  son 
haut  rang  dans  la  société  :  il  le  pousse  à  briser  même 
le  joug  que  la  religion,  au  moyen  âge,  imposait,  sinon 
aux  actions,  du  moins  aux  pensées.  11  n'y  a  rien  dans 
toute  la  littérature  de  cette  époque  qui  ressemble  à 
l'étonnant  morceau  où  le  fils  du  comte  de  Beaucaire, 
exaspéré  par  la  disparition  de  son  amie,  rejette  les 
espérances  du  paradis  et  les  craintes  de  l'enfer,  et 


410        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

s'écrie, comme  celte  grande  dame  du  xYiif  siècle,  qu'il 
doit  y  avoir  bien  meilleure  compagnie  dans  le  second 
que  dans  le  premier  de  ces  séjours.  Notre  auteur  a  ici 
donné  carrière  à  sa  verve  :  il  devait  suffire  à  Aucassin 
de  dire  qu'il  ne  se  souciait  pas  du  paradis  sans  Nico- 
lette  et  que  l'enfer  lui  plairait  avec  elle  (d'autres  l'ont 
dit  même  au  moyen  âge)  ;  le  reste  est  delà  broderie  du 
conteur,  qui  a  profité  de  cette  occasion  pour  exhaler 
des  sentiments  qu'il  n'aurait  pas  osé  exprimer  en  son 
nom.  On  reconnaît  dans  cet  étrange  dithyrambe  la  haine 
desjongleurs,  desharpeurs,  de  ceux  qui  vivaient  desfêtes 
et  des  tournois,  qui  exploitaient  les  goûts  de  plaisir  et 
souvent  les  vices  des  «  beaux  ducs  »,  des  «  beaux  che- 
valiers »  et  des  «  belles  dames  courtoises  » ,  contre  ces 
«  vieux  prêtres  »  moroses  qui  prêchaient  sans  cesse 
l'abstinence,  le  jeûne  et  l'aumône,  et  faisaient  mainte 
fois  congédier  toute  la  bande  joyeuse  et  affamée  des 
ménestrels.  Il  ne  faudrait  pas  prendre  cette  invective 
à  la  lettre:  c'est  une  boutade  sans  conséquence;  notre 
auteur  ne  se  serait  pas  résigné  si  aisément,  au  fait  et 
au  prendre,  à  la  damnation  éternelle  :  il  parle  ailleurs 
de  «  Dieu  qui  aime  ceux  qui  s'aiment,  »  et  il  comptait 
sans  doute  sur  l'indulgence  de  ce  Dieu-là. 

Le  style  d' Aucassin  et  JSicolelte  offre  un  excellent 
spécimen  de  ce  que  la  langue  française,  bien  maniée, 
pouvait  être  au  xii'  siècle.  11  s'en  faut  que  tous  nos 
anciens  prosateurs  écrivent  aussi  bien.  Qu'on  lise  les 


AUCASSIN    ET  NICOLETTE.  111 

autres  contes  qui  figurent  wvec  Aiicassin  dans  le  même 
volume  de  la  bibliothèque  elzévirienne  :  on  verra  bien 
la  différence.  Ici  la  phrase  n  est  pas  traînante,  ni 
embarrassée  de  mots  inutiles,  ni  empêtrée  dans  des 
constructions  mal  suivies  :  tout  est  vif,  précis  et  clair. 
Ce  qu'il  faut  surtout  remarquer,  c'est  le  rythme  qui 
anime  et  scande  perpétuellement  le  discours.  Cette 
prose  a  été  faite  pour  être  récitée,  presque  jouée, 
et  non  pour  être  froidement  lue  ;  c'est  ce  qui  lui  a 
donné  ses  rares  qualités.  Aussi  en  retrouvons-nous 
d'analogues  dans  des  écrits  en  prose  ayant  la  même 
destination,  comme  les  récits  du  ménestrel  de  Reims, 
ou  le  dit  de  VHerberie  de  Rustebeuf.  On  verra,  en  la 
lisant,  si  l'on  a  le  droit  de  dire  que  notre  ancienne 
langue  était  barbare,  confuse  et  gauche.  Les  temps 
modernes  n'ont  rien  produit  de  meilleur  :  Voltaire  ou 
Musset  auraient  envié  cette  grâce  dégagée  et  cette 
allure  à  la  fois  négligée,  sûre  et  rapide. 

On  peut  donc  recommander  la  lecture  d'^e^cfi^^^i/z  e/ 
Nicolette  à  ceux  qui  doutent  que  notre  vieille  littéra- 
ture ait  produit  de  véritables  œuvres  d'art  et  des 
œuvres  qui  puissent  encore  émouvoir  et  charmer.  Si 
la  Chanson  de  Roland  nous  fait  l'effet  d'un  grand  bas- 
relief  aux  figures  imposantes,  mais  raides  et  un  peu 
farouches,  la  chantefable  diAucassin  ressemble  à  un 
de  ces  délicats  ivoires  où,  dans  des  rinceaux  curieuse- 
ment fouillés,  des  figurines  gracieuses  se  regardent, 


il2        POÈMES  ET  LÉGENDE&  DU  MOYEN  AGE. 

et  se  sourient  avec  des  gestes  à  la  fois  vrais  et  légè- 
rement maniérés.  L'une  et  l'autre  ont  droit  de  figurer 
dans  notre  grand  musée  national,  objets  non  seulement 
de  curiosité  pour  l'archéologue,  mais  d'admiration 
pour  l'artiste  et  de  jouissance  pour  le  spectateur. 

Note  ADDITIONNELLE.  — CeUe  étude  a  été  écrite  pour  servir  de  pré- 
face à  la  traduction  de  Bida,  publiée  en  1878  à  la  librairie  Hachette 
avec  des  eaux-fortes  du  même  et  un  texte  que  j'avais  revu  ;  ce 
volume  est  aujourd'hui  introuvable.  J'en  ai  retranché,  en  la 
revoyant,  ce  qui  concernait  la  traduction  ;  mais  l'étude  elle-même 
a  un  peu  trop  conservé  le  caractère  d'une  préface,  en  ce  qu'elle  sup- 
pose toujours  que  le  lecteur  a  sous  les  yeux  le  texte  dont  il  s'agit. 
Pour  lui  permettre  de  s'y  reporter  et  de  connaître  complètement 
le  petit  chef-d'œuvre  dont  je  ne  donne  dans  ces  pages  qu'une  idée 
superficielle,  j'indiquerai  ici  les  plus  importants  des  nombreux  tra- 
vaux dont  il  a  été  l'objet  dans  ces  dernières  années,  malheureuse- 
ment à  l'étranger  et  non  en  France.  M.  Hermann  Suchier  a  donné, 
en  1878,  juste  en  même  temps  que  moi,  une  édition  du  texte,  destinée 
aux  étudiants,  accompagnée  d'une  excellente  introduction  philo- 
logique et  d'un  glossaire  complet.  Cette  édition  a  obtenu  le  succès 
qu'elle  méritait;  elle  a  eu  trois  réimpressions,  toujours  améliorées. 
M.  Hugo  Brunner  a  eu  le  mérite  de  rapprocher  le  nom  d'Aucassin 
de  l'arabe  Alkaçin  et  a  présenté  sur  l'œuvre  elle-même  d'intéres- 
santes observations.  D'autre  part,  un  savant  anglais,  M.  Bourdillon, 
a  publié  en  1896,  à  Oxford  (Clarendon  Press),  une  reproduction  du 
manuscrit  unique  en  héliotypie,  avec  une  «  translittération  »  qui 
permet  à  chacun  de  le  lire,  et  en  1898  (Londres,  Macmillan)  une 
édition  accompagnée  d'une  longue  introduction,  de  précieux  com- 
mentaires et  d'une  traduction  aussi  élégante  que  fidèle.  Une  autre 
traduction  anglaise  a  été  donnée  par  le  célèbre  critique  Andrew 
Lang.  n  faut  aussi  signaler  la  traduction  allemande  que  le  poète  et 
philologue  allemand,  W.  Hertz,  a  insérée  dans  son  exquis  Spiel- 
mannsbuch  (Stuttgart,  1900),  et  à  laquelle  il  a  joint  de  précieuses 
notes.  L'édition  de  M.  Bourdillon  donne  une  excellente  bibliographie 
du  sujet  jusqu'en  1897  ;  pour  la  compléter,  je  me  permets  de  ren- 
Toyer  à  mon  compte  rendu  de  la  4^  édition  de  M.  Suchier  (Paderborn, 
Schôningh,  1899)  dans  la  Romania  d'avril  1900. 


TRISTAN  ET  ISEUT 


Iseut  ma  drue,  Iseut  m 'amie, 
En  vous  ma  mort,  en  vous  ma  vie  ! 

Le  résumé  qu'on  va  lire  de  la  légende  de  Tristan 
et  d'Iseut  n'a  pour  but  que  de  faciliter  l'intelligence 
de  l'étude  qui  le  suit.  On  voudra  bien  en  excuser  la 
brièveté  et  la  sécheresse  :  c'est  le  squelette  décharné 
d'un  corps  plein  de  jeunesse  et  de  vie. 

Tristan  de  Léonois  —  fils  delà  sœur  de  Marc,  roi  de  la 
Cornouailles  insulaire  —  orphelin  dès  l'enfance  et  élevé 
par  son  oncle,  défie  et  tue  le  Morhout  d'Irlande,  qui 
était  venu,  comme  chaque  année,  réclamer  de  la  Cor- 
nouailles un  tribut  de  jeunes  garçons  et  de  jeunes 
filles.  Blessé  par  le  fer  empoisonné  de  son  adversaire, 
Tristan  arrive^  inconnu,  à  Dublin,  chez  la  reine  d'Ir- 
lande, sœur  du  Morhout,  qui  seule  peut  guérir  les 
plaies  faites  par  le  glaive  de  son  frère,  et  qui  le  guérit. 

Tristan  revient  plus  tard  à  Dublin,  sous  un  nouveau 
déguisement  :  il  est  chargé  par  son  oncle  de  lui  ra- 
mener la  fille  du  roi,  Iseut  la  blonde.    Il  trouve  le 

8 


114  POÈMES  ET  LÉGENDES    DU    3I0YEN    ÂGE. 

pays  en  proie  aux  ravages  d'un  serpent  monstreux  : 
le  roi  a  promis  sa  fille  à  qui  pourrait  le  mettre  à  mort. 
Tristan  le  tue,  et  lui  coupe  la  langue  ;  mais,  atteint  par 
le  venin  du  monstre,  il  tombe  évanoui,  et,  pendant  ce 
temps,  un  autre  coupe  la  tête  du  serpent,  et,  se  pré- 
tendant le  vainqueur,  réclame  la  récompense  promise. 
Tristan  est  relevé  par  Iseut,  qui  ne  le  connaît  pas  : 
elle  le  soigne  et  le  guérit.  Un  jour  qu'il  est  dans  le 
bain  qu'elle  lui  a  préparé,  elle  trouve  son  épée  et  y 
voit  la  brèche  laissée  par  le  morceau  qui  s'est  brisé 
dans  la  tête  du  Morhout  et  qu'elle  a  gardé  :  elle  re- 
connaît le  meurtrier  de  son  oncle  et,  saisissant  la 
grande  épée,  s'apprête  à  le  frapper  dans  son  bain  : 
mais  il  la  désarme  par  ses  douces  paroles.  Il  confond 
l'imposteur  en  montrant  la  langue  du  serpent,  et 
demande  la  main  d'Iseut  pour  son  oncle.  On  la  lui 
donne,  et  la  paix  est  ainsi  scellée  entre  la  Cornouailles 
et  l'Irlande. 

Au  moment  du  départ,  la  mère  d'Iseut  remet  à 
Brangien,  suivante  de  celle-ci,  un  flacon  rempli 
d'un  breuvage  magique  qu'Iseut  devra  partager  avec 
son  mari  le  premier  soir.  Dans  la  traversée,  par  suite 
d'une  erreur,  Tristan  vide  le  flacon  avec  Iseut,  et  dès 
ors  ils  sont  liés  par  une  passion  que  rien  ne  pourra 
éteindre  :  Iseut  est  à  Tristan  avant  même  d'être  à  son 
époux. 

Des  péripéties  diverses  de  joie  et  de  douleur  rem- 


TRISTAN    ET    ISEUT.  115 

plissent  leur  vie  pendant  des  années  :  inventant  sans 
cesse  des  moyens  de  tromper  la  surveillance  et  de 
dérouter  les  souçons,  trahis  plus  d'une  fois,  échappant 
plus  d'une  fois,  ils  sont  enfin  surpris  ;  et,  bannis  par 
Marc,  ils  se  réfugient  dans  la  grande  forêt  du  Morois, 
où  longtemps  ils  mènent  une  vie  heureuse  et  sauvage, 
qu'alimente  la  chasse  de  Tristan.  Le  roi  les  trouve 
un  jour  dormant  l'un  près  de  l'autre;  il  pourrait  les 
tuer,  mais  son  cœur  s'ouvre  à  la  pitié  :  il  leur  par- 
donne et  il  les  rappelle  (1).  Mais  ils  sont  de  nouveau 
surpris,  et  Tristan,  pour  sauver  Iseut,  quitte  la  Gor- 
nouailles.  Plus  d'une  fois,  sous  un  déguisement  ou 
sous  un  autre,  il  trouve  moyen  d'y  revenir  et  de 
revoir  celle  qu'il  aime. 

Mais  la  vie  qu'il  mène,  habituellement  séparé  d'Iseut, 
lui  est  à  charge.  Il  essaie  d'échapper  à  son  tourment 
en  formant  de  nouveaux  liens  :  il  épouse,  dans  la 
Petite-Bretagne,  une  autre  Iseut,  Iseut  «  aux  blanches 
mains  »  ;  mais,  le  soir  des  noces,  l'anneau  que  lui 
avait  donné  Iseut  la  blonde  frappe  ses  yeux,  et  il  ne 
peut  se  résoudre  à  être  vraiment  le  mari  de  sa  femme. 

(1)  Dans  la  version  «  française  »  (voy.  plus  loin)  l'effet  du  breu- 
vage d'amour  est  restreint  à  trois  ou  quatre  ans,  et  les  amants 
renoncent  d'eux-mêmes  à  leur  vie  sauvage.  L'autre  version  est  cer- 
tainement plus  ancienne  et  plus  authentique.  Toutes  les  versions 
ont  d'ailleurs  en  commun  le  trait  charmant  de  Marc  trouvant  les 
amants  endormis  et  cachant  avec  son  gant  le  rayon  de  soleil  qui,  à 
travers  les  branches  des  arbres  ou  une  fente  de  la  grotte,  vient 
toucher  le  visage  d'Iseut. 


116  POÈMES  ET    LÉGENDES    DU    MOYEN    AGE. 

Un  jour,  Tristan  se  laisse  entraîner  par  Kalierdin, 
son  beau-frère,  dans  une  expédition  où  il  s'agit  d'en- 
lever une  femme  aimée  par  celui-ci  et  mariée  à  un 
nain  qui  l'enferme  dans  un  séjour  inaccessible  ;  il  est 
blessé  d'une  arme  envenimée  :  il  sait  que  seule  Iseut 
de  Cornouailles  pourrait  le  guérir.  Il  envoie  un  mes- 
sager fidèle  lui  demander  d'abandonner'son  mari  et 
sa  royauté  et  de  venir  le  sauver  :  si  le  vaisseau  la 
ramène,  il  arborera  une  voile  blanche  ;  dans  le  cas 
contraire,  une  voile  noire.  Au  dernier  jour  du  terme 
rixé,  le  vaisseau  revient  ;  il  porte  une  voile  blanche  : 
Iseut  a. tout  quitté  pour  son  ami.  Mais  la  femme  de 
Tristan,  ou  par  méprise  ou  exprès  (les  versions  va- 
rient),  lui  dit  que  la  voile  est  noire.  Tristan,  qui  avait 
«  retenu  sa  vie  »  jusque-là,  se  tourne  vers  la  muraille 
et  meurt.  Iseut  arrive,  se  couche  sur  son  corps,  l'em- 
brasse et  meurt  aussi.  Le  roi  Marc,  ayant  appris  la 
cause  de  leur  passion,  de  leurs  fautes  et  de  leurs 
malheurs,  leur  pardonne  et  honore  leur  mémoire. 

Tels  sont  les  faits  communs  à  peu  près  à  toutes  les 
versions  qui  nous  sont  parvenues,— entières,  fragmen- 
taires ou  par  simples  allusions,  —  des  aventures  de 
Tristan  et  d'Iseut.  Ce  sont  aussi  les  faits  qui  forment, 
avec  quelques  modifications,  le  sujet  du  poème  dra- 
matique de  Wagner.  Les  récits  qui  les  développent 
présentent  de  nombreuses  variantes;  presque  tous 
sont  empreints  d'une  poésie  qui,  dès  le  moyen  âge,  leur 


TRISTAN    ET    ISEUT.  117 

a  valu  une  célébrité  et  une  diffusion  exceptionnelles,  et 
clontle  charme  n'est  pas  effacé.  Les  versions  anciennes 
sont  toutes  en  vers  français  et  remontent  au  xif  siè- 
cle; mais  les  récits  qu'elles  contiennent  ne  rappellent, 
ni  par  leur  caractère,  ni  par  leur  inspiration,  ceux 
des  chansons  de  geste,  des  petites  pièces  lyrico-épi- 
ques,  des  romans  imités  de  l'antiquité  ou  des  contes 
à  rire,  qui  formaient  le  répertoire  ancien  de  la  poésie 
profane  en  France.  Ils  ne  sont  pas  sortis  de  l'imagi- 
nation française;  ils  ont  une  origine  étrangère,  et  les 
poètes  français  n'ont  fait  que  les  adapter  et  les  trans- 
mettre. C'est  grâce  aux  poètes  français  que  cette  helle 
légende,  qui  aurait  péri  sans  presque  laisser  de 
traces,  a  pris  une  vie  nouvelle  qui  n'est  pas  encore 
épuisée;  mais  c'est  à  la  race  celtique  que  revient 
l'honneur  de  l'avoir  créée.  Dans  le  concert  à  mille 
voix  de  la  poésie  des  races  humaines,  c'est  la  harpe 
bretonne  qui  donne  la  note  pasionnée  de  l'amour 
illégitime  et  fatal,  et  cette  note  se  propage  de  siècle 
en  siècle,  enchantant  et  troublant  les  cœurs  des 
hommes  de  sa  vibration  profonde  et  mélancolique  (1). 

(1)  On  me  permeUra  de  donner  ici  l'indication  des  travaux  publiés 
dans  les  dernières  années  où  Ton  pourra  trouver  des  renseignements 
plus  complets  sur  le  sujet  de  cet  essai  :  ce  sont  d'abord  les  articles 
de  MM.  Bédier,  Lutoslawski,  Sudre,  Morf,  Sœderhjelm  et  surtout 
de  M.  E.  Muret,  publiés  dans  les  tomes  XV,  XVI  et  XVII  de  la 
Romania  (Paris,  1886-1888),  puis  :  Golther,  Die  Sage  von  Tristan  uncl 
Isolde  (Munich,  1887)  ;  Novati,  Un  nuovo  ecl  un  vecchio  frammento  del 
Tristan  di  Tommaso  (Roma,  1887)  ;  Zimmer,  lur  Namenforschung  in 


dl8  POÈMES  ET   LÉGENDES    DU    MOYEN    AGE. 


LA    LÉGENDE    CELTIQUE. 

Il  n'y  a  pas  d'histoire  plus  obscure  que  celle  des 
Celtes  insulaires,  depuis  le  départ  des  légions  romaines 
et  l'invasion  des  Germains  en  Grande-Bretagne.  Des 
lu  Ites  ardenteset  continues  entre  Bretons  et  Pietés,  Bre- 
tonsetGaëlsd'IrlandeetdeCalédonie,  Celtes  et  Saxons, 
Celtes,  Saxons  et  Scandinaves,  forment  comme  un 
perpétuel  orage,  qui  laisse  à  peine,  çà  et  là,  une 
éclaircie  passagère.  L'océan  celtique  voit  sans  cesse, 
pendant  des  siècles,  passer  les  navires  qui  transpor- 

den  altfranzœsischen  Arihurepen  (Halle,  1890)  ;  Lœseth,  Le  roman  en 
prose  de  Tristan  (Paris,  1891).  Le  volume  de  M.  Kufferatli,  Tristan  et 
Iseult  (Bruxelles,  1894),  est  surtout  précieux  pour  rititelligence  de 
l'œuvre  de  Wagner  ;  l'étude  des  sources  et  des  variantes  de  la  légende, 
faite  avec  conscience,  n'est  pas  exempte  d'erreurs.  Voy.  aussi  les 
belles  pages  de  M.  Ed.  Sctiuré  dans  son  Drame  musical.  —  Les 
anciennes  éditions  des  fragments  des  poèmes  français  sont  défec- 
tueuses, incomplètes  et  aujourd'hui  introuvables  :  la  Société  des 
anciens  textes  français  en  annonce  depuis  longtemps  déjà  des  édilions 
nouvelles,  par  M.  E.  Muret  et  M.  J.  Bédier,  qui  ne  tarderont  pas  à 
paraître. 

[Je  dois  ajouter  aujourd'hui  le  méritoire  résumé  de  M.  W.  Roet- 
tiger,  Der  heutigc  Stand  der  Trislanforschung  (Hambourg,  1897), 
qui  a  été  l'objet  d'uue  importante  critique  de  la  part  de  M.  E.  Muret 
{Romania,  t.  XXVII)  p.  608-619),  et  surtout  la  belle  œuvre  de 
M.  Joseph  Bédier,  moitié  traduction,  moitié  adaptation,  qui  vient 
de  paraître  à  la  librairie  Bellais,  —  en  attendant  l'édition  illustrée 
qu'en  doit  donner  la  maison  Piazza,  —  et  pour  laquelle  j'ai  écrit 
une  préface.  C'est  là  que  les  lecteurs  modernes  pourront  désormais 
puiser  une  connaissance  exacte  d'une  partie  au  moins  des  vieux 
poèmes  français  sur  Tristan.] 


TRISTAN   ET  ISEUT.  119 

tent,  ou  les  Angles,  Saxons  et  Jutes  traversent  la  mer 
du  Nord  pour  envahir  le  pays  qui  doit  devenir  l'Angle- 
terre, ouïes  Scotsd'Erin  allant  subjuguer  la  Bretagne 
et  peupler  l'Ecosse  occidentale,   ou  des  populations 
entières  de  Bretons  fuyant  les  conquérants  germains  et 
fondant  en  Armorique  une  nouvelle  patrie,  ou  les  terri- 
bles vikings  promenant  leurs  ravages  sur  toutes  les 
côtes,oudes  voyageurs  plus  pacifiques,  des  moines,  des 
missionnaires,  des  envoyés  de  tout  genre,  des  cortèges 
nuptiaux,   des  chanteurs  errant  de  rive  en  rive.  De 
cette  vie  tumultueuse,  aventureuse  et  passionnée,  il 
ne  reste  presque  plus  rien  dans  l'histoire:  elle  a  laissé 
une  empreinte  fruste,  mais  puissante,  dans  la  poésie. 
D'un  côté,  c'est  l'épopée  irlandaise,  demeurée  jusqu'à 
nos  jours  à  peu  près  ignorée  dans  sa  langue  incom- 
prise et  sa  grandiose  barbarie,  révélée  une  première 
fois  à  l'étonnement  du  monde  blasé  du  xviii'  siècle 
sous  le  masque  dont  l'affubla  Macpherson,  puis  len- 
tement remise  au  jour  par  la  science  contemporaine; 
de  l'autre,  c'est  l'épopée  bretonne,  qui,  déjà  accueillie 
par  les  Anglo-Saxons,  pénètre  dès  le  xf  siècle  dans 
notre  monde  chevaleresque,  et,  tout  en  s'y  transfor- 
mant d'étrange  manière,  transforme  à  son  tour  la 
poésie  qui  l'adopte  :  bientôt  Tristan  est  chanté  dans 
l'Europe  entière,  et  Arthur  remplit  de  sa  gloire  pos- 
thume l'Angleterre,  la  France,  la  Provence,  l'Espagne, 
rUalie,  l'Allemagne  même  et  la  Scandinavie,  où  les 


d20        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

vieilles  épopées  des  aïeux  pâlissent  devant  l'éclat  du 
nouveau  soleil. 

Il  n'y  a  pas,  dans  l'histoire  littéraire  du  monde,  de 
phénomène  plus  frappant  que  cette  conquête  poétique 
de  l'Europe  romane  et  germanique  par  un  petit 
peuple  obscur,  méprisé,  chassé  au  delà  des  mers  ou 
refoulé  dans  un  coin  de  son  ancien  domaine,  et  impo- 
sant à  ses  vainqueurs,  ou  à  des  peuples  à  qui  son  nom 
même  était  inconnu,  son  idéal  et  ses  héros,  la  musique 
où  s'exprimait  son  âme  et  les  rêves  où  il  avait  cherché 
les  joies  de  son  imagination  et  la  consolation  de  ses  dou- 
leurs .  Cette  épopée  celtique,  morte  elle-même  en  créant 
sa  postérité,  n'a  pas  seulement  charmé  le  moyen  âge  : 
la  poésie  moderne  est  encore  imprégnée  de  son  esprit 
et  lui  doit  deux  de  ses  éléments  essentiels  :  l'aventure 
et  l'amour,  c'est-à-dire  la  recherche  du  bonheur  sous 
les  deux  formes  de  la  supériorité  individuelle  et  de  la 
possession  absolue  d'un  autre  être.  Assurément,  — 
pour  ne  parler  ici  que  de  l'amour,  qui  fait  l'inspiration 
propre  de  notre  légende,  —  l'amour,  légitime  ou  cou- 
pable, n'était  pas  inconnu  à  la  poésie  des  anciens,  des 
Germains  et  des  Français  :  la  guerre  de  Troie  roule 
autour  d'un  adultère,  la  lutte  de  Brunhild  et  de 
Chriemhild  'a  ses  racines  dans  la  jalousie,  et  Guil- 
laume d'Orange  combat  pour  Guibourc  autant  que  pour 
la  chrétienté;  mais  jamais  ailleurs  l'amour  n'avait  été 
compris  comme  enlaçant  toute  la  vie,  comme  créant 


TRISTAN   ET  ISEUT.  121 

autour  de  lui  tout  un  monde  de  sentiments,  de  droits 
et  de  devoirs,  de  combats  intimes  et  d'aspirations 
infinies.  Dans  cette  nouvelle  poésie  qu'apportait  aux 
peuples  européens  le  génie  triste  et  passionné  des  pays 
011  le  soleil  se  couche,  l'amour  devient  le  centre  même 
de  Ja  vie,  et,  du  coup,  il  donne  à  la  femme,  son  objet 
et  sa  victime,  qui  l'inspire  ou  qui  le  repousse,  qui  le 
trahit  ou  qui  en  meurt,  une  place  et  un  rôle  que  les 
anciens  poètes  de  la  Grèce,  de  la  Germanie  et  de  la 
France  ne  lui  avaient  pas  accordés  :  cette  place  et 
ce  rôle,  la  femme,  les  a  gardés  dans  la  poésie,  dans 
l'art  et  dans  le  roman  modernes,  tout  entiers  dominés 
par  le  mystère  de  son  regard,  par  la  caresse  de  sa 
voix,  par  l'attrait  irrésistible  de  son  baiser,  par 
l'éternel  problème  de  sa  sincérité  ou  de  sa  perfidie, 
par  l'étrange  contraste  qui  met  en  elle  la  suggestion 
la  plus  puissante  de  toutes  les  faiblesses  et  de  toutes 
les  dégradations  et  l'appel  le  plus  entraînant  au  pur 
idéal  et  à  la  vertu  sublime,  et  qui  montre  successive- 
ment h  nos  yeux  fascinés  ces  deux  types  entre  lesquels 
oscille  son  image  ou  éthérée  ou  sensuelle  :  Béatrice 
et  Manon  Lescaut. 

Nous  vivons  dans  un  temps  de  «  celtophobie  »  : 
après  avoir  fait  à  l'élément  celtique,  dans  la  formation 
du  monde  intellectuel  et  moral  moderne,  une  part 
excessive,  on  veut  aujourd'hui  réduire   cette  part  à 


122        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

presque  rien.  Des  critiques  allemands  ont  récemment 
contesté  l'origine  celtique  de  la  légende  de  Tristan;  ils 
ont  voulu  qu'elle  fût  sortie  presque  tout  entière   de 
l'invention  des  conteurs  français;  nous  souhaiterions 
pouvoir  les  suivre  dans  cette  voie,  mais  ce  serait  fer- 
mer les  yeux  à  l'évidence.  Les  noms  mêmes  de  la  plu- 
part des  personnages  qui   y   figurent  attestent  leur 
provenance  :  Tristan  paraît  être  un  nom  picte;  le  roi 
Marc  de  Cornouailles  était  célèbre  avant  qu'on  eût  fait 
de  lui  l'époux  malheureux  d'Iseut  ;  Brangieri,  Rivalin, 
Gorvenal,   Audret,  Kaherdin  sont  d'une  étymologie 
transparente;  le  Morhout,  sorte  de  monstre  marin, 
plus  tard  anthropomorphisé,  contient  visiblement  le 
mot  celtique  moî\  «  mer  ».  Les   noms  germaniques 
d'Iseut  [Ishilcl)  et  de  son  père  Gormond,  roi  de  Dublin, 
ne  font  que  montrer  plus  clairement  que  la  légende  a 
reçu  sa  dernière  forme  dans  le  monde  celtique  du 
x°  siècle  environ  :  il  y  avait  alors  à  Dublin  un   petit 
royaume  de  vikings^  et  le  tribut  exigé  de  la  Cornouailles 
par  Gormond  est  un  souvenir  des  exactions  que  ces 
terribles  voisins  prélevaient  sur  les  côtes  accessibles  à 
leurs  incursions. 

Mais  ce  qui  prouve  surtout  que  nous  avons  bien 
affaire  ici  à  des  récits  qui  ont  reçu  leur  dernière  forme 
dans  le  milieu  celtique  de  cette  époque,  c'est  la  scène 
sur  laquelle  ils  se  meuvent.  Elle  forme,  pour  emprunter 
la  langue  technique  du  moyen  âge,  un  théâtre  à  quatre 


TRISTAN    ET    ISEUT,  123 

«  mansions  »,  où  l'action  se  transporte  successivement, 
et  qui  communiquent  entre  elles  par  la  mer.  ïnslan 
est  de  Léonois,  c'est-à-dire,  comme  l'explique  un 
texte  d'origine  anglaise  qui  mérite  toute  confiance,  de 
«  Suthwales  »  ;  son  oncle  Marc  règne  en  Cornouailles, 
et  la  roche  de  Tintagel,  qui  dominait  son  château,  se 
dresse  au-dessus  de  la  mer,  sur  la  côte  comique,  à 
côté  du  ((  Saut  Tristan  »,  près  du  Darthmoor,  qui 
conserve  encore  l'antique  nom  de  la  forêt  du  Morois; 
Iseut  est  d'Irlande,  et  l'autre  Iseut  vit  dans  la  Bretagne 
armoricaine  :  c'est  sur  la  falaise  de  Penmarch  que  la 
filleule  de  Tristan  guettait  la  petite  voile  blanche  qui 
devait  annoncer  l'arrivée  d'Iseut.  Qui  aurait  pu,  en 
dehors  des  Bretons  de  Cambrie,  de  Cornouailles  ou 
d'Armorique,  concevoir  ce  théâtre  multiple  et  y 
dérouler  librement  les  épisodes  du  vaste  drame?  — 
Dans  ce  drame,  tumultueux,  profond  et  changeant 
comme  la  mer,  la  mer  est  sans  cesse  en  vue  ou  en 
action;  elle  y  joue  presque  le  rôle  d'un  acteur  pas- 
sionné; elle  le  berce  tout  entier.  A  chaque  instant 
reviennent  des  vers  comme  ceux-ci  : 

A  gTant  espleit  s'en  vont  par  l'onde, 
Tranchant  s'en  vont  la  mer  parfonde. 

C'est  en  venant  par  mer  de  son  pays  natal  que 
Tristan,  enlevé  par  des  pirates  norvégiens,  aborde 
pour  la  première  fois  le  rivage  de  Cornouailles.  C'est  la 


124  POÈMES   ET   LÉGENDES    DI'    310 YEN    AGE. 

mer  qui  amène  le  Morhoiit  dans  la  même  contrée  pour 
y  réclamer  le  tribut  accoutumé,  et  qui,  après  le  combat 
de  l'île  Saint-Samson  (une  des  Sorlingues),  le  remmène 
en  Irlande,  avec  le  morceau  du  glaive  de  son  vainqueur 
enfoncé  dans  son  crâne.  Tristan,  blessé  et  désespé- 
rant de  guérir,  se  fait  mettre  dans  une  barque  sans 
mât,  sans  rame  et  sans  gouvernail,  et  s'en  va  ainsi  au 
hasard,  cherchant  un  sauveur,  n'emportant  que  sa 
harpe,  dont  il  fait  retentir  les  accords  sur  les  flots 
mouvants.  C'est  dans. la  traversée  qu'ils  font  d'Irlande 
en  Cornouailles  qu'Iseut  et  Tristan  boivent  le  fatal 
breuvage  qui  cause  leur  amour  et  leur  mort.  Tristan, 
banni,  passe  l'Océan  pour  aller  vivre  dans  la  Bretagne 
armoricaine.  Et  quelle  part  elle  prend  à  Faction,  cette 
mer  immense  et  incertaine,  quand  elle  ramène  Iseut 
auprès  du  héros  mourant,  qu'elle  manque  l'engloutir 
devant  le  port  même,  et  qu'Iseut  la  supplie  de  lui 
laisser  revoir  une  dernière  fois  celui  auquel  elle  l'a 
jadis  fiancée!  Qui  ne  sent  que  ces  tableaux  sont  nés 
dans  l'âme  d'un  peuple  maritime,  dont  les  tribus 
étaient  disséminées  sur  les  rivages  de  Cambrie,  de  Cor- 
nouailles et  d'Armorique,  et  à  qui  la  mer  était  un 
chemin  constant  et  sans  cesse  parcouru?  Supposer  que 
de  pareils  récits  sont  dus  à  des  conteurs  français  du 
xn"  siècle,  qui  ne  connaissaient  même  pas  de  nom, 
avant  leur  initiation  à  la  poésie  bretonne,  les  rivages 
gallois  ou  armoricains  de  la  mer  Océane,  c'est  sup- 


TRTSTAN    ET    ISEUT.  125 

poser  l'impossible,  et  le  supposer  gratuitement. 
Si  nous  considérons,  non  plus  le  cadre  extérieur  des 
récits,  mais  le  milieu  humain  où  ils  se  meuvent,  nous 
sommes  entraînés  encore  bien  plus  loin  de  la  civilisa- 
tion romane,  chrétienne  et  chevaleresque  du  xif  siècle. 
A  travers  les  altérations  et  les  atténuations  de  tout 
genre  des  poètes  français,  nous  découvrons  un  monde 
d'une  étrange  barbarie.  Les  hommes  qui  ont  conçu 
cette  étonnante  histoire  d'amour  menaient  une  vie 
presque  sauvage,  au  sein  de  forêts  à  peine  éclaircies 
çà  et  là.  Les  palais  mêmes  des  rois  étaient  des 
espèces  de  huttes.  Qu'on  pense  seulement  à  ce  trait 
entre  bien  d'autres  :  Tristan,  à  qui  la  vue  d'Iseut  est 
interdite,  jette  dans  un  ruisseau,  pour  l'avertir  qu'il 
l'attendra  la  nuit  sous  l'arbre  qui  ombrage  la  source, 
des  morceaux  de  bois  merveilleusement  taillés,  et  ce 
ruisseau  traverse  la  chambre  même  d'Iseut.  —  Les 
héros  combattent  à  pied;  le  cheval,  ce  personnage 
indispensable  de  tout  roman  français,  ne  figure  ici  que 
dans  des  scènes  accessoires,  comme  monture  de  chan- 
teurs errants  ou  de  dames:  Tristan  a  un  ami  presque 
aussi  cher  qu'Iseut  elle-même,  son  chien  Husdent  ;  il 
n'a  pas  de  cheval  aimé  comme  Roland,  Renaud,  ou 
Guillaume  d'Orange.  — -  Le  héros  léonois  manie  admi- 
rablement le  grand  arc  aux  flèches  meurtrières  [arcu 
Suthwallia  prsemlet,  dit  Giraud  de  Rarri);  il  brandit 
Tépée,    il  jette    avec  adresse  les  javelots    qui,    au 


126       POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

xif  siècle  encore,  ne  quittaient  pas  la  ceinture  d'un 
Gallois;  mais  ni  lui  ni  ses  rivaux  ne  connaissent  la 
lance,  l'arme  chevaleresque  entre  toutes,  et  pas  une 
joute  ne  figure  dans  les  parties  anciennes  des  poèmes. 
—  Le  séjour  des  bois  est  familier  et  doux  à  ces  hommes 
encore  si  voisins  de  la  nature.  Quel  merveilleux  et 
poétique  tableau  que  celui  de  la  vie  des  deux  amants 
quand  Marc,  enfin  convaincu  de  leur  faute,  les  a  tous 
deux  chassés  de  sa  cour  !  Sans  dire  un  mot,  ils  se  pren- 
nent par  la  main,  et,  radieux,  traversant  la  foule  qui 
les  contemple  avec  admiration  et  pitié,  ils  s'enfoncent 
seuls  dans  la  grande  forêt  où  leur  amour  leur  tiendra 
lieu  de  tout.  Cependant  il  faut  vivre,  et  les  fruits  sau- 
vages, les  baies  qu'ils  cherchent  dans  l'herbe,  ne  leur 
sufTisent  pas  longtemps;  mais  le  fidèle  Husdenta  suivi 
la  piste  de  son  maître,  et  Tristan  entend  de  loin  ses 
aboiements  joyeux;  il  n'y  répond  que  par  des  pleurs  : 
la  voix  du  chien  les  trahira  quelque  jour  et  révélera 
leur  retraite  :  il  faut  le  tuer.  Pourtant,  sur  le  conseil 
d'Iseut,  il  essaie  de  sauver  son  compagnon  dévoué  :  il  le 
dresse  à  chasser  «  à  la  muette  »,  et  bientôt  Husdent 
leur  rapporte  du  gibier  dont  ils  se  nourrissent,  buvant 
l'eau  des  sources  et  dormant  dans  une  grotte  naturelle 
ou  dans  une  «  loge  »  construite  en  rameaux.  Croit-on 
que  les  conteurs  français  du  xif  siècle  auraient  ima- 
giné de  telles  scènes?  Elles  les  ont  embarrassés  quand 
ils  les  ont  trouvées  dans  «  l'estoire  »  ;  ils  les  ont  enjo- 


TRISTAN    ET    ISEUT.  127 

livées  et  adoucies  tant  qu'ils  ont  pu,  tout  en  subissant 
l'intense  poésie  qu'elles  exhalent  et  en  s'en  laissant 
eux-mêmes  pénétrer.  Mais  s'ils  avaient  conçu  eux- 
mêmes  le  roman  des  amours  de  Tristan  et  d'Iseut,  ils 
n'auraient  pas  manqué  (comme  l'a  fait  plus  tard  l'au- 
teur du  roman  en  prose)  de  leur  faire  trouver,  au 
milieu  des  bois,  un  manoir  abandonné  oti  ils  pussent 
vivre  avec  tout  le  confort  qui  convient  à  des  personnages 
de  haut  rang  et  d'éducation  rafïînée.  Ces  vieux  récits 
respirent  au  même  degré  le  parfum  sauvage  de  la  forêt 
et  l'air  libre  et  salin  des  flots. 

Si  le  costume  des  poèmes  de  Tristan,  là  où  il  n'a 
pas  été  altéré  par  les  remanieurs,  est  tout  à  fait 
primitif,  les  mœurs  des  personnages  sont  encore 
plus  incultes  que  leur  façon  de  vivre;  leurs  âmes, 
tout  impulsives,  passent  d'un  excès  à  l'autre  avec 
la  soudaineté  des  barbares.  Marc  a  pour  favori  et 
confident  un  nain  quelque  peu  sorcier  :  le  nain 
ayant  trahi  un  secret  du  roi,  celui-ci,  sans  autre 
réflexion,  lui  coupe  la  tête  en  souriant.  —  Voyez  ce 
qu'était  à  l'origine  la  douce  et  «  courtoise  »  Iseut  des 
récits  chevaleresques.  Quand  Iseut  arrive  auprès  de 
son  époux,  elle  n'est  plus  ce  que  doit  être  une  fiancée. 
Que  faire?  Brangien,  pour  sauver  sa  maîtresse,  prend 
sa  place,  la  première  nuit,  aux  côtés  du  roi  Marc.  Pour 
l'en  récompenser,  Iseut  l'envoie  dans  la  forêt  lui 
cueillir  des  simples  dont  elle  dit  avoir  besoin  ;  elle  la  fait 


128         POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

accompagner  par  deux  serfs,  auxquels  elle  promet 
liberté  et  richesse  s'ils  la  tuent  et  lui  rapportent  sa 
langue.  Les  serfs,  parvenus  avec  Brangien  au  fond 
d'un  bois,  lui  déclarent  qu'il  vont  la  tuer,  et  que  c'est 
par  ordre  de  la  reine  :  «  Tu  lui  as  sans  doute  fait 
quelque  grand  tort,  lui  disent-ils.  — Quand  nous  par- 
tîmes d'Irlande,  répond  Brangien,  la  reine  mère 
d'Iseut  nous  donna  à  chacune  une  chemise  blanche 
comme  la  neige,  une  chemise  pour  notre  nuit  de  noces. 
Pendant  le  voyage,  Iseut  déchira  sa  chemise  nuptiale, 
et  pour  la  nuit  de  ses  noces  je  lui  ai  prêté  la  mienne. 
Voilà  tout  le  tort  que  je  lui  ai  fait.  Mais,  puisqu'elle 
veut  que  je  meure,  portez-lui  mon  salut  et  dites-lui 
que  je  la  remercie  de  tout  ce  qu'elle  m'a  fait  de  bien  et 
d'honneur  depuis  qu'enfant,  ravie  par  des  pirates,  j'ai 
été  vendue  à  sa  mère  et  vouée  à  la  servir,  »  Touchés, 
les  serfs  se  contentent  de  l'attacher  à  un  arbre,  rap- 
portent à  Iseut  la  langue  d'un  chien,  et  lui  transmet- 
tent les  dernières  paroles  de  Brangien.  Le  cœur  d'Iseut 
est  bouleversé  par  tant  de  douceur  et  de  discrétion,  et 
soudain  elle  accable  d'invectives  les  meurtriers  de  son 
amie  et  les  menace  des  plus  affreux  supplices  :  ils 
avouent  alors  la  vérité  et  courent  rechercher  Brangien, 
qui  devient  pour  toute  sa  vie  l'intime  et  dévouée  confi- 
dente d'Iseut.  ■—  Envers  les  ennemis  qui  épient  leurs 
amours  et  les  dénoncent  au  roi  Marc,  l'âme  des  deux 
amants  est  fermée  à  toute  pitié  :  Tristan  rencontre 


TRISTAN    ET    ISEUT.  429 

l'un  d'eux,  le  tue,  lui  coupe  la  tête,  et  met  dans  sa 
«  chausse  »  les  longues  tresses  qui  lui  pendaient  autour 
du  visage  (à  la  mode  galloise)  pour  les   montrer  à 
Iseut  et  en  réjouir  le  cœur  de  son  amie.  Un  autre  est 
venu  les  épier  du  dehors  dans  la  chambre  oii  Tristan 
s'est  furtivement  introduit  :  Tseut  voit  l'ombre  de  sa 
tête  sur  le  voile  tendu  devant  la  fenêtre;  elle  dit  à 
Tristan  de    bander  son   arc,   encoche   elle-même  la 
flèche,   et  lui  montre  du  doigt  l'ombre  révélatrice  : 
Tristan  comprend,  et  la  longue  flèche  vient  en  sifflant 
traverser  la  tête   de   Godoïne,    à  la  grande  joie  de 
la  bien-aimée.  —  Non  seulement  il  n'y  a  pas  dans  ces 
âmes  violentes  la  moindre  pénétration  de  la  morale 
chrétienne  (sauf  dans  des  épisodes  visiblement  posti- 
ches): il  n'y  a  aux  passions  aucun  frein  de  quelque 
nature  qu'il  soit,  sauf  peut-être,  chez  Tristan,  un  cer- 
tain respect  et  un  reste  de  fidéhté  pour  le  roi,  qu'il 
trahit,  mais  qui  est  son  seigneur  et  son  oncle,  et  une 
générosité  naturelle  qui  s'accorde   avec  son  orgueil 
comme  avec  sa  supériorité  et  le  rend  secourable  aux 
petits  qui  se  mettent  sous  sa  protection.  C'est  bien  le 
hérosidéal  d'une  société  barbare,  soutien  de  ses  cHents, 
terreur  de  ses  ennemis,  impétueux  et  rusé,  magna- 
nime et  impitoyable,  soumettant  tout  ce  qui  l'entoure 
à  l'ascendant  d'une  force  irrésistible  et  d'une  personna- 
lité développée  sans  mesure. 
Telles  sont  les  conditions  physiques  et  morales  que 


130         POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

nous  présentent,  dès  le  premier  coup  d'œil,  les 
poèmes  sur  Tristan,  si  nous  en  séparons  les  parties 
visiblement  ajoutées  parles  intermédiaires  français  qui 
nous  les  ont  transmis.  Mais  si  nous  les  examinons  de 
plus  près,  nous  y  trouvons  des  traits  d'une  nature  dif- 
férente et  d'une  antiquité  plus  haute  encore.  Il  y  a 
dans  ces  poèmes  un  élément  mythique  que  ne  compren- 
nent plus  du  tout  ceux  à  qui  nous  les  devons.  On  a 
reconnu  avec  assez  de  vraisemblance  dans  Tristan  un 
héros  solaire  :  les  deux  Iseut  entre  lesquelles  sa  vie  se 
partage  sont  le  jour  et  la  nuit,  ou  l'été  et  l'hiver,  sans 
cesse  confondus  dans  les  mythes.  — Il  tue  le  Morhout, 
comme  Thésée  tue  le  Minotaure  ;  il  meurt  pour  avoir 
aidé  son  ami  Kaherdin  à  enlever  la  femme  d'un  nain 
redoutable,  comme  Thésée  est  retenu  aux  enfers 
pour  avoir  voulu  aider  Pirilhoos  à  ravir  Perséphone  à 
Pluton  (1).  —  La  mère  d'Iseut  ne  connaît  pas  seule- 
ment, comme  sa  liUe,  des  charmes  souverains  pour 
les  blessures  :  elle  sait  composer  des  philtres  tout- 
puissants;  elle  a  préparé  ce  «  boire  amoureux  »,  ce 
breuvage  fatal  qui  voue  Tristan  et  Iseut  à  s'aimer 
jusqu'à  la  mort  et  dont  l'effet  ne  finit  pas  même 
avec  leurs  jours;  car  c'est  en  vain  qu'on  place  leurs 
tombes  aux  côtés  opposés  de  l'éghse  de  Carhaix  :  le 

(1)  Un  autre  nain  mystérieux  joue,  dans  l'histoire  un  rôle,  visi- 
blement altéré,  qui  doit  se  rattacher  à  d'anciennes  pratiques  de 
magie. 


TRISTAN   ET  ISEUT.  431 

rosier  qui  a  bu  dans  les  veines  de  Tristan  les  gouttes 
immortelles  du  philtre  d'amour  élance  ses  branches 
vers  la  tombe  d'Iseut,  et  la  vigne  qui  sort  de  la  tombe 
d'Iseut  tend  vers  le  rosier  ses  bras  flexibles,  jusqu'à  ce 
que  leurs  feuillages  et  leurs  fleurs  viennent  s'enlacer 
pour  toujours  et  retomber  de  la  voûte  en  grappes 
unies.  —  D'autres  merveilles  encore  nous  rappellent 
les  enchantements  des  antiques  mythologies  :  aucun 
de  leurs  récits  n'est  plus  délicieux  que  l'histoire  du 
grelot  magique.  Tristan  s'est  emparé,  en  tuant  un 
géant,  d'un  petit  chien  plus  surprenant  que  le  chien 
qui  secouait  des  perles  de  son  poil  :  il  porte  au  cou 
un  grelot  qui  tinte,  et  quand  on  entend  ce  tintement, 
l'âme  oubhe  toutes  les  peines  qui  peuvent  la  tour- 
menter. Tristan  a  goûté  une  fois  le  charme  conso- 
lateur, et  il  a  pensé  à  Iseut,  qui  pleure  loin  de  lui  ; 
c'est  pour  elle  qu'il  a  conquis  le  petit  chien  au  pé- 
ril de  sa  vie;  il  l'envoie  à  son  amie,  et  celle-ci  fait 
tinter  le  grelot  :  o  prodige  !  toutes  ses  pensées  dou- 
loureuses, tous  ses  regrets,  toutes  ses  angoisses  s'effa- 
cent aussitôt  à  l'infinie  douceur  de  cette  musique  ar- 
gentine; elle  sent  une  joie  sereine  inonder  son  cœur... 
Et  Iseut,  lentement,  détache  le  grelot  et  le  jette  à  la 
mer,  car  elle  ne  veut  pas  que  son  cœur  oublie;  elle  veut, 
loin  de  son  ami  qui  souffre,  souffrir  autant  que  lui.  — 
Tristan  n'est  pas  seulement  le  plus  habile  des  archers  : 
il  possède  l'arc  qv.i  ne  faut^  un  arc  «  faé  »  dont  la  flè- 


-132        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  310 YEN  AGE. 

che  ne  manque  jamais  son  but  (comme  le  javelot  de 
Céphale),  et  son  chien  Husdent  sans  doute  à  l'origine 
ne  manquait  non  plus  jamais  sa  proie  (comme  le  chien 
du  même  Céphale).  —  Le  château  de  Tintagel  est  éga- 
lement ((  faé  »  :  deux  fois  par  an  il  «  se  perd  » ,  et 
disparaît  aux  yeux  des  gens  du  pays.  —  L'époux 
d'Iseut  est  lui-même,  dans  quelques  formes  du  récit, 
un  personnage  étrange  :  il  cache  sous  sa  coiffure  des 
oreilles  de  cheval,  et  son  nom  [rnarc  veut  dire  «  che- 
val »  dans  toutes  les  langues  celtiques)  montre  que  ce 
traitappartientbienauxcontesbretons.  Que  ces  fictions 
ne  soient  pas  nées  dans  l'imagination  de  poètes  fran- 
çais du  xif  siècle,  c'est  ce  qu'il  est  vraiment  superflu 
d'étabhr. 

Mais,  a-t-on  dit,  si  ces  fictions  ne  sont  pas  fran- 
çaises et  médiévales,  elles  ne  sont  pas  davantage  celti- 
ques. Nous  retrouvons  dans  la  légende  de  Tristan  et 
d'Iseut  une  foule  de  traits  ou  d'épisodes  qui  provien- 
nent tout  simplement  de  l'antiquité  classique.  Les  rap- 
prochements mêmes  qui  viennent  d'être  indiqués  avec 
la  légende  de  Thésée  en  sont  un  exemple,  et  on  peut 
en  augmenter  le  nombre  :  l'histoire  de  la  voile  blanche 
et  de  la  voile  noire  n'est-elle  pas  une  copie,  —  d'ail- 
leurs beaucoup  plus  intéressante  que  l'original,  —  de 
la  façon  dont  mourut  le  vieil  Egée,  se  jetant  dans  les 
flots  qui  ont  gardé  son  nom  quand  il  voit  que  le  vais- 


TRISTAN    ET    ISEUT.  133 

seau  qui  ramène  Thésée  de  Crète  porte,  par  un  oubli 
du  pilote,  la  voile  noire,  signe  de  deuil,  au  lieu  de  la 
voile  blanche,  signe  de  victoire?  —  Cette  mort  même 
de  Tristan,  devenu  l'époux  d'une  autre  femme,  et  que 
seule  aurait  .pu  sauver  sa  première  bien-aimée,  c'est 
la  mort  de  Paris  :  il  a  abandonnné  /Enone  pour  Hélène  ; 
blessé  par  la  flèche  empoisonnée  de  Philoctète  et 
sachant  qu'i^none  seule  peut  le  guérir,  il  l'envoie 
chercher  et  meurt  quand  il  apprend  son  refus  ;  elle  se 
repent,  elle  accourt,  mais  trop  tard,  et  ne  peut  que 
mourir  sur  le  corps  de  Paris,  comme  Iseut  sur  celui  de 
Tristan.  —  Le  roi  Marc  avec  ses  oreilles  de  cheval, 
c'est  Midas  avec  ses  oreilles  d'âne;  l'imitation  est 
flagrante  et  maladroite  :  au  lieu  de  confier  le  secret  du 
roi  à  des  roseaux  qui  bientôt  le  murmurent,  le  nain  le 
révèle  à  une  aubépine,  mais  en  présence  de  trois  con- 
fidents. —  Les  Mégariens,  bien  avant  notre  ère,  attri- 
buaient au  héros  Alcathoos  l'aventure  de  Tristan  avec 
le  monstre  qu'il  tue  et  le  perfide  rival  qui  essaye  de 
lui  ravir  l'honneur  de  sa  victoire.  —  Tristan,  déguisé 
en  fou,  est  méconnu  par  sa  maîtresse  et  reconnu  par 
son  chien,  comme  Odysseus  par  Pénélope  et  le  fidèle 
Argos.  Ce  sont  des  souvenirs  de  la  mythologie  antique 
qui  ont  été  groupés  autour  de  noms  nouveaux  ;  les  noms 
peuvent  être  celtiques,  mais  les  souvenirs  ne  le  sont  pas, 
et  il  faut  en  attribuer  la  rénovation  non  à  des  Bretons 
sans  culture,  mais  à  des  poètes  français  versés  dans  les 


134  POÈMES  ET    LÉGENDES  DU    MOYEN   AGE. 

fables  classiques.  Disons  tout  de  suite  qu'une  grave 
objection  (sans  parler  d'autres)  s'oppose  à  cette  expli- 
cation :  le  moyen  âge  français  ignorait  le  grec,  et  ne 
connaissait  qu'un  nombre  restreint  d'auteur  latins;  or, 
presque  tous  les  récits  antiques  qu'on  a  pu  rapprocher 
d'épisodes  de  notre  légende  ne  se  trouvent  que  dans 
des  textes  grecs,  ou,  s'ils  existent  en  latin,  c'est  dans 
des  œuvres  qu'au  xif  siècle  personne  ne  lisait.  Supposer 
que  des  clercs  de  ce  temps  ont  pu  puiser  dans  Pausanias 
ou  dans  Hygin,  c'est  supposer  l'invraisemblable  et 
même  l'impossible. 

Peut-être,  insiste-t-on;  mais,  s'ils  ne  viennent  pas 
directement  des  textes  anciens  où  nous  les  retrouvons, 
ces  épisodes  circulaient  dans  la  tradition  orale   de 
toutes  les  nations,  et  n'ont  rien  de  particulièrement 
celtique.  L'histoire  du  tueur  de  monstre  qu'un  impos- 
teur veut  supplanter  et  qui  triomphe  en  montrant  la 
preuve  indéniable  arrachée  au  monstre  lui-même  n'est 
pas  seulement  attribuée  à  Alcathoos  et  à  Tristan  ;  elle 
fait  le  sujet  de  lais  français  où  elle  est  mise  sous  le  nom 
de  Tiolet  ou  de  Lancelot  et  de  contes  encore  répandus 
en  France,  en  Espagne,  en  Allemagne,  dans  la  Nubie, 
dans  l'Inde.  —  D'autres  récits,  que  nous  ne  connais- 
sons pas  en  grec  et  en  latin,  font  partie  de  cette  litté- 
rature non  écrite  qu'on  appelle  le  folklore,  et  ne  sont 
certainement  pas  sortis  de  l'imagination  des  Bretons 
du  x'  siècle  ou  même  de  celle  de  leurs  ancêtres.  On 


TRISTAN    ET    ISEUT.  135 

est  tenté  de  voir  une  création  de  la  race  poétique  et 
rêveuse  par  excellence  dans  le  charmant  récit  de  la 
façon  dont  Marc  envoie  Tristan  à  la  recherche  d'Iseut  : 
un  jour,  une  hirondelle  laisse  tomber  aux  pieds  du  roi 
un  cheveu  dont  elle  voulait  garnir  son  nid,  un  cheveu 
de  femme,  brillant  comme  l'or,  et  si  long,  si  soyeux, 
si  fin  que  le  roi  Marc  jure  de  n'épouser  d'autre  femme 
que  celle  à  qui  appartient  ce  cheveu. . .  et  Tristan,  sans 
autre  renseignement,  s'embarque  pour  la  découvrirai 
la  ramener.  Eh  bien  !  cette  histoire  du  cheveu  de  la 
blonde   Iseut  ne  se  retrouve  pas  seulement  dans  le 
conte  de  la  Belle  aux  cheveux  d^or^  répandu  chez  les 
peuples  les  plus  divers  :  on  en  a  déchiffré  le  pendant 
dans  un  papyrus  égyptien  du  xiv'  siècle  avant  notre 
ère  :  sur  le  Nil  flotte  une  boucle  de  cheveux  qui  le 
parfume  tout  entier,  et  le  pharaon  jure  de  n'épouser 
que  la  femme  à  qui  elle  appartient.  —  La  substitution 
de  Brangien  à  Iseut  reparaît  dans  plus  d'une  légende 
du  moyen  âge,  et  la  barbarie  d'Iseut  envers  celle  qui 
s'est  dévouée  à  son  salut,  ainsi  que  l'explication  allégo- 
rique que  donne  celle-ci  à  ses  meurtriers,  se  retrou- 
vent, bien  plus  atroces  et  brutales  encore,  dans  un 
conte  grec  récemment  publié.  —  Parmi  les  stratagèmes 
qu'emploient  Tristan  et  Iseut  pour  se  voir  en  secret, 
il  en  est  qui  appartiennent  au  matériel  multiple  et 
cosmopolite  de  ce  striveda^  de  ce    «  véda  des  ruses 
féminines  »,  qui  était  célèbre  dans  l'Inde  il  y  a  bien 


136        POÈMES  ET  LÉGENDES  Dt'  MOYEN  AGE. 

des  siècles  et  qui  se  débile  chez  tous  les  peuples  en 
innombrables  fableaux.  Iseut,  pour  persuader  son 
époux  de  son  innocence,  se  fait  porter  par  Tristan, 
déguisé  en  mendiant,  au  lieu  où  elle  doit  subir 
l'épreuve  judiciaire,  et  jure  ensuite  sans  crainte 
qu'aucun  homme  ne  l'a  jamais  eue  dans  ses  bras, 
excepté  son  mari  et  ce  mendiant  qui  vient  de  l'y  tenir 
devant  tout  le  monde  ;  mais  d'autres  épouses  adultères 
avaient  trompé  les  dieux  par  la  même  ruse  dans  l'Inde 
antique,  et  à  Rome  du  temps  de  l'enchanteur  Virgile. 
—  Et  enfin,  les  plantes  qui  enlacent  leurs  rameaux 
au-dessus  des  tombes  des  amants  de  Cornouailles 
s'unissent  sur  bien  d'autres  sépulcres  d'amants  dans 
les  ballades  et  les  contes  populaires. 

Tout  cela  est  incontestable,  mais  tout  cela  ne  prouve 
qu'une  chose  :  c'est  la  force  et  la  vitalité  extraordi- 
naires du  thème  qui  a  pu  s'assimiler  tant  d'éléments 
épars  dans  l'air  ambiant.  L'assimilation  est  d'ailleurs 
souvent  restée  imparfaite  :  plusieurs  des  épisodes  qui 
viennent  d'être  cités  manquent  dans  l'une  ou  l'autre 
des  versions  anciennes;  la  plupart  pourraient  dispa- 
raître sans  changer  l'essence  du  récit.  LTiistoire  de 
l'épreuve  qu'Iseut  sait  si  bien  éluder,  par  exemple,  est 
étrangère  à  notre  légende  et  animée  d'un  tout  autre 
esprit,  l'esprit  malicieux  et  satirique  des  fableaux; 
l'histoire  du  serpent  tué  par  Tristan  est  si  visiblement 
adventice  qu'elle  amène  la  répétition  maladroite  d'une 


TRISTAN  ET   ISEUT.  137 

même  silualion  dramatique  :  Tristan  pansé  et  guéri  par 
Iseut  ou  sa  mère.  Mais,  quelque  anciennement  et 
intimement  que  certains  de  ces  épisodes  aient  été 
incorporés  dans  le  thème  fondamental,  ils  n'en  font  pas 
partie  intégrante.  Ce  thème,  c'est  uniquement  l'amour 
coupable  de  Tristan  pour  Iseut,  la  femme  de  son  oncle^ 
qu'il  lui  a  amenée  et  qu'il  a  conquise  pour  lui,  amour 
dont  la  fatalité  et  l'indestructibilité  sont  symbolisées 
par  le  «  boire  amoureux  »  qu'ils  ont  partagé  sans  le 
vouloir,  et  duquel,  comme  le  dit  énergiquement 
Tristan  lui-même,  ils  restent  «  ivres  »  jusqu'à  leur 
mort.  A  ce  thème  essentiel  appartiennent  les  dangers 
que  courent  les  amants  pour  entretenir  le  commerce 
sans  lequel  ils  ne  pourraient  vivre,  les  tentatives  de  leurs 
ennemis  pour  les  perdre,  l'admirable  épisode  de  leur 
exil  commun  et  de  leur  vie  dans  la  forêt,  puis  leur 
rappel  par  le  roi,  leurs  imprudences  nouvelles,  leur 
séparation  forcée,  les  retours  furtifs  de  Tristan,  son 
vain  essai  d'oublier  en  épousant  une  autre  Iseut,  la 
blessure  envenimée  qu'Iseut  seule  pourrait  guérir,  le 
départ  d'Iseut  pour  le  pays  lointain  où  Tristan  meurt, 
son  arrivée  au  moment  où  il  vient  d'expirer,  sa  mort 
soudaine  enfin  sur  le  corps  de  son  amant. 

Mais  ce  thème,  que  nous  dégageons  par  l'analyse, 
ne  s'était  pas  formé  avec  cette  simplicité  puissante 
dans  l'âme  d'un  poète  :  l'histoire  d'amour  et  de  mort 
qui  le  constitue  s'était  attachée  à  un  héros  fameux 


138  POÈxMES   ET   LÉGENDES   DU    MOYEN    AGE. 

entre  tous,  à  un  demi-dieu,  dieu  à  Torigine,  célébré 
par  beaucoup  de  récits  héroïques  qui  peu  à  peu  se 
sont  effacés  pour  ne  laisser  voir  dans  Tristan,  le  grand 
chasseur,  le  grand  guerrier,  le  grand  harpeur,  que 
Tristan  «  l'amoureux  ».  Le  roi  Marc  de  Cornouailles, 
figure  à  demi  mythique,  Iseut  d'Irlande,  qui  semble,  au 
contraire,  appartenir  aux  souvenirs  tout  présents  delà 
domination  des  vikings  irlandais  sur  la  Grande-Bre- 
tagne, avaient  aussi  des  attaches  multiples  avec  des 
conceptions  et  des  récits  proprement  étrangers  au 
thème  fondamental. Puis  ce  canevas  d'amour,  de  deuil 
et  de  joie  appelait  des  broderies  variées  :  on  les  lui  donna 
en  empruntant  largement  à  des  thèmes  de  tout  ordre  et 
de  toute  provenance.  Mais  tout  ce  travail  se  fit  en  pays 
celtique  et  porte,  même  quand  il  s'applique  à  des  élé- 
ments certainement  étrangers,  la  marque  de  la  main 
celtique.  Comment  faut-il  juger  les  rapports  évidents 
que  la  légende  de  Tristan  présente  avec  celle  de 
Thésée?  Il  est  difTicile  de  le  dire.  Naguère  on  aurait 
voulu  voir  dans  les  parties  communes  aux  deux  épo- 
pées la  preuve  de  l'existence  d'un  mythe  indo-euro- 
péen, antérieur  à  la  séparation  des  Grecs  et  des  Celtes  ; 
aujourd'hui,  on  n'oserait  émettre  une  telle  hypothèse. 
On  pencherait  plutôt  vers  l'idée  d'un  emprunt  fait  par 
les  conteurs  bretons  aux  sources  écrites;  mais  j'ai  dit 
quelles  raisons  s'opposaient,  pour  ces  récits  comme 
pour  les  autres  qui  se  retrouvent  dans  l'antiquité,  à 


TRISTAN    ET   ISEUT. 


d39 


une  explication  aussi  simple.  Peut-être  faut-il  croire 
que  des  contes  mythologiques  ont  été  transmis  aux 
Celtes  oralement  dès  l'antiquité  par  des  Grecs  venus 
en  Bretagne,  où  les  légions  amenaient  des  hommes  de 
tous  les  points  de  l'empire  romain,  et  qu'ils  ont  été 
avidement  saisis,  puis  retenus,  par  ces  esprits  si  ouverts 
à  l'enchantement  des  belles  histoires.  Ne  cherche-t-on 
pas  aujourd'hui  à  élabhr  la  même  provenance  pour 
beaucoup  de  récits  des  Eddas  Scandinaves  auxquels  on 
trouve  des  parallèles  grecs,  et  qu'on  suppose  avoir  été 
racontés  aux  vikings  par  les   Irlandais,  lesquels  les 
tenaient  eux-mêmes,  plus  ou  moins  directement,  des 
Grecs?  —  C'est  aussi  à  la  transmission  orale  qu'il  faut 
attribuer  les  épisodes  qui  se  retrouvent  dans  les  contes 
populaires  de  l'Orient  et  de  l'Occident   :  de  ces  fils 
légers  et  brillants  qui  voltigent  dans  l'air  depuis  des 
siècles,  quelques-uns  ont  été  arrêtés  au  passage  par 
les  conteurs  bretons  et  insérés  dans  la  trame  multico- 
lore de  leur  épopée;  mais  ils  ne  la  constituent  pas,  et 
on  pourrait  les  en  enlever  sans  qu'elle  cessât  de  faire 
un  tissu  solide  et  de  montrer  un  dessin  suivi. 

En  résumé,  une  conception  de  l'amour  telle  qu'elle 
ne  se  trouve  auparavant  chez  aucun  peuple,  dans  aucun 
poème,  de  l'amour  illégitime,  de  l'amour  souverain,  de 
l'amour  plus  fort  que  l'honneur,  plus  fort  que  le  sang, 
plus  fort  que  la  mort,  de  l'amour  qui  lie  deux  êtres 
l'un  à  l'autre  par  une  chaîne  que  les  autres  et  eux- 


140  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

mêmes  sont  impuissants  à  rompre  ou  à  relâcher,  de 
l'amour  qui  les  surprend  malgré  eux,  qui  les  entraîne 
dans  la  faute,  qui  les  conduit  au  malheur,  qui  les 
amène  ensemble  à  la  mort,  qui  leur  cause  des  douleurs 
et  des  angoisses,  mais  aussi  des  joies  et  des  ivresses 
tellement  incomparables  et  presque  surhumaines  que 
leur  histoire,  une  fois  connue,  resplendit  éternellement, 
au  ciel  du  souvenir,  d'un  éclat  douloureux  et  fascinant, 
cette  conception  est  née  et  s'est  réalisée  chez  les  Celtes 
dans  le  poème  de  Tristan  et  Iseut,  et  forme  une  des 
gloires  de  leur  race. 

A  quelle  époque  remonte-t-elle?  On  ne  peut  le  dire. 
La  barbarie  primitive  des  mœurs  que  nous  révèlent 
encore  certains  passages  des  imitations  françaises  du 
xif  siècle  peut  aussi  bien  nous  renvoyer  à  l'époque 
qui  avait  précédé  la  conquête  romaine  qu'à  l'époque 
d'assauvagissement  qui  suivit  la  séparation  d'avec 
Rome  ;  nulle  trace  en  tout  cas  de  christianisme,  mais 
aussi  nulle  trace  de  polythéisme,  sauf  dans  quelques- 
uns  de  ces  vestiges  tenaces  qui  survivent  pendant  des 
siècles  aux  croyances  disparues.  Peut-être  beaucoup 
plus  ancienne  dans  sa  conception  première,  l'histoire 
de  Tristan  et  d'Iseut  a  pris,  vers  le  x'  siècle,  époque  où 
les  vikings  régnaient  à  Dublin  et  où  les  relations  étaient 
perpétuelles  entre  la  Cambrie,  la  Cornouailles, 
l'Irlande  et  l'Armorique,  la  forme  que  nous  permet 
d'atteindre  ou  au  moins  d'entrevoir  la  comparaison  des 


TRISTAN    ET    ISEUT.  141 

plus  anciennes  versions  conservées  ;  cette  forme  était 
d'ailleurs  très  flottante,  et  variait  sans  doute  parmi  les 
conteurs  celtes  comme  plus  tard  parmi  les  conteurs 
français. 

Quant  au  berceau  particulier  de  notre  épopée,  il  est 
difficile  à  déterminer.  Le  nom  de  Tristan,  je  l'ai  dit, 
paraît  être  picte  d'origine.  Il  y  aurait  quelque  chose  de 
séduisant  et  presque  de  touchant  à  croire  que  l'âme 
de  ce  peuple  disparu,  qui  ne  nous  a  légué  que  son  nom 
et  celui  de  quelques-uns  de  ses  chefs  avec  quatre  ou 
cinq  mots  de  sa  langue,  survivrait  jusque  dans  notre 
âme,  grâce  à  une  des  plus  belles  créations  poétiques  de 
l'humanité.  Mais  la  base  de  l'hypothèse  est  trop  peu 
solide  :  peut-être  picte  d'origine,  le  nom  de  Tristan 
était  usité  au  moins  dès  le  xf  siècle  chez  les  Kymri, 
et  rien  ne  nous  empêche  de  croire  qu'il  l'était  déjà 
quand  on  le  donna  au  héros  de  notre  légende.  La 
scène  principale  de  cette  légende  est  en  Cornouailles, 
et  la  connaissance  exacte  au  moins  des  côtes  de 
Cornouailles  montre  bien  que  les  créateurs  de  la 
légende  étaient  familiers  avec  ce  pays  et  qu'elle  y 
était  fortement  localisée  ;  mais  le  récit  est  défavorable, 
souvent  même  hostile,  aux  «  Cornots  »  et  à  leur  roi. 
Tristan  est  né  en  Cambrie  ;  mais  il  quitte  dès  son 
enfance  son  pays  natal,  où  il  ne  revient  guère;  sa  vie 
se  passe  en  Cornouailles  et  se  termine  en  Petite-Bre- 
tagne. Il  faut  sans  doute  en  dire  autant  de  sa  légende  : 


142        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  310 YEN  AGE. 

formée  chez  les  Kymri  de  Galles,  rattachée  extérieu- 
rement à  la  Cornouailles,  elle  a  été  adoptée  et  déve- 
loppée parles  Bretons  armoricains.  L'Irlande,  contrée 
ennemie  oii  Tristan  ne  fait  que  deux  apparitions  passa- 
gères et  dont  le  champion  est  vaincu  par  lui,  est 
naturellement  exclue;  mais  il  faut  noter  qu'une  com- 
paraison avec  l'épopée  irlandaise  nous  découvre  plus 
d'une  parenté  entre  les  types  qu'elle  affectionne  et 
ceux  des  héros  de  notre  légende  :  c'est  une  preuve  de 
plus   en  faveur   de   l'origine   purement    celtique   de 

l'immortelle  légende  d'amour. 

« 

II 

LA    POÉSIE    FRANÇAISE    ET    ALLEMANDE 

Comment  l'épopée  de  Tristan  et  d'Iseut  sortit-elle 
du  monde  celtique,  oii  elle  a  presque  complètement 
péri,  pour  pénétrer  dans  le  monde  romano-germa- 
nique,  oii  elle  devait  trouver  une  vie  nouvelle?  On  ne 
peut  le  dire  en  détail  avec  précision,  mais  deux  choses 
paraissent  certaines,  c'est  qu'elle  a  été  connue  des 
Français,  en  partie  au  moins,  à  travers  un  intermé- 
diaire anglais  (1),  et  que,  dans  sa  transmission,   la 

(1)  L'existence  de  cetle  épopée  chez  les  Anglais  nous  est  attestée 
indirectement  par  le  nom  même  des  lais^  par  le  nom  spécial  du  lai 
du  gotelef  {voy.  plus  loin),  et  par  un  témoignage  positif,  celui  du 
traducteur  anglo-normand  du  poème  anglais  de  Waldef,  qui  déclare 
qu'avant  lui  on  avait  déjà  traduit  Tristan  de  l'anglais.  Elle  a  laissé 


TRISTAN    ET    ISEUT.  143 

musique  a  joué  un  rôle  important.  Autant  et  plus  peut- 
être  que  leur  poésie,  la  musique  des  Bretons  d'Angle- 
terre et  de  France  frappa  leurs  voisins  quand  ils  firent 
connaissance  avec  l'une  et  l'autre  :  leurs  musiciens  se 
répandirent  de  très  bonne  heure  hors  des  limites  de 
leurs  pays.  Dès  avant  la  conquête  normande,  les  Anglo- 
Saxons,  dans  les  longs  festins  oii  circulaient  les  cornes 
pleines  d'ale,  interrompaient  leurs  chansons  pour 
écouter  les  mélodies  exécutées  par  des  Bretons  sur  la 
7'ote  celtique,  ou  sur  la  harpe  famihère  aussi  aux  Ger- 
mains, et  empreintes  d'un  charme  profond  et  doux  qui 
les  faisait  pénétrer  dans  l'âme  :  les  Anglais  nommèrent 
ces  mélodies  d'un  mot  de  leur  propre  langue  [lâg]^  et 
ils  se  firent  traduire  ou  expliquer  en  résumé  les  récits 
qui  les  accompagnaient  (1).  C'est  d'eux  que  les  poètes 
français  apprirent  plus  tard  ces  récits,  qu'ils  appelèrent 
laïs^  lais  de  Bretagne^  et  dont  ils  enfermèrent  dans  leurs 
petits  vers  naïfs  et  courts  d'haleine,  non  sans  l'altérer 
et  la  froisser  souvent,  la  poésie  merveilleuse  qu'ils 


d'ailleurs  des  traces  dans  une  des  versions  françaises,  où  le  breu- 
vage d'amour  est  appelé  du  nom  anglais  de  lovendrajic,  qui  n'a  pu 
naturellement  s'y  attacher  que  dans  des  récits  anglais.  Rien  n'est 
donc  plus  assuré  que  ce  rôle  intermédiaire  de  l'anglais  pour  la 
transmission  au  moins  partielle  de  notre  histoire,  et  c'est  là  une 
circonstance  qui  n'est  pas  indifférente,  car  il  a  pu  s'y  ajouter,  dans 
cette  période  anglaise  de  son  développement,  des  éléments  inconnus 
à  sa  forme  première. 

(1)   [Je  dois  dire  que  celte  étymologie,   que  j'ai  crue  autrefois 
presque  certaine,  me  semble  maintenant  sujette  à  caulion.] 


144         POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

contenaient,  poésie  d'aventure  et  d'amour.  Or  les  lais 
relatifs  à  Tristan  jouissaient  d'une  faveur  particulière  : 
non  seulememt  ils  étaient  réputés  les  plus  beaux  de 
tous,  mais  ils  passaient  pour  avoir  été  composés  par 
Tristan  lui-même,  car  il  était  le  premier  des  joueurs 
de  harpe  et  de  rote,  comme  il  était  le  premier  des 
coureurs  et  des  sauteurs,  des  manieurs  d'épée,  des 
tireurs  d'arc  et  des  lanceurs  de  javelot,  le  plus  adroit 
chasseur,  le  plus  savant  dresseur  de  limiers,  le  plus 
habile  dépeceur  de  venaison.  La  musique  est  sans  cesse 
mêlée  aux  amours  de  Tristan  et  d'Iseut.  Quand,  blessé 
à  mort,  Tristan  aborde  sur  les  côtes  d'Irlande  dans  sa 
barque  aventureuse,  les  accents  de  sa  harpe  emplissent 
les  cœurs  d'émotion,  et  décident  la  reine  d'Irlande  à 
le  recueilhr.  Guéri  par  Iseut,  il  lui  apprend  en  récom- 
pense «  de  bons  lais  de  harpe,  les  lais  bretons  de  son 
pays  »,  et  elle  n'oublie  pas  ses  leçons  :  plus  tard, 
quand  elle  est  seule  et  triste,  un  poète  anglo-normand 
nous  la  montre,  dans  des  vers  d'une  suavité  exquise, 
accompagnant  de  sa  harpe  le  triste  lai  de  Guiron,  qui 
mourut  pour  avoir  aimé  : 

La  dame  chante  doucement, 
La  vois  acorde  a  l'estrument; 
Les  mains  sont  bêles,  li  lais  bons, 
Douce  la  vois  et  bas  li  tons. 

Un  jour,  à  lacourdeCornouailles,  survient  un  har- 


TRISTAN    ET    ISEUT.  145 

peur  irlandais;  son  jeu  enchante  tellement  le  roi  Marc 
qu'il  promet  de  lui  accorder  le  don,  quel  qu'il  soit, 
qu'il  demandera  :  il  demande  la  reine  Iseut,  et  le  roi, 
esclave  de  son  serment,  la  lui  laisse  tristement  emme- 
ner. Sous  une  tente,  près  delà  mer,  elle  attend,  en  se 
tordant  les  mains  de  douleur,  que  la  marée  ait  remis 
à  flot  le  vaisseau  qui  va  l'emporter;  mais  Tristan,  qui 
revenait  de  la  chasse,  apprend  tout  :  il  se  déguise  en 
ménestrel,  s'approche  de  la  tente,  et  joue  si  merveil- 
leusement de  la  rote  que  la  douleur  d'Iseut  s'apaise 
même  avant  qu'elle  l'ait  reconnu;  le  ravisseur  et  ses 
compagnons  oublient  le  temps  à  l'écouter,  et,  quand 
ils  s'en  aperçoivent,  le  flux  montant  a  rendu  difficile 
l'accès  du  navire  :  chargé  d'y  porter  Iseut  sur  son  che^- 
val,  Tristan  l'enlève  à  son  tour  et  crie  à  l'Irlandais 
confus  :  «  Tu  l'as  gagnée  par  la  harpe,  et  je  l'ai  déli- 
vrée par  la  rote!  »  Plus  tard,  quand  il  est  séparé 
d'Iseut,  chez  le  duc  de  Bretagne,  il  compose  et  chante 
sans  cesse  des  chansons  dont  le  refrain  est  d'ordinaire  : 

Iseut  ma  drue,  Iseut  m'amie, 

En  vous  ma  mort,  en  vous  ma  vie, 

si  bien  que  la  fille  du  duc,  la  jeune  Iseut  «  aux  blan- 
ches mains  »,  s'imagine  que  c'est  elle  qu'il  aime.  Natu- 
rellement, on  faisait  remonter  jusqu'à  Tristan  plus 
d'un  lai  qu'on  chantait  encore  au  xii'  siècle,  et  dont 
on  expliquait  le  sujet  par  quelque  épisode  de  son  his-^ 

10 


146        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

toire.  C'est  ainsi  que  Marie  de  France  recueillit  en 
Angleterre  le  motif  du  lai  à\x  gotelef  (chèvrefeuille), 
fait  par  Tristan,  «  qui  bien  sevoit  liarper  »  :  il  y  com- 
parait l'amour  qui  l'unissait  à  la  reine  à  l'enlacement 
indénouable  du  chèvrefeuille  et  du  coudrier  : 

Bêle  amie,  si  est  de  nous  : 

Ne  vous  sans  mei,  ne  je  sans  vous. 

Et  d'autres  genres  encore  de  musique  lui  étaient  aussi 
familiers  que  la  harpe,  la  rote,  le  cor  ou  la  voix  :  il 
savait  imiter  à  s'y  méprendre  le  chant  de  tous  les 
oiseaux.  C'est  ainsi  que,  banni  de  Cornouailles  et 
revenu  en  secret  dans  le  jardin  d'Iseut,  il  élève  dans 
la  nuit  le  chant  plaintif  et  passionné  du  rossignol,  un 
chant  «  d'une  si  grande  douceur  qu'il  n'est  cœur, 
même  de  meurtrier,  qui  n'en  fût  attendri  ^>,  et  qu'Iseut 
reconnaît  tout  de  suite  son  ami  :  c'était  encore  là  le 
sujet  d'un  lai.  C'est  aussi  dans  un  lai  que  se  trouvait 
sans  doute  l'histoire  du  chien  Petitcru  et  du  tintement 
enchanté  de  son  grelot.  Ainsi,  toujours,  aux  amours 
d'Iseut  et  de  Tristan  se  joint  l'accompagnement  d'une 
musique  souverainement  pénétrante;  c'est  enveloppée 
dans  la  musique  que  leur  épopée  a  passé  des  Bretons 
aux  Anglais;  c'est  par  les  lais,  oii  la  mélodie  était 
d'abord  le  principal,  que,  conçue  dans  l'âme  mobile 
et  passionnée  des  Celtes,  elle  s'est  versée  goutte  à 
goutte  dans  l'âme  sérieuse  des  Germains. 


TRISTAN    ET  ISEUT.  147 

Mais  il  n'est  pas  probable  que  la  transmission  an- 
glaise ait  été  la  seule.  La  légende  de  Tristan,  d'ori- 
gine  insulaire,  avait   été,   nous  l'avons  dit,  adoptée 
par  les   Bretons  de  France,  et  les  chanteurs  armori- 
cains, qui  se   répandirent   aux  xf  et  xif  siècles  en 
Angleterre  et  en  France,    ont  dû   souvent  jouer   là 
aussi,  comme  pour  le  cycle  d'Arthur,  le  rôle  d'inter- 
médiaires, que  leur  facilitait  leur  double  connaissance 
du  «  bretans  »  et  du  «romans»  (1).  Malheureusement^ 
nous  ne   connaissons  pas  plus  ces  premiers  lais  bre- 
tons-français sur  Tristan  que  les  chants  anglais  ou 
les  poèmes  celtiques.  Toute  cette  magnifique  floraison 
de  poésie  et  d'amour  se  serait  sans  doute  évanouie 
sans  rien  nous  laisser  de  son  parfum,  si  Guillaume  de 
Normandie    n'avait   pas   pour    des   siècles    rattaché 
l'Angleterre  au  monde  français.  Or  à  ce  moment-là^ 
au  moment  de  la  conquête  de  la  Sicile,  du  Portugal, 
de  Jérusalem  et  de  l'Angleterre,  le  monde  français 
était  agité  d'une  merveilleuse  et  universelle  activité. 
Le  génie  français,  qui  venait  de  se   dégager  de    la 
fusion  des  éléments  indigènes,  romains,  chrétiens  et 

(1)  On  voit,  dans  le  Roman  de  Renard,  Renard,  déguisé  en  jongleur 
breton,  se  vanter  de  connaître  les  lais  du  Chèvrefeuille,  de  Tristan 
et  de  «  dame  Iseut  )>.  Il  est  vrai  que  le  baragouin  de  ce  prétendu 
Breton  est  un  mélange  de  français  et  d'anglais.  Cela  prouve  que  les 
Français  confondaient  les  deux  idiomes  d'où  leur  venaient  les  his- 
toires bretonnes  ;  mais  cela  ne  doit  pas  empêcher  d'attribuer  un 
rôle  important  dans  la  transmission  de  ces  histoires  aux  chanteurs 
de  l'Armorique. 


148        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

germaniques,  était  comme  un  jeune  arbre  en  pleine 
sève,  envoyant  ses  racines  et  poussant  ses  rejetons 
de  tout  côté,  et  accueillant  toutes  les  greffes  qu'il  em- 
plissait de  sa  vie  et  auxquelles  il  communiquait  sa 
force  d'expansion.  Bientôt  les  conteurs  et  les  trou- 
veurs  anglo-normands  et  français  répétèrent  et  pro- 
pagèrent partout  l'histoire  de  Tristan  et  d'Iseut, 
qu'ils  avaient  apprise  des  Anglais  et  des  Bretons  (1). 
C'est  à  cette  période  d'effervescence  que  remonte 
tout  ce  qui  s'est  conservé  d'authentique  et  de  beau  de 
l'épopée  des  amants  de  Cornouailles  ;  ce  qui  est  venu 
depuis  n'a  guère  été  que  plates  imitations  ou  imagi- 
nations malencontreuses.  La  source  de  cette  poésie 
n'était  pas  en  France  :  quand  le  courant  n'eut  plus 
avec  la  source  de  communication  directe,  il  se  tarit 
ou  s'embourba. 

Cette  première  période  de  la  vie  française  de  notre 
légende  dut  être  caractérisée  par  des  lais  ou  de  courts 
poèmes  épisodiques  et  surtout  par  les  récits  des  con- 
teurs de  profession  qui  charmaient  les  réunions  des 
jours  de  fête,  se  répandaient,  essaim  bourdonnant, 
de  château  en  château,  et,  comme  les  abeilles  trans- 
portent le  pollen  sur  les  fleurs,  dispersaient  la  matière 


(1)  Dès  le  milieu  du  xii*^  siècle,  les  troubadours  de  Provence  citent 
àl'envi  les  poèmes  français  sur  Tristan;  en  même  temps  ou  plus  tôt 
encore  ces  poèmes  sont  connus  en  Italie,  et  bientôt  traduits  en 
allemand  et  en  norvégien. 


TRISTAN    ET    ISEUT.  149 

épique  qui  devait  être  au  loin  féconde.  Nous  n'avons 
naturellement  rien  conservé  des  récits  oraux,  et  il 
nous  reste  bien  peu  de  chose  des  lais  ou  des  courts 
poèmes  (1)  :  ils  ont  été  absorbés  dans  les  grands 
poèmes  où  l'on  a  essayé  de  réunir  en  une  histoire 
suivie  toutes  les  aventures  de  Tristan,  depuis  sa  nais- 
sance jusqu'à  sa  mort.  Ces  grands  poèmes  eux-mêmes 
n'ont  pas  été  épargnés  par  le  temps  :  peu  s'en  est  fallu 
qu'ils  ne  fussent  aussi  complètement  perdus  pour  nous 
que  les  essais  qui  les  avaient  précédés.  Nous  n'en  con- 
naissons aucun  que  par  fragments,  et,  si  nous  pou- 
vons en  suivre  deux  d'un  bout  à  l'autre,  c'est  grâce  à 
des  imitations  étrangères. 

Ils  se  rapportent  à  deux  versions  distinctes  de  la 
légende,  ou  plutôt  l'un  d'entre  eux,  le  poème  de 
Thomas,  s'oppose  à  l'ensemble  des  autres,  qu'on 
peut  désigner  comme  formant  la  version  française, 
parce  qu'elle  a  été  la  plus  répandue  en  France,  tandis 
que  le  poème  de  l'anglo-normand  Thomas  représente 
la  version  anglaise.  La  version  française  est  caracté- 
risée par  le  fait  qu'elle  présente  Marc  comme  régnant 
sur  la  Cornouailles  seule  et  comme  contemporain  du 
roi  de  Bretagne  Arthur  ;  dans  Thomas,  au  contraire, 
Marc,  considéré  comme  un  peu  plus  récent  qu'Arthur, 


(1)  On  peut  citer  le  noyau  commun  des  deux  lais  sur  l'aventure 
de  Tristan  déguisé  en  fou,  le  lai  du  Chèvrefeuille,  l'épisode  du  rossi- 
gnol conservé  dans  un  poème  anglo-normand  du  xn^  siècle. 


150  POÈMES   ET    LÉGENDES     DU     3I0Y£x\    AGE. 

est  roi  non  seulement  de  la  Cornouailles,  mais  de  l'An- 
gleterre tout  entière  (1).  A  la  version  française  (ou 
commune)  apparliennent  :  un  long  fragment  dans  la 
première  partie  duquel  apparaît  comme  auteur  un 
certain  Béroul  (2),  le  poème  perdu  qui  a  été  traduit 
en  allemand  par  Eilliart  d'Oberg  (vers  1170)  (3),  et, 
au  moins  pour  le  noyau  principal,  l'immense  et  in- 
digeste roman  en  prose,  écrit  vers  1220,  amplifié  et 
remanié  par  vingt  mains  différentes  dans  le  cours 
du  xiii^  siècle  (4)  ;  à  cette  même  version  se  rattachait 
sans  doute  le  poème,  malheureusement  perdu,  de 
Chrétien  de  Troies  ;  c'est  à  elle  que  se  rapportent  la 
plupart  des  allusions  contenues  dans  divers  ouvrages 

(1)  En  restreignant  le  royaume  de  Marc  à  la  Cornouailles,  la 
version  française  est  fidèle  à  l'ancienne  légende  ;  en  mêlant  Arthur 
àThistoire,  elle  s'en  écarte  certainement,  et  cette  contamination  de 
deux  cycles  étrangers  l'un  à  l'autre  est  le  fait  des  auteurs  français, 
pour  lesquels  la»  matière  de  Bretagne  »  était  inséparable  d'Arthur. 
—  Pour  une  autre  différence  entre  les  deux  versions,  voy.  ci-dessus, 
p.  115,  note. 

(2)  La  seconde  partie  semble  ne  pas  elre  de  la  même  main,  et 
paraît  sensiblement  plus  récente. 

(3)Eilhart  marche  à  peu  près  d'accord  avec  Béroul  dans  la  partie 
du  fragment  français  qui  est  sans  doute  de  celui-ci  ;  il  ne  connaît 
pas  la  seconde  partie,  consacrée  à  l'histoire  de  l'épreuve  judiciaire. 
Eilhart  est  extrêmement  précieux  pour  toute  la  lin  du  récit,  où  sa 
source  française  nous  manque. 

(4)  Ce  roman  a  substitué  au  beau  dénouement  traditionnel  un 
autre  dénouement,  dans  lequel  les  amants  meurent  embrassés,  et 
qui  ne  manque  pas  de  grandeur.  Un  manuscrit  du  roman  en  prose 
a  conservé,  par  une  heureuse  chance,  une  forme  du  dénouement 
traditionnel  empruntée  à  un  ancien  poème  très  voisin  de  la  source 
d'Eilhart. 


TRISTAN   ET    ISEUT.  151 

et  aussi  des  représentations  figurées  qui  nous  sont 
parvenues  en  si  grand  nombre  d'épisodes  de  notre 
légende  (1). 

Le  poème  de  Tliomas,  qui  représente  la  version 
anglaise,  mais  surtout,  en  plusieurs  points,  une  version 
personnelle  à  l'auteur,  a  eu  une  fortune  singulière. 
Depuis  une  cinquantaine  d'années  on  en  a  découvert 
des  fragments,  variant  de  cinquante  vers  à  près  de 
deux  mille,  en  Angleterre,  à  Strasbourg,  à  Turin  (2)  : 
c'est  au  moins  cinq  manuscrits  dont  il  est  arrivé 
jusqu'à  nous  des  débris  plus  ou  moins  importants, 
mais  aucun  ne  nous  est  parvenu  entier.  Heureuse- 
ment, le  poème  de  Thomas  a  été  mis  en  prose  nor- 
végienne, en  1226,  pour  le  roi  Hakon,  par  le  bon 
moine  Robert,  qui,  malgré  ce  que  le  sujet  avait  de 
peu  édifiant,  a  fidèlement  suivi  son  original,  tout  en 

(1)  De  ces  représentations,  qui  ont  dû  être  innombrables,  nous 
n'avons  guère  conservé  que  celles  qui  avaient  la  forme  de  sculptures 
sur  pierre  et  surtout  sur  ivoire  (coffrets  ou  miroirs).  Un  des  sujets 
les  plus  fréquemment  traités  est  l'épisode  de  la  fontaine  :  Marc, 
averti  par  le  nain  délateur,  s'est  caché  dans  l'arbre  qui  domine 
la  fontaine  où  les  amants  se  sont  donné  rendez-vous  la  nuit;  mais 
le  reflet  de  sa  tête  dans  la  fontaine  éclairée  par  la  lune  le  trahit, 
et  les  amants  n'échangent  que  des  paroles  qui  le  persuadent  de 
leur  innocence.  Rien  de  plus  amusant  que  la  façon  naïve  dont  les 
artistes  ont  représenté  cette  scène  et  surtout  la  tête  couronnée 
du  roi  à  la  fois  cachée  dans  les  branches  et  reflétée  dans  l'eau.        < 

(2)  Tous  sont  d'écriture  anglo-normande;  tous, malheureusement 
appartiennent  à  la  deuxième  partie  du  poème,  et  plusieurs,  ce  qui 
est  plus  fâcheux  encore  (quoique   avantageux  pour    la  critique 
du  texte),  font  double  emploi. 


152        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

l'abrégeant  beaucoup.  Déjà  auparavant,  Gotfrid  de 
Strasbourg  l'avait  imité,  avec  un  grand  talent  de 
forme,  mais  sans  rien  ajouter  ni  modifier  d'important, 
dans  un  poème  qui,  malgré  ses  dix-neuf  mille  cinq 
cent  cinquante-deux  vers,  ne  répond  à  peu  près 
qu'aux  deux  tiers  de  celui  de  Thomas  (1).  Enfin,  au 
xiv"*  siècle,  un  rimeur  anglais  a  arrangé  à  sa  façon, 
façon  baroque,  le  poème  anglo-normand  du  xif  siè- 
cle. Le  poème  de  Gotfrid,  traduit  en  allemand  mo- 
derne, avec  un  résumé  de  ses  suites,  a  été  la  seule 
source  où  Richard  Wagner  a  puisé  les  éléments  de 
son  drame,  qu'il  a  d'ailleurs  fort  librement  traités. 

On  voit  de  quelle  active  et  longue  collaboration  de 
races  et  de  civilisations  diverses  le  Tristan  et  Isolde 
est  le  fruit.  Issu  sans  doute  d'un  vieux  mythe  ances- 
tral,  conçu  peut-être  chez  les  Pietés,  en  tous  cas  che? 
les  Celtes,  et  chez  les  Celtes  même  déjà  largement 
pénétré  d'influences  antiques  et  orientales,  renouvelé 
chez  les  Bretons  d'Armorique,  adopté  par  les  Anglo- 
Saxons  avec  la  musique  qui  l'accompagnai!,  avide- 
ment accueilli  par  les  Normands  francisés  qui  con- 
quirent l'Angleterre  et  bientôt  par  les  Français  de 
France,  le  drame  de  l'amour  fatal  et  mortel  passe 


(4)  L'œuvre  inachevée  de  Gotfrid  a  été  terminée  au  xiii''  siècle  par 
deux  continuateurs  indépendants,  qui  ont  puisé  en  partie  dans 
Eilhart,  mais  en  partie  dans  des  rédactions  françaises  dont  nous 
n'avons  connaissance  que  par  eux. 


TRISTAN    ET    ISEUT.  153 

une  seconde  fois,  grâce  au  Yêtement  élégant  et 
«  moderne  »  que  lui  ont  donné  nos  poètes,  dans  le 
monde  germanique,  et  y  obtient  un  long  succès;  il 
s'oublie  cependant,  comme  toute  la  poésie  du  moyen 
âge,  jusqu'à  ce  que  le  romantisme  et  l'érudition  le 
réveillent  de  sa  poussière,  et  que,  compris  enfin 
dans  toute  la  grandeur  pathétique  de  son  inspiration, 
il  ressuscite  dans  une  âme  musicale  et  poétique,  et 
enivre,  dans  nos  théâtres,  les  oreilles  et  les  cœurs  de 
«  boire  amoureux  »,  comme  il  faisait  jadis  dans  les 
barques  courant  de  Cambrie  en  Armorique,  plus  tard 
dans  les  manoirs  forestiers  des  Saxons,  dans  les  châ- 
teaux hâtivement  bâtis  des  compagnons  du  Bâtard, 
dans  les  cours  élégantes  de  France  et  de  Champagne 
ou  dans  celles  qui  les  imitaient  en  Allemagne  et  en 
Bohême,  dans  les  brillantes  assemblées  lombardes  ou 
sur  les  places  de  Florence  et  de  Pise,  dans  les  vastes 
salles  habituées  à  entendre  les  chants  des  scaldes 
norvégiens,  et  jusque  dans  les  maisons  de  bois  des 
pêcheurs  islandais. 

Les  premiers  conteurs  de  langue  française  ne  pa- 
raissent pas  avoir  marqué  les  récits  qu'ils  recueillaient 
d'une  empreinte  particulière.  Devant  ces  récits,  qui  les 
émerveillent  par  leur  charme  inconnu  et  les  déconcer- 
tentpar  leur  incohérence  ouleur  étrangeté,  ils  se  com- 
portent d'une  façon  à  peu  près  passive,  répétant  ce  qu'ils 
ont  entendu  et  plus  ou  moins  bien  compris,  et  ne  réagis- 


154        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

sant  guère  contre  la  «  matière  «  qu'ils  suivent  doci- 
lement.   On  trouve   encore,    dans    les  plus  anciens 
poèmes  qui  nous  sont  parvenus,  de  nombreuses  traces 
de  cette    docilité  première,  grâce    à  laquelle  nous 
avons  conservé  les  traits  primitifs,  barbares,  souvent 
bizarres  et  presque  inintelligibles,  des  anciens  lais,  et 
nous  bénissons  l'absence  de  personnalité  de  ces  vieux 
conteurs,  qui  nous  a  transmis  ces  épisodes  d'une    si 
haute    importance   et    souvent  d'une    si    singulière 
beauté.    Mais    bientôt   commence    dans  l'évolution, 
maintenant  purement   française,  du  cycle  de  Tristan 
et  d'Iseut  un  double  travail  de  critique  et  d'innova- 
tion, qui  tend  à  en  rapprocher  de  plus  en  plus  les 
récits  des  habitudes,   des  goûts  et   des  mœurs   du 
monde   chevaleresque  où    ils  ont  pénétré,     monde 
si  différent  de  leur  miheu  originaire.  Les  poètes  qui, 
à  l'aide  des  matériaux  épars  de  l'âge  précédent,  com- 
pilent de   longues  biographies  de  Tristan  n'hésitent 
pas  à  rejeter  un  certain  nombre  de  ces  matériaux 
comme  contraires    à   leur  façon  d'entendre   soit  la 
courtoisie,   soit    la   vraisemblance.    Béroul  proteste 
avec  indignation  contre  l'assertion  des   «  conteurs  » 
d'après   laquelle  Tristaa  aurait  tué  les  lépreux  aux- 
quels Marc  avait  livré  Iseut  :   un  chevalier  se  salir  à 
de  pareils  truands  !  fi  donc  !  Sachez  que  Tristan  n'en 
toucha  pas  un  seul,  et  que  l'écuyer  Gorvenal  se  borna 
à  les  mettre  en  fuite  en  en  frappant  quelques-uns  de 


TRISTAN    ET    ISEUT.  l5o 

leurs  béquilles  (1).  Béroul  et  la  source  d'Eilhart 
racontent  naïvement  l'histoire  du  cheveu  apporté 
par  l'hirondelle  dans  la  salle  du  roi  Marc,  et  le 
voyage  aventureux  de  Tristan  à  la  recherche  de  la 
belle  aux  cheveux  d'or  ;  mais  Thomas  (traduit  par 
Gotfrid)  ne  peut  admettre  un  pareil  conte  :  «  On 
ht  qu'une  hirondelle  avait  volé  de  Cornouailles  en 
Irlande  et  avait  trouvé  là  un  cheveu  de  femme  qu'elle 
rapporta  pour  son  nid.  Où  a-t-on  jamais  vu  une  hiron- 
delle se  donner  tant  de  peine^  et  aller  chercher  au 
delà  des  mers  des  matériaux  qu'elle  trouve  en  abon- 
dance autour  d'elle?  Et  qui  croira  que  Tristan  se  soit 
alors  embarqué  au  hasard,  sans  savoir  combien  de 
temps  il  resterait  en  mer,  ni  même  qui  il  devait  cher= 
cher?  Celui  qui  a  écrit  de  pareilles  rêveries  avait  sans 
doute  quelque  injure  à  venger  sur  les  livres  (2).»  Mais 
ces  accès  de  critique  sont,  par  bonheur,  fort  inter- 


(1)  Il  est  curieux  de  voir  que  ce  scrupule  délicat  n'était  pas  venu 
à  l'auteur  du  poème  suivi  par  Eilhart  :  il  fait  très  bien  assommer 
par  Tristan  les  «  meseaus  »  qui  emmenaient  la  reine. 

(2)  Nous  avons  parlé  plus  haut  du  ruisseau  qui,  dans  les  anciens 
récits,  traversait  la  chambre  dTseut  :  les  poètes  plus  récents  le  font 
passer  non  dans  la  chambre  de  la  reine,  mais  devant  son  appar- 
tement. Tristan  y  jetait  des  morceaux  de  bois  où  Iseut  reconnaissait 
tout  de  suite  sa  main,  car  il  était  aussi  habile  à  tailler  le  bois  qu'à 
tous  les  autres  arts  :  nos  poètes  veulent  qu'il  y  eût  gravé  un  T  et  un  1, 
ou  au  moins  une  croix.  De  même  Marie  de  France  raconte  qu'il 
avait  écrit  son  nom  sur  la  baguette  de  coudrier  qu'il  jeta  un  jour 
devant  les  pieds  d'Iseut,  tandis  qu'à  l'origine  la  baguette  enlacée 
par  le  chèvrefeuille  était  à  elle  seule  un  symbole  et  un  appel. 


156        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

mittents  :  aucun  de  ces  poètes  si  exigeants  sur  la 
courtoisie  ne  trouve  à  redire  à  ce  qu'Iseut  fasse  tuer 
Brangien  pour  la  récompenser  de  son  sacrifice  ;  ces 
rationalistes  croient  fermement  à  l'effet  du  «  boire 
amoureux»,  et  le  même  Thomas,  qui  n'admet  pas 
que  les  hirondelles  transportent  des  cheveux  de 
femme  d'un  rivage  à  l'autre,  raconte  sans  scrupule 
l'histoire  féerique  du  chien  Petitcru. 

Les  poètes  français  ne  se  bornent  pas  à  écarter  çà 
et  là  ce  qui  choque  leur  éducation  ou  leur  bon  sens  : 
ils  ajoutent  à  leurs  sources  des  traits  qu'ils  jugent  de 
nature  à  rendre  leurs  récits  plus  intéressants  ou  leurs 
héros  plus  sympathiques.  Dans  le  poème  de  Béroul  et 
dans  le  poème^  très  voisin,  qu'a  suivi  Eilhart,  Tris- 
tan n'est  pas  seulement  un  archer  incomparable 
et  un  terrible  joueur  d'épée  :  il  manie  la  lance, 
et  renverse  dans  un  tournoi  les  meilleurs  chevaliers 
de  la  Table  Ronde.  Ce  qui  est  plus  grave,  son 
amour  n'est  plus  seulement  l'amour  sauvage  et  pas- 
sionné des  légendes  celtiques,  qui  remue  si  étrange- 
ment l'âme  parce  qu'il  jailht  de  ses  profondeurs  les 
plus  intimes  et  les  plus  mystérieuses  :  c'est  déjàl'amour 
((  courtois  »,  l'amour  conventionnel  et  réglementé  qui 
trouvera  son  expression  complète  dans  la  liaison  de 
Lancelot  et  de  Guenièvre.  Iseut  croit  que  Tristan, 
sommé  de  s'arrêter  au  nom  de  celle  qu'il  aime,  n'a  pas 
immédiatement  obéi,  et  elle  le  chasse  de  sa  présence 


TRISTAN    ET     ISEUT.  157 

pour  ce  manquement  aux  règles  d'amour,  comme  Gue- 
nièvre  tourne  le  dos  àLancelot,  qui  vient  de  la  sauver, 
parce  qu'il  a  hésité  un  instant  à  accepter  pour  elle 
l'apparence  du  déshonneur.  Cette  évolution  du  type 
barbare  et  primitif  du  héros  breton  vers  le  type  du 
parfait  chevalier  français  se  poursuit  dans  le  poème  de 
Thomas  et  trouve  son  accomplissement  dans  le  roman 
en  prose,  où  Tristan  est  devenu  absolument  l'émule  et 
le  pareil  des  Lancelot  et  des  Palamède.  Ne  nous  plai- 
gnons pas  trop  de  ce  manque  de  sympattiie,  chez  nos 
poètes,  pour  les  traits  de  la  vieille  histoire  qui  précisé- 
ment nous  attirent  le  plus  :  ils  en  ont  encore  laissé 
subsister  assez  pour  que  notre  imagination,  guidée  par 
la  critique,  puisse  la  restituer  dans  sa  physionomie 
originaire,  et  c'est  au  travail  d'accommodation  qu'elle  a 
subi  entre  leurs  mains  que  cette  histoire,  trop  en  de- 
hors des  mœurs  et  des  sentiments  du  moyen  âge  che- 
valeresque pour  être  adoptée  par  lui  telle  quelle,  doit 
en  somme  de  nous  avoir  été  conservée. 

D'ailleurs,  —  et  c'est  là  la  gloire  que  peut  revendi- 
quer notre  langue,  sinonpeut-être notre  race,  —parmi 
ces  diascévastes  qui  ont  arrangé  les  récits  antiques  au 
goût  des  Français  du  xif  siècle,  il  s'est  trouvé  un 
vrai  poète,  j'oserais  dire  un  grand  poète  si  chez  lui 
l'expression  répondait  toujours  à  l'inspiration,  et  s'il 
ne  gâtait  souvent  par  des  enfantillages,  par  des  subti- 
lités et  surtout  par  des  redites  les  délicatesses  de  son 


158        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

sentiment  et  les  finesses  de  sa  psychologie  :  c'est  Tho- 
mas, Thomas  de  Bretagne,  comme  l'appelle  Gotfrid, 
dont  nous  ne  savons  rien,  si  ce  n'est  qu'il  était  Anglo- 
Normand,  et  par  conséquent  sans  doute  d'origine 
anglaise.  Cette  origine  devient  très  vraisemblable  si 
on  le  compare  à  un  Français  du  même  siècle,  par 
exemple  à  son  illustre  contemporain  le  Champenois 
Chrétien  de  Troies  :  ce  sont  bien  deux  génies  diffé- 
rents qui  nous  parlent  dans  ces  deux  poètes.  Le  Fran- 
çais  s'attache  surtout  à  rendre  son  récit  intéressant, 
amusant  même^  pour  la  société  à  laquelle  il  est  destiné  ; 
il  est  «  social  »,  voire  mondain  ;  il  sourit  des  aventu- 
res qu'il  raconte  et  laisse  finement  entendre  qu'il  n'en 
est  pas  la  dupe;  il  s'attache  à  donner  à  son  style  une 
constante  élégance,  un  poli  uniforme  sur  lequel  étin- 
cellent  çà  et  là  des  mots  spirituellement  aiguisés  : 
avant  tout  il  veut  plaire,  et  pense  à  son  public  plus 
qu'à  son  sujet.  L'Anglais  sent  avec  les  héros  de  son 
récit  ;  son  cœur  est  intéressé  aux  peines  et  aux  joies 
du  leur;  il  cherche  jusqu'au  fond  de  leur  âme  pour  en 
découvrir  les  replis  cachés  ;  son  style,  embarrassé  et 
souvent  obscur  quand  il  s'applique  au  récit  d'aven- 
tures qui  au  fond  ne  l'intéressent  pas,  devient  vivant 
et  nuancé  quand  il  essaie  de  rendre  les  sentiments  in- 
times, qui  seuls  le  touchent  ;  il  écrit  pour  lui-même 
et  pour  ceux  qui  ont  les  mêmes  besoins  d'émotion  que 
lui,  bien  plus  que  pour  un  public  sensible  surtout  au 


TRISTAN     ET     ISEUT.  159 

talent  du  conteur  et  indifférent  au  sujet  du  conte.  11 
est  malheureux  que  nous  ne  puissions  pas  comparer  le 
Tristan  de  Chrétien  et  celui  de  Thomas  ;  nous  pou- 
vons du  moins  nous  représenter  la  différence  que 
nous  offriraient  les  deux  œuvres  :  le  poète  champenois 
nous  présenterait,  gracieusement  posée  sur  un  bril- 
lant «  tailloir  »  et  ciselée  d'une  main  habile  et  légère, 
la  coupe  où  les  deux  amants  burent  le  breuvage 
d'amour;  le  poète  anglo-normand  l'a  vidée,  et  nous 
sentons  encore  trembler  dans  ses  vers  l'ivresse  que  son 
cœur  y  a  puisée. 

Qu'on  me  permette  de  donner  ici  la  traduction  de 
quelques  passages  empruntés  à  la  fin  du  poème  de 
Thomas  ;  j'espère  qu'elle  conservera  quelque  chose  du 
charme  pénétrant  des  vers  du  vieux  conteur  anglo- 
normand. 

Tristan  a  été  blessé  d'un  glaive  empoisonné  : 

Tristan  fait  appareiller  ses  plaies  et  chercher  des  médecins  ; 
on  lui  en  amène  en  nombre,  mais  aucun  ne  sait  g'uérir  ce 
venin,  car  ils  ne  le  découvrent  même  pas.  Ils  ne  savent  faire 
aucun  emplâtre  qui  l'attire  au  dehors  ;  ils  ont  beau  battre  et 
broyer  leurs  racines,  cueillir  leurs  herbes,  mêler  leurs  potions, 
ils  n'aident  en  rien  le  patient.  Tristan  ne  fait  qu'empirer.  Le 
venin  se  répand  par  tout  son  corps  et  le  fait  enfler  dehors  et 
dedans  ;  il  devient  noir  et  livide  ;  ses  os  commencent  à  se  décou- 
vrir. Il  sent  qu'il  va  perdre  la  vie  s'il  n'est  secouru  au  plus  tôt, 
qu'aucun  d'eux  ne  peut  le  panser  et  qu'il  lui  faudra  mourir. 
Cependant,  si  la  reine  Iseut  était  làj  elle  le  g-uérirait;  mais  il 


160        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

ne  peut  aller  à  elle  :  un  voyag-e  en  mer  le  tuerait,  et  en  Cor- 
nouailles  il  a  des  ennemis  cruels.  Iseut  non  plus  ne  peut  venir 
à  lui  :  il  ne  voit  pas  qu'il  puisse  guérir.  Il  souffre  cruellement 
de  son  état  de  lang-ueur  et  de  sa  plaie;  le  venin  l'angoisse 
durement.  En  secret  il  mande  Kaherdin  (le  frère  de  sa  femme 
Iseut  aux  blanches  mains)  ;  il  veut  s'ouvrir  à  lui,  car  entre  eux 
règne  la  plus  loyale  amitié.  Il  ordonne  que  tout  le  monde 
sorte  de  la  chambre  ;  dans  la  maison  même  il  ne  doit  rester 
qu'eux  deux.  Iseut,  sa  femme,  se  demande  en  son  cœur  ce 
qu'il  a  dans  l'idée  :  voudrait-il  quitter  le  siècle  et  devenir 
moine  ?  Elle  en  est  gTandement  troublée.  Elle  va  s  appuyer, 
en  dehors  de  la  chambre,  contre  la  paroi  qui  touche  au  lit,  car 
elle  veut  écouter  l'entretien;  elle  fait  faire  sentinelle,  pour  ne 
pas  être  surprise,  par  un  serviteur  dévoué. 

Pendant  qu'elle  se  tient  ainsi,  Tristan,  rassemblant  ses 
forces,  se  redresse  et  s'appuie  à  la  muraille.  Kaherdin  est 
assis  près  de  son  ht;  tous  deux  pleurent  tendrement  :  ils  re- 
g-rettent  leur  bonne  compagnie,  séparée  après  si  peu  de 
temps,  et  leur  g-rande  amitié  et  leurs  amours;  ils  ont  le  cœur 
plein  de  douleur  et  de  pitié,  d'angoisse  et  de  peine;  l'un  se 
lamente  pour  l'autre,  ils  pleurent,  ils  mènent  grand  deuil  en 
pensant  à  la  fin  de  leur  amitié  si  noble  et  si  loyale.  Tristan 
dit  enfin  à  Kaherdin  :  «  Écoutez,  ami.  Je  suis  ici  un  étranger, 
je  n'ai  ni  ami,  ni  parent,  excepté  vous  seul;  tout  le  bien  que 
j'ai  eu  dans  cette  contrée  m'est  venu  de  vous.  Si  j'étais  dans 
mon  pays,  je  crois  que  je  pourrais  g'uérir  ;  mais  ici,  beau  doux 
compag'non,  je  perds  la  vie  faute  d'aide;  il  me  faut  mourir, 
car  personne  n'es.t  en  état  de  me  guérir,  fors  la  reine  Iseut  : 
elle  en  a  le  pouvoir,  pourvu  qu'elle  en  ait  le  vouloir.  Mais, 
beau  compagnon,  je  ne  sais  comment  faire,  comment  arriver 
à  ce  qu'elle  le  sache...  Si  j'avais  qui  voulut  aller  lui  porter  mon 
message,  je  serais  sauvé;  j'ai  la  confiance  que  rien  ne  l'em- 
pêcherait de  me  secourir,  tant  est  fort  l'amour  qu'elle  me 
porte.  Je  ne  vois  qu'une  ressource,  et  c'est  à  vous,  compagnon, 


TRISTAN    ET    ISEllT.  461 

que  je  m'adresse.  Par  amitié,  par  générosité,  faites  ce  mes- 
sag^e  pour  moi...  et  je  vous  jure,  si  vous  entreprenez  ce 
voyage,  que  je  deviendrai  votre  homme  lige  et  vous  aimerai 
par-dessus  tous  les  hommes.  »  Kaherdin  voit  Tristan  pleurer 
et  gémir;  il  en  a  le  cœur  serré  et  répond  doucement  :  «  Beau 
compagnon,  ne  pleurez  pas  :  je  ferai  ce  que  vous  voudrez. 
Oui,  ami,  pour  vous  guérir  et  vous  soulager,  je  m'exposerai 
à  la  mort...  Dites  ce  que  vous  voulez  lui  mander,  et  je  ferai 
aussitôt  mes  apprêts.  »  Tristan  répond  :  «  Merci!  Or  écoutez- 
moi.  Prenez  cet  anneau  :  c'est  une  enseigne  entre  nous. 
Quand  vous  arriverez  là-bas,  allez  à  la  cour  comme  un  mar- 
chand et  présentez-lui  des  étoffes  de  soie.  Faites  qu'elle  voie 
cet  anneau  :  elle  cherchera  aussitôt  un  moyen  de  vous  parler 
en  secret.  Saluez-la  de  ma  part  :  mon  cœur  lui  envoie  tant 
de  saints  qu'il  n'en  reste  plus  pour  moi.  Mon  salut  à  moi  est 
entre  ses  mains  ;  si  elle  ne  me  le  rapporte  pas,  je  mourrai  dou- 
loureusement. Faites-lui  bien  connaître  ma  langueur  et  le 
mal  dont  je  souffre.  Dites-lui  qu'elle  vienne  me  soulager; 
dites-lui  qu'elle  se  souvienne  des  plaisirs  que  nous  avons  eus 
ensemble,  et  des  grandes  peines  et  des  tristesses,  et  des  joies 
et  des  douceurs  de  notre  amour  loyal  et  tendre.  Rappelez-lui 
la  plaie  qu'elle  me  guérit  jadis,  et  le  breuvage  que  nous 
bûmes  ensemble  sur  mer  :  c'est  notre  mort  que  nous  y  avons 
bue...  Saluez  aussi  Brangien,  parlez-lui  de  mon  mal,  dites- 
lui  que  je  meurs  si  l'on  ne  m'aide  bientôt...  Hâtez-vous,  cher 
compagnon,  et  revenez  vite;  car,  si  vous  tardez,  vous  ne  me 
trouverez  plus.  Prenez  un  terme  de  quarante  jours  et  rame- 
nez Iseut  avec  vous.  Gelez  bien  tout  ce  que  je  vous  dis,  sur- 
tout à  votre  sœur  :  qu'elle  ne  se  doute  pas  de  notre  amour; 
vous  direz  que  vous  allez  chercher  un  médecin  pour  guérir 
ma  plaie.  Vous  emmènerez  ma  belle  nef,  et  vous  prendrez 
avec  vous  deux  voiles,  l'une  blanche  et  l'autre  noire.  Si  vous 
ramenez  Iseut,  mettez  au  retour  la  voile  blanche,  et  si  vous 
ne  la  ramenez  pas,  cinglez  avec  la  voile  noire.  Je  n'ai  plus 

14 


162        POÈMES  ET  LÉGEiSDES  DU  MOYEN  AGE. 

rien  à  vous  dire  :  Dieu  vous  conduise  et  vous  ramène  sain  et 
sauf!  »  Il  soupire,  il  pleure,  il  gémit;  Kaherdin  pleure  aussi, 
le  baise  et  prend  congé.  Kaherdin  fait  ses  apprêts  :  au  pre- 
mier bon  vent  il  s'embarque.  Ils  lèvent  les  ancres,  ils  dressent 
le  mât,  ils  cinglent  par  une  douce  brise,  ils  tranchent  les 
vagues  hautes  et  profondes.  Kaherdin  emporte  avec  lui  de 
précieuses  marchandises,  des  draps  de  soie  teints  de  belles 
couleurs,  de  la  riche  vaisselle  de  Tours,  du  vin  de  Poitou,  des 
gerfauts  d'Espagne  :  c'est  par  ce  moyen  qu'il  pense  arriver 
auprès  d'Iseut.  Il  fend  la  mer  et  vogue  à  pleine  voile  vers 
l'Angleterre  ;  il  court  huit  jours  et  huit  nuits  avant  d'y  arriver. 
Le  courroux  d'une  femme  est  redoutable  ;  chacun  fait  bien 
de  s'en  garder.  Là  où  elle  aura  le  plus  aimé,  c'est  là  qu'elle 
se  vengera  le  plus  cruellement.  Comme  leur  amour  vient 
rapidement,  rapidement  aussi  vient  leur  haine,  et  leur  ini- 
mitié, quand  elle  est  venue,  dure  plus  que  leur  amitié.  Elles 
savent  parfois  modérer  l'amour,  elles  ne  savent  pas  tempérer 
la  haine...  Iseut  aux  blanches  mains  se  tient  debout  contre 
la  muraille  :  elle  a  entendu  toutes  les  paroles  de  Tristan  ;  elle 
connaît  son  amour  et  s'en  indigne  dans  son  cœur  :  elle  sait 
maintenant  pourquoi  il  est  si  froid  avec  elle,  lui  qu'elle  a  tant 
aimé.  Elle  retient  bien  ce  qu'elle  a  entendu  ;  elle  n'en  fait  nul 
semblant,  mais  dès  qu'elle  le  pourra,  elle  se  vengera  cruelle- 
ment sur  ce  qu'elle  aime  le  plus  au  monde.  Dès  qu'on  rouvre 
les  portes,  elle  rentre  dans  la  chambre  ;  elle  continue  à  servir 
Tristan  et  à  lui  faire  belle  chère,  elle  lui  parle  doucement, 
l'embrasse  souvent  et  baise  ses  lèvres  pâlies  ;  mais  elle  pense 
toujours  à  sa  vengeance.  Elle  demande  souvent  quand 
Kaherdin  reviendra  avec  le  médecin  qu'il  doit  ramener  :  ce 
n'est  pas  par  un  intérêt  sincère  qu'elle  s'en  informe  ;  elle 
attend  l'occasion  de  se  venger. 

Kaherdin  arrive  à  Londres,  et  Iseut  la  blonde,  dès 


TRISTAN    ET    ISEUT.  163 

qu'elle  Ta  entendu,  s'embarque  sur  son  navire.  Après 
quelques  jours  d'une  traversée  heureuse,  en  vue  des 
côtes  de  Bretagne,  une  tempête  les  surprend,  et  Iseut 
croit  que  le  vaisseau  va  périr. 

Iseut  s'écrie  :  «  Hélas!  malheureuse!  Dieu  ne  veut  pas  que 
je  vive  assez  pour  voir  Tristan  mon  ami  :  il  veut  que  je  sois 
noyée  ici.  Tristan,  si  je  vous  avais  parlé  une  fois  encore,  je 
m'en  soucierais  peu.  Bel  ami,  quand  vous  le  saurez,  vous  ne 
vous  en  consolerez  pas.  La  douleur  de  ma  mort,  jointe  à  la 
lang-ueur  dont  vous  souffrez,  vous  empêchera  de  guérir.  Si  je 
ne  vous  ai  pas  sauvé,  c'est  Dieu  qui  ne  l'a  pas  voulu,  et  c'est 
le  seul  regret  que  j'aie...  Ma  mort  ne  m'est  rien  :  puisque 
Dieu  la  veut,  je  l'accepte  :  mais,  ami,  quand  vous  la  saurez, 
vous  mourrez,  je  le  sais  bien.  Notre  amour  est  ainsi  fait  que 
vous  ne  pouvez  mourir  sans  moi  et  que  je  ne  puis  périr  sans 
vous.  Je  vois  votre  mort  devant  moi  en  même  temps  que  la 
mienne.  Ami,  je  me  vois  frustrée  de  mon  seul  désir:  je  pen- 
sais mourir  dans  vos  bras,  être  ensevelie  dans  votre  cercueil; 
mais  nous  y  avons  failli.  Je  vais  mourir  seule  et,  sans  vous,  dis- 
paraître dans  la  mer...  Mais  je  m'en  console  doucement  en 
songeant  que  peut-être  vous  ne  saurez  pas  ma  mort  :  qui  vous 
l'apprendrait?  Vous  pourrez  vivre  longtemps  encore,  attendant 
toujours  ma  venue.  S'il  plaît  à  Dieu,  vous  g^uérirez  même,  et 
c'est  ce  que  je  désire  le  plus.  Peut-être  devrais-je  plutôt  le 
craindre:  après  moi  vous  aimerez  une  autre  femme,  vous 
aimerez  Iseut  aux  blanches  mains.  Je  ne  sais  ce  qui  sera 
de  vous  ;  pour  moi,  ami,  si  je  vous  savais  mort,  je  ne  vivrais 
guère  après.  Puisse  Dieu  faire  ou  que  j'arrive  à  temps  pour 
vous  guérir,  ou  que  nous  mourions  tous  deux  dans  une  même 
angoisse  !...  » 

Cependant  à  la  tempête  succède  un  calme  qui  re- 


164        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

tient  longtemps  le  navire  en  mer  ;  le  vent  commence 
enfin  à  fraîchir,  et  la  nef  est  bientôt  en  vue  des  côtes 
de  Bretagne. 

Tristan  est  plein  de  douleur  ;  il  se  plaint,  il  soupire,  il 
pleure,  il  s'agite  pour  Iseut  qui  ne  vient  pas.  Au  milieu  de  ses 
tourments,  sa  femme  se  présente  devant  lai  ;  elle  va  exécuter 
sa  ruse  :  «  Ami,  dit-elle,  Kaherdin  arrive  ;  j'ai  vu  sa  nef 
en  mer  qui  avance  à  grand'peine.  Je  l'ai  bien  reconnue  : 
puisse-t-elle  apporter  ce  qui  doit  vous  guérir  !  »  Tristan  tres- 
saille :  «  Belle  amie,  vous  avez  bien  reconnu  la  nef  ?  Or  dites- 
moi  :  comment  est  la  voile.  »  Elle  dit  :  «  Je  Fai  bien  vue  :  la 
voile  est  toute  noire  ;  ils  Font  ouverte  et  dressée,  car  ils  ont 
peu  de  vent.  »  Tristan  sent  une  douleur  perçante;  il  se  tourne 
vers  la  muraille  et  dit  :  a  Adieu,  Iseut!  Vous  ne  voulez  pas 
venir  à  moi  ;  il  faut  donc  que  je  meure  par  désir  de  vous. 
Je  ne  puis  retenir  ma  vie  plus  longtemps  ;  je  meurs  pour 
vous,  Iseut,  belle  amie.  Vous  n'avez  pas  eu  pitié  de  ma  souf- 
france, mais  de  ma  mort  vous  aurez  douleur,  et  ce  m'est, 
amie,  grande  consolation  de  penser  que  vous  aurez  pitié  de 
ma  mort.  »  Il  dit  trois  fois  :  «  Iseut,  amie  !  »  A  la  quatrième 
il  rendit  l'âme.  —  Alors  par  la  maison  pleurent  les  chevaliers, 
les  compagnons  de  Tristan.  On  l'ôte  de  son  lit,  on  Tétend  sur 
un  riche  tapis,  on  le  couvre  d'une  riche  étoffe  de  soie  ornée 
de  rouelles  d'or. 

Le  vent  se  lève  sur  la  mer  et  frappe  la  voile  en  plein  miheu  ; 
la  nef  aborde  bientôt.  Iseut  débarque.  Elle  entend  dans  la  rue 
les  grandes  plaintes,  elle  entend  sonner  les  cloches  dans  les 
églises;  elle  demande  quel  événement  s'est  produit,  pourquoi 
ces  sonneries,  pourquoi  ces  pleurs.  Un  vieillard  lui  dit  :  «  Belle 
dame,  nous  avons  la  plus  grande  douleur  qui  se  soit  jamais 
vue.  Tristan  le  preux,  le  franc,  est  mort.  Il  était  large  aux 
besogneux,  secourable  aux  souffrants  :  c'est  le  plus  grand 


TRISTAN    ET    ISEUT.  165 

désastre  qui  soit  jamais  arrivé  à  cette  contrée.  »  Iseut  l'en- 
tend, elle  ne  peut  dire  une  parole.  Elle  suit  la  rue,  désaffu- 
blée  (1)  ;  elle  monte  droit  au  palais.  Les  Bretons  la  reg-ardent 
et  s'émerveillent  :  jamais  ils  n'avaient  vu  une  femme  d'une 
telle  beauté  ;  ils  se  demandent  qui  elle  est,  d'où  elle  vient. 
Elle  arrive  où  est  le  corps,  elle  se  tourne  vers  l'Orient  et  fait 
une  triste  prière  :  «  Ami  Tristan,  je  vous  vois  mort,  je  ne  puis 
vivre  après  vous.  Vous  êtes  mort  par  amour  pour  moi,  et  je 
meurs  par  tendresse  pour  vous...  Ami,  ami,  si  j'étais  arrivée 
à  temps,  je  vous  aurais  rendu  la  vie  :  je  vous  aurais  parlé  dou- 
cement de  l'amour  qui  a  été  entre  nous,  j'aurais  plaint  notre 
aventure,  je  vous  aurais  rappelé  nos  grandes  joies  et  nos 
grandes  douleurs,  je  vous  aurais  baisé  et  embrassé.  Puisque 
je  n'ai  pu  vous  guérir,  je  vais  mourir  avec  vous...»  Elle  le 
prend  dans  ses  bras,  elle  s'étend  auprès  de  lui,  elle  lui  baise 
la  bouche  et  la  face,  elle  le  serre  étroitement  :  corps  contre 
corps,  bouche  contre  bouche,  elle  rend  ainsi  son  âme,  elle 
meurt  auprès  de  lui  pour  la  douleur  de  son  ami. 

Thomas  termine  ici  son  écrit  ;  il  y  salue  tous  les  amants, 
ceux  qui  sont  pensifs  et  ceux  qui  sont  heureux,  les  mécontents 
et  les  désireux,  ceux  qui  sont  joyeux  et  ceux  qui  sont  troublés, 
tous  ceux  qui  entendront  ces  vers...  Puissent-ils  y  trouver 
consolation  contre  l'inconstance,  contre  l'injustice,  contre  le 
dépit,  contre  la  peine,  contre  tous  les  maux  d'amour  ! 

Le  poème  de  Thomas  a  été  tidèlement  traduit  par 
Gotfrid  de  Strasbourg;  nous  ne  pouvons  malheureuse- 
ment comparer  la  copie  à  l'original  que  dans  deux 
très  courts  passages,  le  poète  alsacien  n'ayant  pas 
mené  son  œuvre  jusqu'à  la  partie  à  laquelle  se  rap- 

(1)  Sans  manteau  et  sans  guimple  (voile  de  flne  toile  dont  les 
femmes  s'entouraient  la  tête). 


166       POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

portent  presque  tous  les  fragments  conservés  du  poète 
anglo-normand.  Gotfrid  avait  une  âme  moins  sensible 
et  moins  vibrante  que  celle  de  Thomas  ;  il  a  enchéri 
sur  l'élégance  et  la  courtoisie  de  celui-ci  :  il  ne  paraît 
pas  avoir  pénétré  aussi  profondément  que  lui  dans  le 
cœur  de  ses  personnages;  je  ne  crois  pas  qu'il  eût 
donné  à  ces  douloureux  et  poétiques  épisodes  de  la  fin 
du  poème  la  grâce  et  l'émotion  dont  Thomas  a  su  les 
pénétrer.  Mais  nous  devons  lui  être  1res  reconnaissants, 
car  c'est  grâce  à  lui  que  nous  pouvons  nous  faire  une 
idée  de  la  première  partie  de  l'œuvre  du  poète  anglo- 
normand,  non  seulement  dans  son  contenu  général 
(l'abrégé  norvégien  nous  la  fait,  à  ce  point  de  vue,  suffi- 
samment connaître),  mais  encore  dans  le  détail  de  son 
exécution.  Nous  lui  devons  aussi  d'avoir  suscité  la  ré- 
novation de  Wagner;  car  sans  Gotfrid  et  sesrenouve- 
leurs  modernes,  il  n'est  pas  probable  que  l'attention  du 
grand  dramaturge  se  fût  portée  sur  ce  sujet.  Les  roman- 
tiques allemands  ont  étudié  le  moyen  âge  avec  beau- 
coup plus  de  sérieux  et  de  passion  que  les  romantiques 
français  :  pendant  que  nos  vieux  poèmes  gisaient  dans 
la  poussière  des  bibliothèques  ou  n'occupaient,  comme 
ils  font  encore  pour  la  plupart,  que  la  curiosité  de 
quelques  érudits,  les  Allemands  publiaient  les  leurs, 
les  traduisaient  en  vers,  les  imitaient  de  mille  façons, 
et  en  répandaient  dans  le  grand  public  la  connaissance 
et  l'admiration.   Ils  attribuaient  à  beaucoup  d'entre 


TRISTAN  ET  ISEUT.  167 

eux,  au  début,  une  originalité  qu'ils  n'ont  pas,  et  re- 
gardaient parfois  comme  des  monuments  du  génie 
national  de  simples  traductions  du  français  :  cette  er- 
reur, aujourd'hui  dissipée,  et  excusable  par  le  peu  de 
soin  que  nous  mettions  à  faire  valoir  nos  titres  de 
propriété,  a  été  profitable,  en  ce  sens  que  les  artistes 
modernes  ont  fait  revivre  plus  d'une  vieille  légende 
venue  de  France  parce  qu'ils  la  croyaient  entièrement 
ou  presque  entièrement  germanique. 

Wagner  a  connul'histoire  de  Tristan  dansles  traduc- 
tions de  Gotfrid  et  de  ses  continuateurs  faites  par 
Kurtz  et  Simrock  ;  il  s'est  enthousiasmé  pour  la  donnée 
qui  en  est  l'âme,  et  il  Fa  réduit  elle-même  à  cette 
donnée,  ramenée  à  ses  éléments  les  plus  simples; 
il  a  élagué  toute  la  frondaison  touffue,  toute  la  riche 
floraison  qui  s'épanouissait  autour  de  la  tige.  A  part 
cette  simplification  un  peu  excessive,  qui  donne  à  son 
drame,  par  endroits,  quelque  chose  de  contracté  et 
d'elliptique,  il  a  pratiqué  plusieurs  changements,  que 
je  n'ai  pas  ici  à  juger  au  point  de  vue  du  théâtre  et  de 
la  musique,  mais  qui  ne  sont  pas  tous  heureux  au  point 
de  vue  purement  poétique. 

Le  premier  acte,  qui  se  passe  sur  le  vaisseau  où 
Tristan  ramène  Iseut  d'Irlande  en  Cornouailles,  est 
d'une  puissance  extrême  et  d'une  vraie  originalité  : 
Iseut  et  Tristan  s'aiment  sans  se  le  dire,  sans  le  savoir; 
Iseut  croit  n'avoir  que  de  la  haine  pour  l'ennemi  de 


168  POÈMES    ET    LEGENDES    DU    3I0YEN    AGE. 

son  pays,  qui  a  tué  son  fiancé  Morhoiit  (son  oncle  dans 
les  poèmes),  et  qui  l'emporte  elle-même,  otage  de  paix 
et  proie  du  vainqueur,  à  l'époux  inconnu  dont  il  est  le 
serviteur  fidèle.  Elle  veut  partager  avec  lui  un  breuvage 
de  mort,  et  c'est  Brangien  qui,  ne  pouvant  se  résoudre 
à  exécuter  l'ordre  terrible,  leur  verse  le  breuvage 
d'amour,  non  moins  sûrement,  mais  plus  lentement 
mortel.  Le  vieux  symbole  de  la  légende,  qui  paraît 
forcément  un  peu  puéril  à  des  lecteurs  et  surtout  à  des 
spectateurs  d'aujourd'hui,  se  rajeunit  ainsi  et  sïm- 
prègne  d'une  poésie  nouvelle;  toutefois  il  est  visible 
que,  du  même  coup,  il  perd  de  son  antique  significa- 
tion :  si  Tristan  et  Iseut  s'aiment  avant  d'avoir  vidé  la 
coupe,  elle  n'est  plus  un  emblème  suffisant  de  la  fatalité 
et  de  l'irresponsabilité  de  leur  amour. 

Le  second  acte  consiste  uniquement  en  trois  scènes  : 
l'entrevue  des  amants,  où  leur  passion  s'exprime  d'une 
façon  bien  éloignée  de  la  simpficité  naïve  des  anciens 
récits,  la  survenue  du  roi  Marc  et  ses  reproches 
empreints  d'une  dignité  touchante,  la  blessure  de 
Tristan  par  son  ennemi  Melot,  en  qui  Wagner  réunit 
tous  ceux  qui,  dans  les  vieux  récils,  conspirent  contre 
le  bonheur  des  amants.  Ainsi,  de  ce  qui  forme  une 
partie  considérable  de  l'ancienne  histoire,  les  ruses  de 
l'épouse  coupable  et  de  son  amant  pour  arriver  à  se 
voir  en  secret,  les  fréquentes  surprises  dont  ils  sont  les 
victimes,    leur  séparation,    leurs    épreuves    de   tous 


TRISTAN    ET    ISEUT.  d  69 

genres,  Wagner  n'a  gardé  que  ce  résumé  pour  ainsi 
dire  schématique.  Assurément,  une  bonne  partie  de 
ces  épisodes  risquait  de  faire  perdre  au  poème  le  ton 
pathétique  oii  l'auteur,  avec  toute  raison,  voulait  le 
maintenir,  et  plus  d'un  tombait  presque  dans  le  domaine 
du  fableau;  mais  on  peut  regretter  que  la  situation  de 
deux  êtres  voués,  par  leur  faute  même,  à  la  dissimu- 
lation et  à  la  souffrance,  soit  à  peu  près  complètement 
laissée  dans  l'ombre,  et  aussi  que  certaines*  parties 
profondément  poétiques  de  l'histoire  n'aient  pas  été 
renouvelées  par  le  grand  magicien  de  la  musique 
moderne.  Quel  parti  n'aurait-il  pas  pu  tirer  de  la  vie 
des  deux  amants  dans  la  forêt,  quand,  libres  enfin  des 
conventions  et  des  lois  qui  étouffent  leur  amour,  ils  le 
laissent  s'épanouir  en  pleine  nature  au  milieu  du  con- 
cert des  oiseaux  et  des  fontaines,  sous  le  toit  des  grands 
arbres  et  sur  le  tapis  des  mousses  épaisses! 

Le  troisième  acte,  malgré  l'étonnante  beauté  du 
motif  de  la  chanson  du  pâtre,  évoquant  dans  l'âme  de 
Tristan  tous  les  souvenirs  de  sa  vie  et  tous  les  pres- 
sentiments de  sa  mort,  reste  au-dessous  delà  concep- 
tion légendaire.  Tristan,  dans  celle-ci,  meurt  «  de 
désir  »  quand  il  croit  qu'il  ne  reverra  pas  Iseut  :  chez 
Wagner  il  meurt  d'émotion  en  la  revoyant  ;  l'Iseut  du 
moyen  âge  dit  à  son  amant  quelques  paroles  de 
suprême  adieu  et  meurt  :  l'Iseut  moderne  se  relève 
pour  adresser  à  Tristan  mort  un  dithyrambe  assuré- 


170        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

ment  très  poétique,  mais  où  la  sombre  philosophie  qui 
esl  au  fond  de  toute  l'œuvre  s'exprime  un  peu  trop 
clairement.  Le  nirvana  dans  lequel  Iseut  a  soif 
d'anéantir  sa  «  volonté  de  vivre  »  l'éloigné  vraiment 
trop  de  Tristan  pour  la  rapprocher  de  Schopenhauer  : 
«  Dans  le  retentissement  —  des  ondes  éthérées,  — 
dans  la  respiration  —  du  souffle  du  monde,  —  me 
noyer,  —  me  perdre,  —  inconsciente,  —  suprême 
volupté!  »  Telles  sont  les  dernières  paroles  d'Iseut; 
elles  sont  belles  à  leur  façon,  mais  en  quoi  sont-elles 
d'une  amante?  J'aime  mieux  celles  que  lui  prête  Tho- 
mas, et  j'aime  encore  mieux  peut-être  les  quelques 
vers  courts  et  secs  d'Eilhart  :  a  Quand  la  reine  arriva 
sur  la  plage  et  entendit  les  cris  de  douleur,  elle  en  eut 
le  cœur  serré  :  Malheur  à  moi  aujourd'hui  et  toujours! 
dit-elle,  Tristan  est  mort!  Elle  ne  pâlit,  ni  ne  rougit, 
elle  ne  pleura  pas...  Elle  releva  le  drap  qui  le  couvrait 
et  recula  un  peu  le  corps;  elle  s'étendit  sur  la  couche 
à  côté  du  preux  et  mourut  aussitôt.  » 

L'œuvre  de  Wagner  est  animée  depuis  le  commen- 
cement jusqu'à  la  fin  d'un  souffle  haletant  et  comme 
fiévreux,  qui  en  secoue  la  forme  comme  il  en  tour- 
mente la  pensée  ;  ses  plus  grands  admirateurs  recon- 
naissent qu'il  y  a  dans  l'effet  qu'elle  produit  quelque 
chose  de  «  pathologique  » .  Son  poème  est  comme  un 
torrent  qui  se  précipite  des  montagnes  pour  s'engloutir 
presque  aussitôt  dans  la  mer,  se  heurtant  avec  violence 


TRISTAN    ET    ISEUT.  171 

contre  les  rochers  et  remplissant  l'air  de  son  écume  et 
de  son  fracas.  L'ancien  roman  était  comme  un  fleuve 
par  moments  tumultueux,  et  courant  aussi  vers  l'abîme 
fatal,  mais  s'épandant  çà  et  là  dans  de  riantes  vallées, 
se  glissant  sous  l'ombre  sacrée  des  hautes  forêts, 
s'élargissant  par  endroits  en  nappes  ensoleillées.  L'un 
et  l'autre  ont  jailli  de  la  même  source,  à  laquelle  ils 
doivent  la  force  de  leur  courant,  l'abondance  intaris- 
sable et  la  saveur  puissante  de  leurs  eaux  :  l'amour, 
dont  aucune  œuvre  humaine,  en  aucun  temps,  et  en 
aucun  pays,  n'est  aussi  profondément  pénétrée  que  la 
légende  de  Tristan  et  Iseut. 

m 

l'amour    dans    TRISTAN    ET    ISEUT 

L'amour  qui  fait  l'inspiration  de  notre  légende  est  un 
amour  illégitime,  dont  le  caractère  coupable  est  encore 
aggravé  par  les  circonstances  où  il  se  produit  :  Iseut 
est  reine,  et  par  là  même,  devant  l'exemple  aux  autres 
femmes,  est  astreinte  à  un  plus  grand  respect  de 
la  loi  fondamentale  des  sociétés  qui  ont  le  mariage 
pour  base;  Tristan  est  le  neveu  du  roi  Marc,  qui  l'a 
toujours  traité  comme  un  fils;  ila  été  chargé  par  leroi 
de  lui  ramener  sa  fiancée  et  a  contracté  ainsi  une 
obligation  d'honneur  particulièrement  stricte.  Cepen- 
dant, avant  même  de  remettre  à  son  oncle  l'épouse  qui 


^72  POÈMES    ET    LÉGENDES    DU    3I0YEN    AGE. 

lui  a  été  confiée,  il  a  manqué  et  Fa  fait  manquer  au 
devoir  ;  plus  tard,  tous  deux  continuent  à  tromper  le  roi, 
abusant  de  son  affection  même  et  de  sa  crédulité,  et, 
malgré  leurs  protestations  et  quelques  faibles  essais 
de  résipiscence,  retombent  dans  les  bras  l'un  de  l'autre 
dès  que  se  présente  une  occasion  que  sans  cesse  ils 
s'attachent  à  faire  naître.  Il  semble  qu'il  n'y  ait  rien 
de  plus  odieux  qu'une  telle  conduite,  et  qu'une  poésie 
qui  est  non  une  poésie  purement  lyrique,  expres- 
sion des  aspirations  individuelles,  mais  une  poésie 
épique,  organe  des  sentiments  généraux,  devrait 
la  flétrir  au  lieu  de  la  célébrer.  C'est  cependant 
tout  le  contraire  qui  arrive  :  il  est  certain  que 
déjà  les  chants  et  les  récits  celtiques  étaient  pro- 
fondément sympathiques  aux  amants  coupables; 
quant  aux  poèmes  français,  ils  prennent  constamment 
et  sans  réserve  parti  pour  eux  :  non  seulement 
Tristan  et  Iseut  semblent  dans  leur  droit,  mais  ceux 
qui  contrarient  leurs  amours,  qui  essaient  d'éclairer 
le  roi,  qui  dénoncent  cette  trahison  commise  envers 
lui  par  les  deux  êtres  qu'il  aime  le  mieux  et  auxquels 
il  accorde  le  plus  de  confiance,  sont  regardés  comme 
des  félons  et  des  traîtres,  et  les  poètes  applaudissent 
sans  l'ombre  d'un  scrupule  aux  cruelles  vengeances 
que  Tristan  tire  d'eux. 

Il  ne  faut  pas  s'étonner  outre  mesure,    chez  les 
metteurs  en  œuvre,  de  cette  sorte  de  paralysie  ou  de 


TRISTAN    ET  ISEUT.  173 

perversion  du  sens  moral.  C'est  le  propre  de  tous  les 
conteurs  des  époques  encore  peu  conscientes  d'être  les 
esclaves  de  leur  «  matière  »,  de  se  placer,  dans  un  récit, 
au  point  de  vue  exclusif  du  personnage  qui  en  est  le 
héros.  La  même  Marie  de  France  qui  vante  «  l'amour 
fine  »  de  Tristan  et  de  la  reine  nous  montrera  dans 
d'autres  lais,  oii  l'intérêt  s'attache  au  mari,  l'adultère 
sous  les  plus  noires  couleurs.  Il  en  était  ainsi  dans  l'anti- 
quité :  les  ruses  d'Odysseus  semblent  admirables  à 
Homère,  parce  qu'il  est  le  héros  de  son  poème;  em- 
ployées par  un  adversaire,  elles  seraient  flétries  avec 
indignation.  L'histoire  du  trésor  de  Rhampsinite,  que 
les  Égyptiens  racontaient  déjà  à  Hérodote,  est  l'épopée 
du  vol  et  de  la  rébellion,  et  le  héros,  toujours  applaudi 
par  les  conteurs  qui  chez  tous  les  peuples  depuis  des 
siècles  redisent  ses  exploits,  finit  par  épouser  la  fille 
du  roi  qu'il  a  pillé  et  déshonoré  et  par  devenir  roi  à  sa 
place,  sans  que  l'honnêteté  fasse  entendre  aucune 
protestation.  Les  poètes  français  ne  sont  donc  pas 
directement  responsables  de  leur  attitude  immorale 
en  face  des  amours  de  Tristan  et  d'Iseut:  ils  n'ont  fait, 
comme  je  l'ai  déjà  indiqué,  que  suivre  docilement 
leur  matière. 

Mais  cette  matière  elle-même,  cette  légende  née 
chez  des  peuples  à  demi  barbares,  comment  se  fait-il 
qu'elle  fût  consacrée  à  la  glorification  d'un  amour 
aussi  contraire  aux  lois  qui  régissent  la  famille,  et  qui 


474        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

sont  souvent  plus  sacrées  dans  les  civilisations  primi- 
tives que  dans  les  sociétés  avancées,  où  l'individua- 
lisme s'arroge  des  droits  inconnus  aux  anciennes 
organisations  humaines?  On  pourrait  alléguer  l'origine 
mythique  de  la  légende  :  Tristan  et  les  deux  Iseut  sont 
des  dieux,  c'est-à-dire  des  phénomènes  naturels  per- 
sonnifiés, et  ils  n'ont  pas  plus  de  morale  et  de  respon- 
sabilité que  Kronos  dévorant  ses  enfants  ou  Zeus 
amant  de  sa  sœur.  Mais  la  donnée  mythique,  si  elle  est 
réelle,  appelait  peut-être  la  double  union  de  Tristan  ; 
elle  ne  demandait  pas  que  la  première  fût  un  adul- 
tère :  dans  l'histoire  de  Paris  et  d'iEnone,  qui  res- 
semble à  la  nôtre,  JEnone  n'a  pas  de  mari.  La  vieille 
légende  a  un  sens  plus  profond,  et  c'est  par  là  qu'elle 
a  mérité  de  vivre  et  de  tenir  sa  place  parmi  les  grandes 
créations  de  l'humanité.  Aux  lois  sociales,  aux  con- 
ventions nécessaires  qui  règlent  les  rapports  des 
hommes  et  qui  frappent  de  châtiment  ou  de  réproba- 
tion les  actes  qui  les  violent,  elle  oppose  une  loi  plus 
ancienne  et  en  même  temps  moins  changeante,  cette 
«  loi  non  écrite  »  qui  dicte  ses  arrêts  au  fond  des  cœurs 
et  qui,  quand  elle  apparaît  dans  son  éternelle  réalité, 
réduit  à  néant  les  lois  promulguées  par  les  hommes. 
Au-dessus  des  devoirs  ordinaires,  notre  légende  pro- 
clame le  droit  qu'ont  de  s'appartenir  malgré  tous  les 
obstacles  deux  êtres  que  pousse  l'un  vers  l'autre  un 
invincible   et   inextinguible  besoin  de  s'unir.    Cette 


TRISTAN    ET    ISEUT.  175 

nécessité,  qui  seule  les  justifie^  elle  l'a  exprimée  par  le 
symbole  à  la  fois  enfantin  et  profond  du  «  boire  amou- 
reux »  :  une  fois  la  coupe  fatale  partagée,  Tristan  et 
Iseut  ne  sont  plus  libres  ni  envers  eux-mêmes,  ni  l'un 
envers  l'autre,  et  sont  libres  de  tout  envers  le  monde; 
pour  accomplir  leur  destinée,  ils  brisent  toutes  les 
barrières  et  foulent  aux  pieds  tous  les  devoirs,  suivis, 
dans  leur  marche  triomphale  et  douloureuse,  par 
l'ardente  sympathie  de  la  poésie,  dont  la  mission  est 
d'exprimer  ce  qui  sommeille  inconscient  dans  les  cœurs, 
de  délivrer  l'âme  des  liens  qu'elle  sent  obscurément 
peser  sur  elle.  C'est  en  somme,  on  le  voit,  la  théorie 
du  droit  de  la  passion ,  chère  aux  romantiques,  la  théorie 
du  droit  de  l'expansion  individuelle,  chère  à  des  poètes 
et  à  des  penseurs  contemporains.  Cette  théorie,  sous 
quelque  forme  qu'elle  se  présente,  est  aussi  périlleuse 
que  séduisante,  mais  elle  constitue,  avec  la  théorie 
opposée  du  devoir  et  de  la  soumission,  un  des  pôles 
entre  lesquels  oscillera  éternellement  la  vie  morale  de 
l'humanité.  Le  grand  danger  qu'elle  otïre,  c'est  que, 
faite  pour  des  natures  et  pour  des  situations  exception- 
nelles, elle  peut  être  et  elle  est  souvent  invoquée  en 
dehors  des  conditions  qui  seules  pourraient  la  faire 
admettre  :  ces  conditions,  les  poètes  les  imaginent 
sans  peine,  mais  elles  se  rencontrent  rarement  dans 
la  vie,  et  on  est  trop  facilement  porté  à  les  croire  réa- 
lisées pour  soi .  Dans  notre  légende ,  le  breuvage  d'amour 


176       POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

sauve  la  responsabilité  des  héros  en  les  liant  à  leur 
insu  pour  toujours,  et  permet  si  bien  de  les  absoudre 
et  de  les  plaindre  que  le  roi  Marc  lui-même,  quand  il 
connaît  l'origine  fatale  de  leur  passion,  n'a  pour  eux 
que  des  larmes  et  des  regrets. 

C'est  donc,  en  somme,  non  seulement  l'épopée  de 
l'amour,  mais  l'épopée  de  l'amour  adultère  que  nous 
offre  la  légende  de  Tristan  et  Iseut.  Et  c'est,  à  vrai 
dire,  la  seule  forme  que  pouvait  prendre  l'épopée  de 
l'amour.  La  poésie  lyrique,  qui  n'exprime  ordinaire- 
ment que  l'aspiration  amoureuse,  peut  s'appliquer  à 
n'importe  quelle  forme  de  l'amour  ;  mais  l'amour  con- 
forme aux  lois  sociales  ne  peut  fournir  un  thème  à  la 
poésie  épique  que  dans  sa  première  phase,  avant  la 
possession  qui  est  son  but,  que  cette  possession  se 
réalise  ou  ne  se  réalise  pas.  L'amour  conjugal  n'a  pas 
d'histoire  :  une  fois  qu'elle  a  introduit  les  époux  dans 
la  chambre  nuptiale,  la  poésie  n'a  plus  rien  à  nous 
dire  d'eux,  et  nous  ne  voudrions  pas  entendre  ce 
qu'elle  nous  en  dirait.  Roméo  et  Juliette^  le  seul  poème 
d'amour  qu'on  puisse  opposer  à  Tristan  et  Iseut,  sem- 
ble offrir  un  exemple  du  contraire  ;  mais  le  mariage  des 
amants  de  Vérone,  qui  se  cachent  de  leurs  parents  et 
du  monde,  et  qui  meurent  à  cause  de  ce  secret  même, 
se  rapproche  des  amours  défendues  par  son  caractère 
furtif  et  son  opposition  aux  devoirs  familiaux.  Si 
Roméo  et  Juliette  avaient  été  mariés  pubhquement, 


TRISTAN    ET    ISEUT.  177 

ni  la  scène  du  balcon  ni  celle  du  tombeau  n'existeraient  ; 
et  si  même  Roméo  avait  réussi  à  arracher  Juliette  à  sa 
mort  apparente  et  à  l'emmener  avec  lui,  leur  histoire 
serait  terminée  là.  L'histoire  de  la  possession  de  deux 
êtres  l'un  par  l'autre  ne  peut  fournir  un   thème  à  la 
poésie  que  dans  l'amour  coupable,  dans  l'amour  d'un 
homme  pour  la  femme  d'un  autre,  parce  que  cette 
possession,  toujours  précaire,  toujours  menacée,  soit 
parles  dangers  extérieurs,  soit  par  le  changement  ou 
la  lassitude  possible,  toujours  en  conflit  avec  les  lois 
sociales  qu'elle  contredit  et  avec  les  objections  et  les 
reproches  qui  sortent  du  cœur  même  et  de  la  cons- 
cience des  amants,  cette  possession  fertile  en  inci- 
dents,   en   craintes,  en  surprises,   en   angoisses,  en 
rapides  enchantements  et  en  déceptions  amères,  renou- 
velle perpétuellement  l'intérêt  et  l'émotion,  présente 
mille  facettes  changeantes  à  l'éclairage  de  la  poésie  et 
permet  seule,  en  même  temps,  de  montrer  dans  leur 
plein  développement  et  dans  leurs  rapports  variés  le 
caractère  et  la  façon  d'aimer  de  l'homme  et  de  la 
femme.  C'est  pour  cela  que  l'épopée  de  l'amour  adul- 
tère est  en  même  temps  la  seule  épopée  de  l'amour^ 
Mais  l'amour  adultère,  quelle  que  soit  son  excuse, 
et  par  là  même  qu'il  est  en  contradiction  avec  les  lois 
inflexibles,  bien  qu'extérieures,  qui  régissent  les  so- 
ciétés, ne  peut  être  le  sujet  d'un  poème  que  s'il  a  un 
caractère  tragique;  autrement  il  tombe  dans  la  basse 

12 


178        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

immoralité  des  vieux  fableaux  ou  de  certains  romans 
modernes,  et  cesse  d'appartenir  à  la  grande  poésie. 
Pour  cette   poésie,  l'amour  adultère,    qui  ne  peut, 
comme  le  fait  l'amour  conjugal,  s'apaiser  doucement 
sans  s'avilir,  ni  se  relâcher  sans  se  dégrader  dans  son 
origine  même,  a  pour  condition  nécessaire  la  souf- 
france et  la  mort  de  ceux  qu'il  a  saisis.  La  souffrance, 
on  vient  de  le  voir,  y  est  inséparable  delà  possession; 
la  mort  en  est  le  seul  dénouement  possible,  qu'elle  soit 
volontaire  ou  imposée.  La  façon  dont  elle  termine^ 
dans  notre  légende,  les  joies  et  les  douleurs  des  amanls 
est  particulièrement  poétique.  Tristan  a   essayé  de 
vivre  sans  Iseut  :  blessé  loin  d'elle,  il  guérirait  si  elle 
venait  à  lui,  et  meurt  quand  il  doit  renoncer  à  l'espé- 
rer ;  Iseut  le  trouve  mort  et  meurt  aussitôt  :  ils  ne 
peuvent  ni  vivre  l'un  sans  l'autre,  ni  mourir  l'un  sans 
l'autre.  C'est  cette  mort  des  deux  amants,  pressentie 
dès  le  commencement  de  leur  aventure,  et  planant  sur 
toute  leur  destinée,  qui  élève  leur  légende  au-dessus 
des  incidents  parfois  vulgaires  dont  elle  se  compose, 
et  transforme  l'histoire  d'un  égarement  criminel  en  un 
poème  plein  de  grandeur  et  de  tristesse.  Le  vieux  poète 
anglo-normand    avait  admirablement    compris   quel 
lien  indissoluble  existait  entre  le  bi'euvage  d'amour  et 
la  mort  :  «  C'est  notre  mort  que  nous  y  avons  bue  », 
fait-il  dire  à  Tristan,  repassant  les  souvenirs  de  sa  vie. 
C'est  cette  pensée  que  Wagner  a  saisie,  et  qui  anime 


TRISTAN     ET     ISEUT.  179 

son  drame  d'un  bout  à  Faulre  :  en  partageant  avec 
Tristan  le  breuvage  d'amour,  Iseut  croit  partager  le 
breuvage  de  mort,  et,  de  fait,  il  semble'^que  l'un  et 
l'autre  aient  été  inséparablement  mêlés.  La  mort, 
dans  le  poème  de  Wagner,  est  sans  cesse  invoquée 
par  les  amants,  ses  ailes  noires  les  caressent  dans  la 
nuit  où  ils  se  cherchent,  et  elle  apparaît  dès  leur  pre- 
mière étreinte  comme  la  divinité  libératrice  à  laquelle 
ils  se  sont  voués.  L'alliance  de  l'amour  et  de  la  mort 
n'a  jamais  été  plus  intimement  conçue  que  dans  ce 
sombre  drame,  où  la  vie  et  le  jour  sont  des  ennemis 
et  n'apportent  que  des  douleurs. 

A  l'expression  de  pareils  sentiments  la  musique 
seule  était  parfaitement  égale.  Déjà,  nous  l'avons  vuj 
c'est  enveloppée  de  musique  que  la  légende  de  Tristan 
et  d'Iseut  avait  passé  des  Bretons  aux  Anglais  et  aux 
Français  ;  c'est  transformée  en  musique  qu'elle  a  re- 
pris de  nos  jours  une  vie  nouvelle  dans  l'âme  orageuse 
et  profonde  de  Richard  Wagner.  C'est  qu'il  y  a  entre 
l'amour  et  la  musique  une  inlime  liaison,  qui  les  unit 
aussi  tous  deux  à  la  mort  :  Famour  constitue  et  la 
musique  exprime  une  même  aspiration  vers  l'infîm^ 
que  les  paroles  ne  peuvent  rendre,  que  la  conscience 
même  ne  parvient  pas  à  sentir  clairement  ;  l'un  et 
l'autre  éveillent  en  nous  l'idée  d'un  bonheur  au-dessus 
de  nos  forces,  sinon  de  nos  désirs,  d'un  bonheur  que 
la  vie  ne  peut  réaliser,  et,  par  conséquent,  l'un  et 


180        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

l'autre,  en  nous  poussant  à  sortir  des  bornes  étroites 
de  notre  personnalité  passagère  et  conditionnée,  susci- 
tent impérieusement  en  nous  la  pensée  de  la  mort. 
Leopardi  Fa  dit  de  l'amour  dans  des  vers  immortels, 
Sully-Prudhomme  l'a  dit  non  moins  splendidement  de 
la  musique  : 

Ton  chant  s  évanouit  comme  un  baiser  qui  tremble, 
Et  sous  tes  doigts  tendus,  arrêtés  tous  ensemble, 

Expira  le  dernier  accord  ; 
Et  pâle,  les  yeux  clos,  la  tête  renversée, 
Stella,  tu  répondis  tout  bas  à  ma  pensée  : 

«  Après  la  mort  !  après  la  mort  1  » 

Note  additionnelle.  —  Mon  savant  confrère  et  ami  H.  d'Arbois  de 
Jubainville,  dans  un  article  de  la.  Revue  Celtique  (t.  XV,  p.  405-408), 
a  contesté  le  caractère  celtique  de  la  conception  de  l'amour  dans 
notre  légeude  tel  que  j'ai  cru  pouvoir  l'exposer  ici  :  je  lui  ai  som- 
mairement répondu  dans  la  Romania  (t.  XXIV,  p.  154). 


SAINT  JOSAPHAT 


I 


Le  Martyrologe  de  l'Église  romaine,  rédigé  par  l'il- 
iuslre  cardinal  Baronius  et  imprimé  pour  la  première 
fois  à  Rome  en  1583,  contient,  à  la  date  du  27  novem- 
bre, l'article  suivant:  «  Commémoration,  chez  les  In- 
diens voisins  des  Perses,  des  saints  Barlaam  et  Josa- 
phat,   dont  saint   Jean  Damascène  a  écrit  les  actes 
admirables.  »  La  république  de  Venise  possédait  de 
saint  Josaphat  une  relique  insigne,  à  savoir  un  mor- 
ceau de  l'épine  dorsale,  dont  le  doge  Luigi  Mocenigo 
fit  don,  en  1571,  au  dernier  roi  de  Portugal,  le  mal- 
heureux Sébastien.  La  relique  fut  emportée  par  le 
prétendant  Antonio,  quand  ils'enfuit  devant  Phihppe II, 
et  son  fils  Emmanuel  l'offrit  en  1633  au  monastère  du 
Saint-Sauveur,  à  Anvers;  elle  y  fut  l'objet,  en  1672, 
d'une   «  translation  »   solennelle,  et  elle  y  est  sans 
doute  encore  vénérée.  A  Palerme,  une  église  est  dé- 
diée à  saint  Josaphat.  Sous  le  nom  de  Joasaph,  —  qui 
est  la  forme  primitive,  —  le  même  saint  est  honoré 


182        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

dans  l'Église  orthodoxe,  aussi  bien  en  Grèce  qu'en 
Russie  et  en  Arménie. 

L'histoire  de  saint  Joasaph  et  de  saint  Barlaam  est 
racontée  dans  un  livre  grec,  qu'on  a  longtemps  attri- 
bué au  célèbre  Jean  de  Damas,  mais  qui  a  été  com- 
posé un  siècle  avant  lui,  c'est-à-dire  dans  la  première 
moitié  du  vif  siècle,  au  couvent  de  Saint-Saba,  près  de 
Jérusalem  (1).  Ce  livre,  écrit  avec  un  vrai  talent,  est 
une  histoire  destinée  à  démontrer  la  vérité  de  la  reli- 
gion chrétienne  et  à  faire  entrer  dans  les  âmes  l'idée 
du  renoncement  et  de  l'ascétisme;  des  paraboles,  ani- 
mées du  même  esprit,  s'y  trouvent  intercalées.  La 
voici,  réduite  à  ses  traits  essentiels. 

Un  roi  païen  de  l'Inde,  appelé  Abenner,  persécute 
les  chrétiens.  Il  lui  naît  un  fils  d'une  beauté  merveil- 
leuse, qu'il  appelle  Joasaph.  Un  astrologue  annonce  au 
roi  que  l'enfant  régnera  dans  un  royaume  supérieur  à 
celui  de  son  père,  mais  qu'il  embrassera  la  religion 
dont  celui-ci  est  l'ennemi.  Le  roi,  pour  détourner  ce 
malheur,  fait  construire  un  palais  magnifique  où  son  fils 
doit  grandir  entouré  de  beaux  jeunes  gens,  sans  jamais 
entendre  parler  de  la  religion  chrétienne,  ni  de  rien  qui 
puisse  le  détourner  de  la  joie  de  vivre  :  la  maladie,  la 
vieillesse,  la  mort  doivent  lui  rester  inconnues.  Mais 


(1)  C'est  ce  qu'a  démontré  M.  H.  Zotenberg  dans  son  excellente 
Notice  sur  le  livre  de  Barlaam  et  Joasaph  (Paris,  Imprimerie  nationale, 

188G). 


SAINT     JOSAPHAT,  183 

Joasaph,  devenu  jeune  homme,  veut  sortir  de  sa  pri- 
son. Un  jour,  il  rencontre  un  lépreux  et  un  aveugle, 
et  il  apprend  que  tous  les  hommes  sont  sujets  aux  ma- 
ladies et  aux  infirmités.  Une  autre  fois,  c'est  un  vieil- 
lard décrépit  qui  se  trouve  sur  son  passage,  et  il  apprend 
que  la  vieillesse  est  inévitable  et  conduit  fatalement  à 
la  mort.  Dès  lors,  le  cœur  du  jeune  prince  est  rempli 
de  souci  :  les  jouissances  de  la  vie,  menacées  par  de 
tels  périls  et  condamnées  à  finir  ainsi,  n'ont  désormais 
pour  lui  aucun  charme  ;  il  ne  songe  plus  qu'à  la  mort, 
nécessité  inéluctable,  et  tombe  dans  une  profonde 
tristesse. 

Pendant  qu'il  se  livre  à  ces  méditations  désespérées, 
un  moine,  le  vieux  Barlaam,  envoyé  par  Dieu,  réussit 
à  pénétrer  auprès  de  lui  en  assurant  qu'il  veut  offrir  au 
prince  une  pierre  d'une  vertu  merveilleuse.  Une  fois 
seul  avec  Joasaph,  il  lui  fait  connaître  à  la  fois  la  va- 
nité du  monde  et  le  salut  qu'apporte  la  religion  chré- 
tienne :  le  jeune  homme  est  bien  vite  conquis  par 
cet  enseignement,  appuyé  de  nombreuses  paraboles. 
Barlaam  lui  donne  le  baptême  et  la  communion,  puis 
le  quitte  ;  Joasaph  mène  dans  son  palais  une  vie 
ascétique. 

Instruit  de  ce  qui  s'est  passé,  le  roi  essaie  de 
détruire  l'œuvre  de  Barlaam.  On  découvre  un  sage 
païen,  appelé  Nachor,  qui  ressemble  à  s'y  tromper  au 
moine  chrétien.  On  lui  persuade  de  se  faire  passer 


184  POÈMES    ET   LÉGENDES    DU   MOYEN    AGE. 

pour  Barlaam,  et  de  soutenir  contre  les  païens  el  les 
juifs  une  dispute  dans  laquelle  il  défendra  le  christia- 
nisme et  se  laissera  vaincre.  Mais  Joasaph,  averti  par 
Dieu,  déclare  au  prétendu  Barlaam  que,  s'il  est  vaincu 
dans  la  dispute,  il  lui  arrachera  le  cœur  et  le  jettera 
aux  chiens.  Nachor,  épouvanté,  prend  alors  son  rôle 
au  sérieux  et  confond  les  adversaires  du  christia- 
nisme ;  après  quoi  il  se  convertit  sincèrement  et  se 
retire  au  désert,  oii  un  ermite  le  baptise. 

Un  péril  plus  grand  menace  Joasaph.  L'enchanteur 
Theudas  persuade  au  roi  que  l'amour  des  femmes 
est  ce  qui  agit  le  plus  puissamment  sur  les  hommes, 
et  il  le  lui  prouve  par  le  conte  qui  est  devenu  dans 
Boccace  et  La  Fontaine  l'histoire  des  oies  du  frère 
Phihppe  (seulement  ici  les  femmes  sont  présentées 
comme  des  démons,  et  non  comme  des  oies,  ce  qui 
vaut  assurément  mieux).  On  entoure  donc  le  prince 
déjeunes  et  belles  femmes  qui  parviennent  presque  à 
le  séduire  ;  mais  une  vision  lui  montre  le  ciel  et 
l'enfer,  et,  quand  il  revient  à  lui,  la  jeunesse  de  ces 
femmes  lui  semble  «  plus  puante  que  la  boue  et  la 
pourriture  ».  Theudas,  qui  veut  lui  faire  la  leçon, 
est,  au  contraire,  converti  à  son  tour. 

Le  roi  lui-même  finit  par  embrasser  la  religion  qu'il 
abhorrait  ;  son  fils  et  lui  font  adopter  leur  foi  par 
leurs  sujets.  Après  la  mort  d'Abenner,  Joasaph 
renonce  au  trône,  va  rejoindre  Barlaam  au  désert,  y 


SAINT    JOSAPHAT.  185 

repousse  plusieurs  assauts  de  Satan,  et  meurt  peu 
après  son  maître,  en  odeur  de  sainteté  comme  lui. 

Cette  histoire  a  charmé  le  moyen  âge.  Traduite  en 
latin  peut-être  dès  le  ix^  siècle,  elle  l'a  été  plus  tard 
dans  toutes  les  langues  de  l'Europe  ;  rien  qu'en  fran- 
çais, elle  a  été  trois  fois  mise  en  vers  et  a  fourni  le 
sujet  de  deux  compositions  dramatiques.  Toute  sa 
beauté,  à  vrai  dire,  est  dans  la  première  partie  ;  le 
reste  est  plus  banal,  et  l'interminable  discussion  théo- 
logique entre  le  faux  Barlaam  et  ses  adversaires  n'a 
pas  plus  d'intérêt  humain  que  toutes  les  controverses 
du  même  genre.  Mais  rien  n'est  plus  de  nature  à 
frapper  l'imagination  que  les  scènes  qui  préparent 
l'âme  du  jeune  prince  à  recevoir  l'enseignement  de 
Barlaam.  Si  les  maux  de  la  vie,  si  son  terme  fatal,  ne 
nous  étaient  pas  familiers  dès  l'enfance  et  n'entraient 
pas  insensiblement  avec  le  reste  du  monde  dans  notre 
conception  des  choses,  s'ils  nous  étaient  tout  à  coup 
révélés  au  milieu  d'une  existence  qui  n'aurait  connu 
que  des  délices,  de  quel  saisissement  ne  nous  frappe- 
raient-ils pas  !  Quand  Joasaph  est  mis  soudain  en  pré- 
sence de  ces  terribles  réalités,  jusque-là  inconnues 
pour  lui,  de  la  maladie,  de  la  vieillesse  et  de  la  mort, 
il  se  fait  dans  son  âme  une  révolution  à  laquelle  la 
nôtre  prend  part.  Le  pieux  ascète  qui  vient  le  visiter 
augmente  d'abord  son  trouble  par  les  belles  paraboles 
qui   lui    montrent  la  misère  humaine  plus   grande 


186       POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

encore  qu'il  ne  la  pressentait,  puis  il  le  calme  en  lui 
révélant  le  remède  du  mal  qui  le  ronge  :  il  y  a  pour 
l'homme  un  bonheur  durable,  mais  ce  bonheur  est 
dans  une  autre  vie,  et  on  ne  peut  l'atteindre  qu'en 
détruisant  en  soi  tout  attachement  à  celle-ci.  Ces  dis- 
cours, suivis  de  l'exposition  de  la  doctrine  chrétienne, 
décident  le  jeune  prince  à  embrasser  la  religion  qui 
lui  explique  à  la  fois  ce  que  la  destinée  humaine 
comporte  de  misère  et  ce  qu'elle  contient  de  gran- 
deur et  d'espoir  illimité. 

Cette  émouvante  histoire,  ces  paraboles  saisis- 
santes, que  toutes  les  nations  européennes  se  sont 
redites  pendant  de  longs  siècles,  est-ce  l'auteur  grec 
qui  les  a  inventées  (car  il  est  aisé  de  voir^  malgré  le 
Martyrologe  romain  et  les  «menées»  grecs,  que  nous 
avons  affaire  à  un  roman,  et  non  à  une  biographie 
authentique)  ?  On  se  l'est  demandé  pendant  longtemps  : 
on  avait  peine  à  croire  qu'un  moine  byzantin  eût  pu 
concevoir  des  iîctions  aussi  fortes  et  destinées  à  avoir 
autant  de  prise  sur  l'imagination  des  hommes.  Mais 
voilà  qu'en  1859,  dans  le  numéro  du  26  juillet  du 
Journal  des  Débats^  —  je  précise,  car  c'est  vraiment 
une  date  importante,  —  Edouard  Laboulaye  ouvrit 
sur  cette  question  les  horizons  les  plus  vastes  et  les 
plus  inattendus.  Il  avait  en  effet  reconnu  que  tout  le 
cadre  de  l'histoire  de  Joasaph  était  simplement  celui 
de  l'histoire  du  Bouddha  :  les  révélations  successives 


SAINT     JOSAPHAT.  187 

qui  troublent  le  fils  d'Abenner  ne  sont  autres  que  les 
«trois  rencontres»  du  fils  de  Souddhodana  avec  un 
malade,  un  vieillard  et  un  mort,  rencontres  qui  ame- 
nèrent le  jeune  héritier  des  Çâkya  aux  méditations  d'où 
sortit  sa  doctrine,  et  qui  depuis  vingt-cinq  siècles  sont 
célébrées  dans  les  livres  sacrés  du  bouddhisme.  Ainsi, 
dans  l'esprit  d'un  savant  et  d'un  philosophe  qui  aimait 
les  contes  autant  que  les  idées,  et  qui,  par  un  hasard 
assez  rare,  avait  lu  à  la  fois  Barlaam  et  Joasaph  et  le 
Lalitavistara^  la  chaîne  qui,  depuis  des  siècles,  parlant 
de  l'Inde,  se  déroulait  par  le  monde  s'était  refermée, 
et  une  étincelle  lumineuse  avait  jailli,  rejoignant  le 
point  d'arrivée  au  point  de  départ.  Le  saint  Joasaph 
des  grecs,  le  saint  Josaphat  des  catholiques,  n'était 
autre  que  le  Bouddha  lui-même,  et  l'histoire  de  l'ima- 
gination humaine  comptait  un  ironique  exemple  de 
plus  de  ces  «malentendus  féconds»  qui  marquent 
chacun  de  ses  pas  (1), 

Presque  en  même  temps  que  Laboulaye  lançait, 
sans  y  insister,  sa  précieuse  remarque,  un  savant 
allemand,  F.  Liebrecht,  faisait  de  son  côté  le  même 
rapprochement,  et  l'appuyait  sur  une  comparaison 
minutieuse.  Il  le  complétait  d'une  façon  fort  intéres- 

(1)  Il  est  curieux  de  noter  que  dès  le  xvi^  siècle  l'historien  portu- 
gais Diogo  do  Gouto  avait  constaté  l'identité  du  Barlaam  et  Joasaph 
avec  la  légende  du  Bouddlia  ;  mais  naturellement  il  considérait 
celle-ci  comme  une  contrefaçon  de  la  légende  chrétienne  (voy.  Zo- 
tenberg,  p.  63). 


188        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

santé  en  montrant  que  plusieurs  épisodes  du  roman, 
et  notamment  la  plupart  des  paraboles,  n'étaient  pas 
moins  bouddhiques  que  le  cadre.  Depuis  lors,  d'autres 
constatations  sont  venues  confirmer  la  thèse  de  Labou- 
laye  et  de  Liebrecht.  On  a  reconnu  notamment  que  le 
nom  même  de  Joasaph  n'est  que  la  transformation  du 
nom  de  Bodhisattva^  que  portait  Siddartha  avant  d'être 
devenu  le  Bouddha.  D'autres  noms  encore,  d'autres 
traits  ont  retrouvé  leur  origine  et  leur  forme  première 
dans  la  littérature  bouddhique,  dont  les  immenses  et 
indigestes  trésors  nous  deviennent  chaque  jour  plus 
accessibles.  Personne  n'en  doute  aujourd'hui  :  la  vie 
de  saint  Joasaph  ou  Josaphat  est  une  vie  du  Bouddha 
christianisée,  et  la  plupart  des  paraboles  qui  l'enri- 
chissent appartiennent  à  l'ancien  fonds  de  l'enseigne- 
ment bouddhique. 

Mais,  ce  fait  acquis,  une  question  se  posait  :  com- 
ment cette  vie  et  ces  paraboles  étaient-elles  sorties  de 
l'Inde  pour  arriver  dans  la  cellule  du  moine  palesti- 
nien qui,  en  leur  donnant  une  forme  grecque,  les  a 
fait  entrer  dans  la  littérature  universelle  ?  Le  titre  du 
livre  grec  semblait  l'indiquer  :  «  Histoire  édifiante, 
apportée  à  la  ville  sainte  de  la  contrée  intérieure  des 
Ethiopiens,  qu'on  appelle  aussi  contrée  des  Indiens.  » 
C'étaient  donc,  semblait-il,  des  Indiens  qui  avaient 
apporté  à  Jérusalem  l'histoire  du  Bouddha  déjà  trans- 
formée   en  légende   chrétienne,    et  le  moine   Jean 


SAINT    JOSAPHAT.  189 

l'avait  rédigée  en  grec,  non  sans  y  insérer  toute  une 
partie  proprement  dogmatique,  oii  les  discussions 
tliéologiqnes  si  actives  alors  en  Orient  ont  laissé  leur 
reflet,  ce  qui  a  permis  de  dater  l'œuvre  avec  une  exac- 
titude à  peu  près  complète.  Telle  était  l'opinion  à  la- 
quelle s'était  arrêté  M.  Zotenberg  dans  son  étude  si 
savante  et  si  pénétrante,  et  pour  l'étayer  il  avait  rap- 
pelé l'existence,  sur  la  côte  occidentale  de  l'Inde, 
aux  vi^  et  vu"  siècles,  d'une  chrétienté  nestorienne 
assez  nombreuse.  C'est  dans  cette  chrétienté  qu'on 
aurait  adapté  à  la  religion  du  Christ  l'histoire  de 
Çâkya  Mouni  et  les  belles  paraboles  qui  prêchaient 
si  éloquemment  le  mépris  du  monde  et  l'aspiration 
vers  la  seule  vie  véritable.  Quelques-uns  de  ces  chré- 
tiens de  l'Inde  seraient  venus  pour  une  raison  quel- 
conque à  Jérusalem,  et  c'est  de  leur  bouche  que  le 
moine  de  Saint-Saba  aurait  recueilli  le  merveilleux 
récit.  Restait  à  savoir  —  et  M.  Zotenberg  cherchait 
ingénieusement  à  l'expliquer  —  comment  l'auteur  si 
rigidement  orthodoxe  du  livre  grec  avait  pu  quahfîer 
ces  hérétiques  d'«  hommes  vénérables  et  pieux  »,  car 
il  n'y  avait  sûrement  pas  alors  dans  l'Inde  de  chrétiens 
orthodoxes,  c'est-à-dire  ((chalcédoniens» comme  lui. 
Mais  le  savant  orientahste  français  avait  à  peine  pu- 
bhé  son  travail  qu'une  série  de  découvertes  et  de  publi- 
cations, faites  par  divers  érudits  russes  et  allemands, 
venait  présenter  la  question  sous  un  jour  tout  nouveau. 


190        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

Les  conclusions  auxquelles  elles  conduisent  ont  été 
exposées  par  M.  Ernest  Kuhn,  de  Munich,  dans  un 
travail  où  la  science  la  plus  étendue  s'unit  à  une  mé- 
thode rigoureuse  et  à  une  grande  perspicacité  (1).  Il 
m'a  semblé  qu'il  serait  intéressant  de  les  résumer. 

En  regard  de  l'hypothèse  de  M.  Zotenberg,  qui 
n'admettait  entre  la  tradition  bouddhique  et  le  livre 
grec  qu'un  intermédiaire  encore  indien,  on  avait,  il  y 
a  longtemps,  proposé  pour  la  migration  de  la  légende 
indienne  jusqu'en  Palestine  une  série  d'étapes  plus 
conforme  à  des  pérégrinations  analogues. 

Il  y  a,  en  effet,  d'autres  livres  indiens  qui,  franchis- 
sant l'enceinte  de  l'Himalaya,  sont  arrivés  dans  l'Asie 
occidentale  pour  de  là  passer  en  Europe,  et  nous 
savons  comment  ils  ont  fait  le  voyage.  De  l'Inde  ils 
sont  d'abord  venus  en  Perse,  où  ils  ont  été  traduits 
en  pehlevi,  —  c'est-à-dire  dans  la  langue  officielle  de 
l'empire  sassanide  (226-641);  —  du  pehlevi  ils  ont 
passé  au  syriaque  ou  à  l'arabe,  et  c'est  du  syriaque  ou 
de  l'arabe  que  sont  issues  les  versions  hébraïques  et 
grecques,  sources  elles-mêmes  des  traductions  en  d'au- 
tres langues.  Telle  est  l'histoire  du  Kalilah  et  Dimnah, 
recueil  de  fables  et  de  contes  qui  fut  mis,  au  vi°  siècle, 
du  sanscrit  en  pehlevi  par  l'ordre  du  grand  Chosroès, 
et  que  le  bon  La  Fontaine  a  parfois  imité  en  l'attri- 

(1)  Barlaam  and  Joasaphi  Eine  bibliographisch-iiterargeschichtliche 
Studie.  Munich,  1893,  in-4°. 


SAINT    JOSAPHAT.  191 

buant  au  «  sage  Pilpay  »  ;  telle  est  celle  du  livre  des 
Sept  Sages,  le  plus  parfait  modèle  du  «  roman  à 
tiroirs  »,  qui  a  joui  pendant  des  siècles  d'une  popula- 
rité égale  à  celle  du  Barlaam  de  Joasaph-,  telle  est  aussi 
probablement,  au  moins  en  partie,  celle  des  Mille  et 
une  Nuits. 

Il  semblait  donc  de  prime  abord  que  la  transmission 
du  Barlaam  et  Joasaph  eût  dû  se  faire  par  les  mêmes 
voies  :  on  songeait  au  pehlevi  et  au  syriaque,  intermé- 
diaires ordinaires  entre  l'Inde  et  l'Asie  occidentale. 
Mais  comment  comprendre  que  des  Perses,  aussi  hos- 
tiles au  bouddhisme  qu'au  christianisme  (comme  à 
toute  religion  enseignant  l'ascétisme  et  le  mépris  de  la 
vie),  eussent  accueilli,  soit  telle  quelle,  soit  pour  la 
christianiser,  la  légende  du  grand  ascète  indien  et  les 
paraboles  qui  l'accompagnent,  c'est-à-dire  la  glorifi- 
cation la  plus  absolue  de  la  doctrine  qui  proclame  la 
vanité  des  choses  humaines  et  prêche  le  salut  par  le 
renoncement? 

Grâce  aux  découvertes  récentes,  l'hypothèse  en 
question  est  devenue  presque  une  certitude,  et  les 
difficultés  qu'elle  présentait  semblent  avoir  été  écar- 
tées. On  a  retrouvé  divers  exemplaires  plus  ou  moins 
imparfaits  d'une  ancienne  version  arabe^  qui  se  rap- 
proche beaucoup  plus  que  le  livre  grec  de  la  pure  tra- 
dition bouddhique;  des  raisons  très  sérieuses  portent 
à  croire  que  cette  version  est  traduite  du  pehlevi. 


192       POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

D'autre  part,  une  rédaction  géorgienne  récemment 
mise  en  lumière  occupe  évidemment  une  place  inter- 
médiaire entre  la  forme  pehlevi-arabe  et  le  roman 
grec.  Celui-ci  apparaît  désormais  comme  un  arran- 
gement très  habile,  mais  trop  surchargé  de  théologie, 
de  l'original  perdu  de  la  version  géorgienne,  et  cet 
original  sans  doute  était  une  version  syriaque  du 
même  livre  pehlevi  qui  a  servi  de  base  à  la  rédaction 
arabe.  Si  on  se  rappelle  que  le  roman  grec  a  été  écrit 
aux  environs  de  l'an  630,  cela  nous  reporte  pour  le 
livre  pehlevi  au  vi*  siècle. 

Or  M.  Kuhn  montre  que,  précisément  à  cette  épo- 
que, la  partie  de  l'empire  sassanide  voisine  de  l'Inde, 
l'ancienne  Bactriane,  l'Afghanistan  actuel,  offrait  à 
une  production  de  ce  genre  un  terrain  tout  préparé. 
Au-dessous  du  zoroastrisme  dominant,  le  bouddhisme 
et  le  christianisme  y  faisaient  de  nombreux  prosélytes 
et  s'y  disputaient  l'influence,  en  attendant  que  l'isla- 
misme vînt  tout  submerger  sous  son  flot  envahisseur. 
Bouddhistes  et  chrétiens  employaient  pour  leur  pro- 
pagande la  langue  littéraire  du  pays.  Les  bouddhistes 
avaient  composé  en  pehlevi  un  «  livre  de  Bouddha  », 
un  «  livre  de  Yûdâsaf  (Bodhisattva)  ».  Un  chrétien  eut 
l'idée  de  tirer  à  sa  religion  l'émouvante  histoire  de 
Yûdâsaf  et  les  paraboles  qui  donnaient  tant  de  charme 
à  la  prédication  bouddhique.  Mais  le  Yûdâsaf  chré- 
tien ne  pouvait,  comme  le  Bodhisattva,  parvenir  de 


SAINT    JOSAPHAT.  193 

lui-même  à  la  connaissance   de  la  vérité  :  il  fallut 
introduire  le  moine  Balauhar  (notre  Barlaam)  poar  la 
lui  enseigner.  Le  livre  de  «  Yûdâsaf  et  Balauhar  »,  oii 
l'auteur  avait  inséré,  au  milieu  des  apologues  indiens, 
labelle  comparaison  évangélique  du  semeur,  eut  tout  de 
suite  un  grand  succès.  Il  fut  bientôt  traduit  en  syriaque; 
mais  dans  cette  traduction  il  subit  quelques  modifica- 
tions et  perdit  toute  sa  seconde  moitié, qui  fut  remplacée 
par  un  récit  plus  banal  et  plus  éloigné  des  sources 
bouddhiques.  C'est  cette  rédaction  syriaque  qui  a  servi 
de  base  à  la  version  géorgienne,  généralement  fidèle, 
et  au  remaniement  grec  de  Jean  de  Saint-Saba.  Jean 
ne  se  contenta  pas  de  faire  à  l'ouvrage  certains  chan- 
gements de  détail  :  il  en  développa   beaucoup,  aux 
dépens  de  la  proportion,  le  côté  dogmatique,  et  y  fit 
pénétrer  les  discussions  théologiques  de  son  temps;  il 
sut  du  reste  donner  à  son  livre  une  forme  heureusCj 
élégante  et  simple  en  même  temps,  qui  lui  assigne  un 
rang  éminent  parmi  les  productions  de  la  littérature 
byzantine. 

Ainsi  revêtue  d'une  forme  nouvelle,  V  «  histoire 
édifiante  »  pénétra  du  monde  grec  dans  le  monde  slave^ 
dans  le  monde  latin  et  dans  le  monde  germanique^  fut 
traduite  dans  toutes  les  langues  de  l'Europe,  et  imposa 
ses  héros,  —  dont  l'un  était  purement  ticiif,  et  dont 
l'autre  était  le  fondateur  même  du  bouddhisme,  —  à 
l'admiration    des  chrétiens  et  à  la    vénération   des 

13 


194        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

Églises.  D'autre  part,  le  livre  pehlevi,  traduit  en  arabe, 
séduisit  les  musulmans  et  les  juifs,  et  les  uns  et  les 
autres  l'adaptèrent  à  leurs  croyances,  en  faisant  ensei- 
gner par  Balauhar  à  Yûdâsaf,  non  la  doctrine  chré- 
tienne, mais  leurs  religions  respectives.  Ainsi  ce  livre, 
écrit  au  vf  siècle,  par  un  inconnu,  dans  un  coin  de 
l'Afghanistan,  en  une  langue  qui  est  morte  depuis 
mille  ans,  s'est  répandu,  en  se  transformant  plus  ou 
moins,  chez  tous  les  peuples  civilisés,  et  les  récits  qu'il 
renferme  ont  enchanté,  —  après  les  bouddhistes,  — 
les  chrétiens,  les  musulmans  et  les  juifs,  c'est-à-dire 
la  presque  totalité  de  l'humanité  pensante. 

Cette  histoire  d'un  livre  est  assurément  merveilleuse. 
Elle  fait  naître  dans  l'esprit  bien  des  réflexions,  dont 
je  voudrais  indiquer  quelques-unes.  Comment  un 
ensemble  de  récits  et  d'enseignements  qui  non  seule- 
ment sont  bouddhiques,  mais  qui  forment  la  base 
même  de  la  doctrine  bouddhique,  a-t-il  pu  convenir 
au  christianisme,  et  plus  tard  à  l'islamisme  et  au 
judaïsme?  Et,  en  dehors  de  toute  religion  positive, 
y  a-t-il  dans  ces  récits  et  dans  ces  enseignements 
quelque  chose  de  durable,  de  vraiment  humain,  de 
séduisant  à  tort  ou  à  raison,  quelque  chose  qui  réponde 
encore  à  un  besoin  secret,  à  une  aspiration  intime  de 
nos  âmes? 


SAINT    JOSAPHAT.  19S 

II 

L'histoire  de  Yûdâsaf,  dans  le  livre  pehlevi  d'où 
procèdent  les  différentes  rédactions  dont  nous  avons 
parlé,  n'était  en  somme  que  très  superficiellement 
christianisée;  les  musulmans  elles  juifs  n'ont  eu  que 
peu  de  suppressions  à  faire  pour  se  l'approprier.  Ce 
qu'elle  contenait  de  plus  que  les  légendes  bouddhiques 
dont  elle  s'était  inspirée,  c'était  surtout  une  critique 
du  polythéisme,  auquel  elle  opposait  la  foi  en  un  Dieu 
unique.  Le  bouddhisme,  on  le  sait,  n'entre  dans  aucune 
discussion  de  ce  genre  :  il  se  contente  d'éveiller  chez 
l'homme  le  sentiment  de  la  misère  de  la  vie  terrestre, 
avec  l'espérance  d'y  échapper  par  le  détachement 
complet,  grâce  auquel  l'âme,  après  la  mort,  peut 
atteindre  des  existences  plus  heureuses,  terminées  par 
le  repos  éternel  dans  le  Nirvana  (1).  Tel  est  l'unique 
sujet  des  méditations  de  Çâkya  Mouni,  tel  est  le  fonds 
essentiel  de  sa  doctrine. 

C'est  de  cette  conception  que  sont  sorties  les  para-- 
boles  que  le  «  livre  de  Yûdâsaf  et  Balauhar  »  a 
empruntées  à  la  prédication  bouddhique,  les  plus  belles 
peut-être  qu'on  ait  inventées  pour  rendre  sensibles  à 
l'imagination  les  enseignements  de  l'ascétisme.  La  folie 
des  hommes  qui,  oubliant  l'instabilité  de  tous  les  biens 

(1)  Voy.  le  beau  livre  de  M.  Oldenberg,  traduit  par  M.  A.  Foucher: 
le  Bouddha,  sa  vie,  sa  doctrine,  sa  communauté  (Paris,  Alcan,  1894)* 


196        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

terrestres,  en  goûtent  avec  ivresse  la  fugitive  et  péril- 
leuse douceur,  la  sagesse  de  ceux  qui  emploient  uni- 
quement ki  \ij  présente  à  préparer  la  vie  future,  n'ont 
jamais  été  représentées  plus  vivement  que  dans  ces 
fortes  et  ingénieuses  fictions.  La  misère  de  l'homme  et 
son  immense  espoir  viennent  successivement  effrayer 
et  ravir  notre  cœur,  le  précipitant  au  fond  du  gouffre 
amer  ou  l'emportant  vers  le  ciel  immuablement 
serein.  Voici  les  deux  plus  frappantes  de  ces  paraboles. 
La  première  a  surtout  pour  but  de  mettre  en  relief 
tout  ce  qu'il  y  a  d'instable  et  de  tragique  dans  la  vie 
humaine,  d'iUusoiredanslesjouissances  qu'elle  semble 
offrir  : 

Un  homme  s'enfuyait  devant  un  rhinocéros  furieux  ; 
comme,  épouvanté  par  les  rugissements  de  l'animal,  il  courait 
de  toutes  ses  forces,  il  tomba  dans  un  abîme  qui  s'ouvrait 
devant  lui  ;  mais  en  tombant  il  put  saisir  une  branche  d'un 
arbre  qui  avait  poussé  là,  et  il  s'y  attacha  fortement.  Son 
cœur  se  rassurait  un  peu,  quand,  regardant  au-dessous  de 
lui,  il  vit  deux  souris,  l'une  blanche  et  l'autre  noire,  quiron^ 
geaient  sans  relâche  la  racine  de  l'arbre,  et  qui  étaient  près 
de  l'avoir  tranchée.  Il  plongea  son  regard  plus  bas  encore,  et 
découvrit  un  dragon  qui  vomissait  des  flammes  et  qui  ouvrait 
sa  gueule  formidable  pour  l'engloutir.  Promenant  avec 
angoisse  ses  yeux  autour  de  lui,  il  aperçut  quatre  tètes  de 
serpents  qui  sortaient  du  rocher  et  se  dressaient  vers  lui.  Mais 
voilà  que,  comme  il  relevait  la  tête,  une  goutte  de  miel  laissée 
par  des  abeilles  sur  une  haute  branche  de  l'arbre  vient  à 
tomber  dans  sa  bouche  entr'ouverte.  Et  ne  songeant  plus  à 
tout  ce  qui  l'entoure,  au  monstre  qui  le  poursuit,  au  dragon 


SAINT    JOSAPHAT.  197 

qui  l'attend,  aux  serpents  qui  le  menacent,  à  la  ruine  immi- 
nente de  l'arbre  qui  est  son  seul  appui,  l'insensé  se  livre  tout 
entier  à  la  douceur  de  cette  jouissance  d'un  moment  (1). 

L'autre  oppose  à  celte  démence  la  sage  prévoyance 
de  ceux  qui  comprennent  le  vrai  sens  de  la  vie  : 

Il  y  avait  une  cité  dont  les  habitants  avaient  l'usag^e  de 
prendre  pour  roi  un  homme  étranger  et  inconnu,  qui  ne 
savait  rien  de  leur  coutume  ;  cet  homme,  pendant  un  an, 
faisait  tout  ce  qu'il  voulait.  Au  bout  d'un  an.  quand  il  jouissait 
de  tous  les  plaisirs  et  croyait  régner  sans  fm,  on  le  saisissait, 
on  lui  ôtait  la  robe  royale,  on  le  promenait  nu  par  la  ville  et 
on  l'envoyait  dans  une  île  lointaine,  où,  sans  vêtements  et 
sans  nourriture,  il  périssait  misérablement.  Une  fois,  l'homme 
qu'on  avait  fait  roi  se  trouva  avoir  l'esprit  sage,  et,  au  lieu  de 
se  laisser  aller  sans  réflexion,  comme  ses  prédécesseurs,  au 
charme  de  sa  vie  présente,  il  pensa  beaucoup  à  sa  destinée. 
A  force  de  s'enquérir,  il  apprit  la  coutume  du  pays  et  la 
situation  du  lieu  d'exil  où  il  serait  infailliblement  mené.  Alors, 
comme  il  était  le  maître  absolu,  il  fit  ouvrir  les  trésors  royaux, 
et  envoya  dans  l'île,  par  des  serviteurs  fidèles,  tout  ce  qu'ils 
contenaient  de  plus  précieux. Et  ainsi, quand, à  son  tour,ilfut 
-conduit  nu  dans  l'île,  au  lieu  d'y  mourir  de  faim  et  de  misère 
comme  avaient  fait  les  autres,  il  jouit,  grâce  à  sa  sagesse  et 
aux  provisions  qu'il  avait  accumulées,  d'une  vie  aisée  que  ne 
troublait  plus  la  crainte  de  l'avenir. 

(1)  Je  modifie  quelques  détails  de  la  version  du  roman  grec 
d'après  les  versions  chinoises  (traduites  du  sanscrit)  de  cette  para- 
bole qu'a  fait  connaître  Stanislas  Julien.  —  Le  rhinocéros  est  la 
mort;  le  dragon  est  l'enfer  ;  les  quatre  serpents  sont  les  quatre  élé- 
ments qui  menacent  sans  cesse  notre  vie  ;  les  deux  souris  sont  le 
jour  et  la  nuit  qui  en  rongent  incessamment  le  frêle  appui. 


198  POÈMES    ET    LÉGE^DES  DU  MOYEK  AGE. 

Telle  est  donc  la  conception  de  la  vie,  à  la  fois  déses- 
pérante et  consolante,  qui  s'est  imposée  au  fondateur 
du  bouddhisme,  —  quelle  que  soit  la  réalité  fort  incer- 
taine de  sa  personnalité  historique,  —  et  lui  a  fait  éta- 
blir sa  rehgion,  ou  plutôt  sa  discipline;  et  cette 
conception  a  été  si  profondément  sympathique  à  l'âme 
humaine  qu'aujourd'hui  encore  le  bouddhisme,  com- 
pliqué il  est  vrai  de  bien  des  éléments  étrangers,  forme 
la  base  de  la  vie  morale  d'une  partie  immense  de  la 
race  humaine;  on  prétend  même  qu'il  fait  des  con- 
quêtes dans  notre  société  européenne,  où  la  fatigue  de 
l'action  et  la  faillite  de  bien  des  espérances  engendrent 
chez  quelques  âmes  ce  besoin  de  repos  qui  est  si 
ancien  dans  les  races  orientales.  Le  christianisme 
touche  à  cette  conception  par  un  de  ses  côtés,  et  il  a 
pU;,  sans  aucune  peine,  s'approprier  les  allégories  qui 
l'exprimaient.  L'auteur  du  roman  grec  l'a  exposée 
avec  une  rare  éloquence  dans  ces  réflexions  qu'il  met 
dans  la  bouche  de  Barlaam  : 

Après  avoir  ôté  de  mes  yeux  le  voile  de  Terreur,  et  après 
avoir  vu  que  toute  la  vie  des  hommes  se  consume  dans  les 
choses  vaines,  que  les  uns  apparaissent,  les  autres  dispa- 
raissent, que  rien  n'est  fondé  sur  une  base  solide,  que  les 
riches  ne  conservent  pas  leurs  richesses,  ni  les  puissants  leur 
pouvoir,  ni  les  sages  leur  sagesse,  ni  les  heureux  leur  bonheur, 
ni  les  libertins  leurs  plaisirs,  ni  ceux  qui  croient  vivre  en  paix 
leur  vaine  et  inintelhgente  sécurité  ;  ayant  vu  que  rien  de  tout 
ce  que  l'on  aime  en  ce  monde  n'est  durable,  que  la  vie,  au 


SAINT   JOSAPHAT.  199 

contraire,  ressemble  à  la  chute  vertigineuse  des  torrents  qui 
se  précipitent  dans  l'océan...  alors  j'ai  reconnu  que  tout  cela 
est  vain  et  de  nulle  utilité  ;  car,  de  même  que  tout  ce  qui  a 
existé  a  été  enseveli  dans  l'oubli  :  gloire,  pouvoir  royal,  hautes 
dig-nités,  orgueil  du  commandement,  arrogance  des  tyrans, 
et  autres  choses  semblables,  ainsi  le  présent  disparaît  dans 
les  temps  futurs. . .  J'ai  vu  comment  ce  monde  tyrannique  et 
agité  traite  les  hommes,  les  plaçant  tantôt  ici,  tantôt  là,  pré- 
cipitant les  uns  de  la  richesse  dans  la  pauvreté,  élevant  les 
autres  de  la  misère  à  la  gloire,  faisant  sortir  de  la  vie  les  uns 
et  amenant  d'autres  à  leur  place;  rejetant  des  hommes  sages 
et  prudents,  abaissant  et  déshonorant  des  gens  honorés  et 
respectés  ;  élevant  sur  le  sommet  de  la  gloire  des  sots  et  des 
étourdis  et  faisant  prodiguer  des  honneurs  à  des  gens  méprisés 
et  obscurs.  En  présence  de  cette  cruelle  tyrannie  du  monde, 
le  genre  humain  n'a  aucun  point  d'appui  :  comme  une  colombe 
qui,  fuyant  un  aigle  ou  un  épervier,  vole  d'un  endroit  à 
l'autre,  se  posant  tantôt  sur  tel  arbre,  tantôt  sur  tel  buisson, 
puis  se  réfugiant  dans  le  creux  des  rochers,  cherchant  à  s'ac- 
crocher à  toutes  les  épines,  ne  trouvant  nulle  part  un  abri 
sûr,  sans  cesse  agitée  et  tremblante,  ainsi  sont  ceux  qui 
aiment  avec  passion  les  choses  présentes,  ceux  qui,  par  une 
ardeur  irréfléchie,  se  tourmentent  et  vivent  dans  l'angoisse, 
sa?ns  jamais  trouver  ni  un  appui  ni  un  abri,  et  qui  ne  savent 
pas  à  quoi  ils  tendent,  ni  où  cette  vie  de  néant  les  con- 
duit (1)... 

L'auteur  de  cette  belle  page  était  un  moine  :  il  re- 
connaissait avec  transport  dans  la  légende  bouddhi- 
que l'esprit  même  qui  l'avait  poussé  et  le  maintenait 
dans   sa  vie   factice   et    stérile.    Le  bouddhisme  est 

(i)  J'emprunte  la  traduction  de  cette  page  à  M.  Zotenberg. 


200  POÈMES    ET    LÉGENDES    DU    310YEN    AGE. 

essentiellement  une  discipline  de  moines;  son  ensei- 
gnement était  en  parfait  accord,  au  moins  par  un  de 
ses  aspects,  avec  cette  forme  spéciale  du  christianis- 
me, plus  développée  autrefois  qu'aujourd'hui,  qui  est 
le  monachisme.  On  a  été  bien  souvent  frappé  de  la 
ressemblance  des  couvents  bouddhiques  avec  les  mo- 
nastères chrétiens,  surtout  avec  ceux  de  l'Orient,  et 
il  est  très  possible  que  les  origines  mêmes  du  cénobi- 
tisme,  qui  sont,  comme  on  le  sait,  égyptiennes, 
remontent  à  l'imitation  du  cénobitisme  indien.  Trans- 
porté en  Occident,  le  monachisme  s'y  transforma  peu 
à  peu  :  il  se  mêla  plus  à  la  vie  du  monde,  il  devint 
plus  bienfaisant,  plus  militant  aussi;  aujourd'hui, 
après  quinze  siècles  d'évolution,  il  ne  se  fait  accepter 
que  comme  une  organisation  pratique  d'enseignement 
ou  de  charité.  Mais  l'inspiration  qui  l'a  fait  naître 
était  étrangère  à  toute  idée  d'action  sur  le  monde 
extérieur,  avec  lequel  le  moine  devait  avoir  aussi  peu 
de  contact  que  possible.  Le  monachisme  n'était  qu'un 
moyen  d'atteindre  le  bonheur  présent  et  futur  en  le 
fondant  sur  la  claire  compréhension  de  la  vanité  des 
biens  poursuivis  par  les  hommes  et  sur  la  subordination 
complète  de  cette  vie  à  la  vie  à  venir.  Voilà  pourquoi 
la  légende  bouddhique,  qui  enseignait  si  éloquemment 
cette  vanité  et  cette  subordination,  devait  plaire  à 
des  moines  chrétiens.  Pour  la  leur  rendre  tout  à  fait 
acceptable,  il  suffisait  de  substituer  l'intervention  d'un 


SAINT    JOSAPHAT.  201 

apôlre  chargé  par  Dieu  d'éclairer  Yûdâsaf  à  la  seule 
force  de  la  réflexion  qui  enseigne  au  Bodhisaliva  la  voie 
du  salut.  C'est  ce  qu'avait  fait  le  premier  adaptateur. 
Ceux  qui  le  suivirent  enchérirent  naturellement  sur 
lui  et  transformèrent  le  livre  en  une  exposition  com- 
plète de  la  religion  chrétienne,  accompagnée  d'une 
polémique  contre  ses  rivales.  Mais  la  partie  vraiment 
essentielle  du  roman  chrétien,  comme  de  la  légende 
indienne,  c'est  la  théorie  de  l'inanité  du  bonheur  que 
recherchent  les  hommes,  de  l'insignifiance  de  cette 
vie  en  comparaison  de  la  vie  future,  et  de  la  conquête 
de  la  vraie  félicité  par  l'ascétisme. 

Ce  n'était  pas  là  tout  le  christianisme  ;  ce  n'était 
pas  même  le  vrai  christianisme.  On  chercherait  en 
vain  dans  le  Barlaam  et  Joasaph  le  moindre  commen- 
taire de  la  parole  qui,  d'après  Jésus  lui-même,  con- 
tient toute  la  loi  :  «  Aime  Dieu  et  ton  prochain.  »  Le 
monachisme  chrétien  n'a  été  grand  que  par  les  côtés 
où  il  s'est  séparé  du  monachisme  bouddhique,  c'est-à- 
dire  par  l'amour  de  Dieu,  soit  sous  forme  de  contem- 
plation mystique,  soit  sous  forme  d'attachement 
passionné  à  la  personne  du  Rédempteur, et  par  l'amour 
du  prochain,  manifesté  dans  les  œuvres  de  miséricorde 
et  de  dévouement.  L'élément  bouddhique,  si  l'on 
peut  ainsi  parler,  du  christianisme  en  a  toujours  été 
et  en  reste  la  partie  la  moins  haute  et  la  moins  fé- 
onde.  Mais  cet  élément  y  a  joué  jadis  un  grand  rôle. 


202        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

Les  foules  chrétiennes  du  moyen  âge,  comme  les 
foules  asiatiques  depuis  vingt-cinq  siècles,  ont  admiré, 
sans  toutefois  être  capables  de  se  l'assimiler  complè- 
tement, un  enseignement  qui,  en  leur  mettant  sous 
les  yeux  leurs  trop  réelles  souffrances  et  l'inutilité  de 
leur  lutte  pour  le  bonheur,  leur  indiquait  le  moyen 
de  trouver  le  repos  ici-bas  et  leur  promettait  la  féh- 
cité  dans  un  autre  monde.  Le  livre  de  Barlaam  et 
Joasaph  n'a  pas  été  un  des  moins  puissants  véhicules 
de  cet  enseignement.  La  doctrine  bouddhique  s'y 
était  conservée  telle  quelle,  avec  sa  poignante  amer- 
tume et  ses  consolations  égoïstes,  sans  s'échauffer  ni 
s'attendrir  au  contact  de  la  prédication  évangélique. 
Les  symboles  ingénieux  dont  elle  s'était  revêtue  frap- 
paient fortement  les  imaginations.  Dans  le  «  mystère 
du  roi  Avenir  (1)  »,  les  célèbres  «  rencontres  »  du 
Bouddha,  devenu  Josaphat,  avec  la  vieillesse^  la 
maladie  et  la  mort,  remplissaient  les  spectateurs 
d'admiration  et  d'émoi  ;  les  scènes  qui  les  contiennent 
sont  d'ailleurs  parmi  les  plus  saisissantes  de  notre 
ancien  théâtre  religieux. 

Il  serait  trop  long  d'exposer  ici  comment  le  livre  de 
Yûdâsaf  a  pu  être  adapté  à  l'usage  de  la  religion  musul- 
mane et  de  la  religion  juive.  Pour  la  première,  on  le 
comprend  aisément  :  l'idée  de  la  vie  future  occupe  une 

(l)Ce  nom  à' Avenir  ou  Avennir  est  la  transcription  latine  du  nom 
grec  Abenner,  d'après  la  prononciation  grecque  du  moyen  àge< 


SAINT   JOSAPHAT.  203 

grande  place  dans  cette  religion,  et  l'ascétisme  y  est  fort 
en  honneur.  Quant  au  judaïsme,  il  n'a  pu  prendre  goût 
à  un  pareil  livre  que  quand  il  eut  notablement  trans- 
formé son  ancien  esprit  :  on  sait  qu'il  était  autrefois 
une  religion  purement  terrestre,  et  que  sa  morale, 
essentiellement  familiale,  n'avait  rien  à  voir  avec 
l'ascétisme.  La  notion  de  la  vie  future  a  pris  peu  à 
peu  dans  la  pensée  juive  une  importance  plus  consi- 
dérable ;  mais  l'idée  du  renoncement  aux  joies  de  ce 
monde  et  aux  devoirs  sociaux  n'y  a  guère  pénétré. 
Toutefois,  la  beauté  des  paraboles  de  notre  roman  a 
frappé  aussi  l'imagination  hébraïque,  qui  se  l'est 
assimilé  en  insistant  surtout  sur  l'opposition  du  culte 
du  Dieu  unique  à  celui  des  idoles,  et  sur  le  contraste 
de  l'éternité  et  de  la  toute-puissance  de  Dieu  avec  le 
caractère  éphémère  et  fragile  de  toutes  les  œuvres 
humaines.  Qu'aurait  dit  le  rabbin  Ibn-Chisdai,  qui, 
au  xm^  siècle,  en  Espagne,  arrangeait  en  hébreu 
l'histoire  de  Joasaph  d'après  un  original  arabe,  si  on 
lui  avait  appris  que  l'inspiration  fondamentale  de  ce 
livre  édifiant  se  réduisait  essentiellement  à  un  athéis- 
me pessimiste? 


m 


Voici,  ô  moines,  la  vérité  sainte  sur  la  douleur  :  la  naissance 
est  douleur,  la  vieillesse  est  douleur,  la  maladie  est  douleur, 
l'union  avec  ce  que  l'on  n'aime  pas  est  douleur,  la  séparation 


^04        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

d'avec  ce  que  l'on  aime  est  douleur,  ne  pas  obtenir  son  désir 
est  douleur,  enfin  le  quintuple  attachement  aux  choses  ter- 
restres est  douleur. 

Telle  est  la  première  des  «  quatre  vérités  saintes  » 
annoncées  par  le  Bouddha  dans  le  fameux  sermon  de 
Bénarès,  et  qui  servent  de  fondement  à  toute  sa  doc- 
trine. 

Une  conception  pessimiste  du  monde  est  toujours 
sûre  de  trouver  un  écho  dans  les  profondeurs  du 
cœur  de  l'homme,  et  cet  écho  sera  d'autant  plus 
puissant  que  ce  cœur  aura  d'abord  nourri  des  espé- 
rances plus  vastes  et  plus  confiantes.  Si,  dans  noire 
Europe  moderne,  le  pessimisme  découragé  est  si 
répandu,  c'est  qu'il  succède,  comme  un  reflux  naturel, 
à  l'immense  vague  d'optimisme  actif  qu'avait  soulevée 
la  philosophie  du  xviif  siècle  et  qu'avait  poussée  en 
avant  la  Révolution.  Notre  pessimisme  a  reconnu  son 
frère  dans  celui  qui  avait  inspiré  le  bouddhisme.  Le 
nôtre  est  cependant  singulièrement  plus  profond  et  plus 
amer.  Il  ne  trouve  plus  seulement  la  douleur  dans 
c(  l'union  avec  ce  que  l'on  n'aime  pas,  la  séparation 
d'avec  ce  que  l'on  aime  »  :  il  la  découvre  même  dans 
l'union  avec  ce  que  l'on  aime,  ou  il  va  jusqu'à  contes- 
ter qu'on  aime.  Il  ne  reproche  pas  seulement  au 
bonheur  humain  d'être  rare,  instable  et  fragile  :  il  le 
nie  ou  il  le  raille.  S'il  n'y  avait  pas  de  maladie,  de 
vieillesse  et  de  mort, la  vie  semblerait  bonne  à  Joasaph  : 


SAINT    JOSAPHAT.  205 

Obermann  ne  kii  trouverait  même  alors  aucune  saveur. 
Tout  travail  est  vain,  toute  jouissance  est  fade,  toute 
connaissance  est  erronée,  toute  affection  est  illusoire. 
L'inutilité  absolue  de  la  vie,  le  mensonge  des  appa- 
rences, s'imposent  à  la  pensée  et  paralysent  le  senti- 
ment et  l'action.  Tel  est  le  travail  accompli  par  l'âme 
moderne  repliée  sur  elle-même.  Les  notions  scienti- 
fiques qui  ont  transformé  l'univers  sont  venues  d'autre 
part  enlever  à  l'homme  son  orgueil  et  son  espoir, 
comme  la  réflexion  lui  avait  enlevé  sa  joie.  La  terre 
n'est  plus  le  centre  de  l'univers,  elle  est  un  grain  de 
sable  dans  le  tourbillon  des  mondes  visibles,  qui 
n'est,  sans  doute,  lui-même  qu'une  poussière  perdue 
dans  l'infinité  d'un  mouvement  aveugle  et  éternel. 
Sur  ce  grain  de  sable,  l'homme  n'est  plus  un  être  à 
part  :  animal  à  peine  distinct  des  autres  animaux 5  sorti 
pour  son  malheur  de  leurs  foules  inconscientes,  il  n'ose 
plus  séparer  sa  destinée  de  la  leur  et  s'attribuer  une 
persistance  contraire  à  la  loi  de  formation,  d'évolu- 
tion et  de  destruction  des  organismes,  ni  s'imaginer 
qu'il  a  au  ciel  un  Père  qui  l'a  créé  à  son  image  et  qui 
lui  porte  un  intérêt  particulier:  Il  doute  même  de  son 
individualité  ;  ce  inoi  qu'il  avait  élevé  si  haut  s'éva- 
nouit dans  une  agglomération  de  cellules  momenta- 
nément associées.  Mille  fois  plus  vide  le  ciel,  mille 
fois  plus  triste  la  terre  apparaissent  au  penseur  d'au- 
jourd^hui  qu'au  rêveur  d'il  y  a  vingt-cinq  siècles  :  il 


206  POÈMES  ET   LÉGENDES    DU    MOYEN    AGE. 

n'espère  même  plus  trouver,  comme  l'oiseau  de  Bar- 
laam  et  Joasaph^  une  branche  verte  où  se  poser,  un 
creux  de  roche  où  se  blottir.  Rien  ne  saurait  le  pro- 
téger ou  le  reposer  de  lui-même,  du  tourment  qu'il 
porte  en  lui,  de  la  lassitude  qui  l'accable.  En  contem- 
plant l'univers,' il  n'y  voit  rien  qui  puisse  l'attacher, 
le  charmer  ou  le  distraire;  dans  l'immense  écoule- 
ment des  choses^  il  ne  discerne  rien  de  stable,  il  ne 
trouve  rien  de  réel,  excepté  la  souffrance,  et  le  miel 
même  des  abeilles  a  perdu  pour  lui  sa  douceur. 

Cette  désillusion  et  cette  douleur,  Çâkya  Mouni  les 
puisait  à  des  sources  moins  profondes,  mais  il  les 
avait  connues,  et  il  crut  leur  avoir  trouvé  un  remède. 
Dans  le  bouddhisme,  et  en  particulier  dans  le  livre 
qui  nous  occupe,  la  description  du  mal  reste  saisis- 
sante, et  les  paraboles  que  j'ai  citées  parleront  tou- 
jours à  l'imagination.  Quant  au  remède,  il  a  perdu 
sa  vertu.  Il  est  trop  intimement  lié  à  la  conception 
du  monde  qui,  à  l'époque  du  Bouddha,  régnait  dans 
la  pensée  indienne,  et  trop  étranger  à  notre  façon  de 
sentir  : 

Voici,  ô  moines,  la  vérité  sainte  sur  l'origine  de  la  douleur: 
c'est  la  soif  qui  conduit  de  renaissance  en  renaissance,  la  soif 
d'existence,  la  soif  de  plaisir,  la  soif  de  puissance. 

Voici,  ô  moines,  la  vérité  sainte  sur  la  suppression  de  la 
douleur  :  Textinction  de  cette  soif  par  l'anéantissement  com- 
plet du  désir,  en  bannissant  le  désir,  en  y  renonçant,  en  s  en 
délivrant,  en  ne  lui  laissant  pas  de  place. 


SAINT    JOSAPHAT.  207 

Le  bouddhisme  est  donc  avant  tout  «  une  formule 
de  délivrance  ».  Mais  il  faut  bien  s'entendre  :  ce  n'est 
pas  seulement  la  douleur  actuelle  et  terrestre  dont  il 
prétend  affranchir  l'homme,  comme  le  faisait  le  stoï- 
cisme grec  ;  il  veut  surtout  le  délivrer  de  ces  renais- 
sances infinies  dont  la  terreur  planait  sur  la  vie  indienne. 
Le  but  suprême  pour  l'âme  est  d'aboutir  à  la  suppres- 
sion de  toute  renaissance  ;  en  attendant,  le  bouddhiste 
pieux  est  sûr  que  les  existences  dans  lesquelles  il  re- 
naîtra seront  de  moins  en  moins  douloureuses.  Cela 
ne  saurait  rien  dire  à  notre  esprit  et  à  notre  cœur... 
Et  pourtant  l'abolition  du  désir  ne  peut  être  obtenue 
que  par  une  conviction  de  ce  genre. 

Au  Nirvana,  précédé  de  renaissances  plus  ou  moins 
nombreuses,  l'adaptation  chrétienne  de  la  légende 
bouddhique  substitue  la  promesse  de  l'éternel  paradis. 
L'espérance  du  paradis  est  certainement  un  puissant 
moyen  d'action,  qui  a  poussé,  chez  nous  aussi,  d'in- 
nombrables moines  à  abolir  en  eux  le  désir.  Mais  il  ne 
vaut  que  pour  les  croyants.  Les  autres  se  trouvent, 
comme  Joasaph,  et  avec  des  expériences  autrement 
étendues  et  douloureuses^  en  face  du  problème  de  la 
vie.  Quel  remède  au  pessimisme  qui  le  tenterait  pour- 
rait trouver  un  Siddartha  moderne,  quel  remède  un 
Barlaam  moderne  pourrait-il  apporter  à  Joasaph? 

Ce  serait,  il  me  semble,  précisément  le  contraire  du 
remède  de  l'ancienne  sagesse  indienne.  Sous  prétexte 


208         POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

de  se  détacher  du  mol^  l'ascélisme  bouddhique  s'y 
enferme  :  il  ne  cherche,  à  sa  façon,  que  le  bonheur  ou 
au  moins  le  non-malheur  de  l'individu,  et  il  croit  y 
arriver  en  resserrant  la  vie  le  plus  possible,  en  sépa- 
rant l'homme  du  monde  et  en  éteignant  le  désir.  Le 
remède  moderne  au  pessimisme  consisterait  dansl'élar- 
gissement  de  la  vie,  dans  l'ennoblissement  du  désir  et 
dans  l'étroit  attachement  de  l'homme  au  monde  et  à 
l'humanité.  Ce  mot  d'  «  amour  »,  que  le  bouddhisme 
ne  prononce  jamais  (1),  dont  le  christianisme  fait  le 
résumé  de  toute  sa  doctrine,  voilà  pour  nous  le  mot  de 
délivrance.  Aimer,  c'est  à  la  fois  vivre  avec  plus  d'in- 
tensité et  partager  sa  vie  avec  les  objets  de  son  affec- 
tion. La  science,  l'art,  le  travail,  l'aventure,  le  voyage, 
la  philanthropie,  le  patriotisme,  la  famille,  l'amitié, 
l'amour  proprement  dit,  ne  sont  que  des  formes  de 
l'amour,  toutes  comportant,  comme  le  stérile  ascé- 
tisme, un  certaia  détachement  de  son  moi^  mais  pour 

(1)  Cette  assertion  est  contraire  à  tout  ce  qu'on  dit  généralement 
du  bouddhisme  ;  mais  voyez  les  pénétrantes  remarques  de  M.  01- 
denberg  (p.  293  et  suiv.  de  la  traduction  française),  et  notamment 
celle-ci  :  «  Le  bouddhisme  n'ordonne  pas  tant  d'aimer  son  ennemi 
que  de  ne  pas  le  haïr  ;  il  éveille  et  entretient  des  dispositions  bien- 
veillantes et  miséricordieuses  à  Tégard  du  monde  entier,  mais  sans 
oublier  qu'attacher  son  cœur  à  d'autres  êtres,  c'est  tomber  sous  le 
joug  des  joiesj  et  par  conséquent  des  douleurs,  de  ce  monde  pas- 
sager. ))  Les  exemples  fameux  qu'offrent  les  légendes  bouddhiques 
de  compassion  poussée  jusqu'au  sacrifice  le  plus  complet  de  soi- 
même  sont  destinés  simplement  à  inculquer  l'indifférence  qu'on  doit 
avoir  pour  cette  vie,  et  le  sacrifice  y  est  toujours  présenté  comme 
un  excellent  placement  en  vue  des  existences  futures. 


SAINT    JOSAPHAT.  209 

reporter  sur  le  non-moi  ce  qu'on  lui  enlève.  L'homme 
n'atteindra  pas  par  là  un  bonheur  béat  et  passif  dont  il 
se  lasserait  bien  vite,  mais  il  se  sentira  en  communion 
constante  avec  la  nature  et  avec  ses  semblables,  il 
jouira  de  son  activité  et  il  profitera  de  celle  des 
autres.  La  transformation  complète  du  monde  matériel 
et  moral  par  la  science,  si  elle  a  rabaissé  notre  orgueil 
et  réduit  notre  individualité,  nous  a,  en  revanche, 
appris  l'étroite  solidarité  qui  lie  les  hommes  entre  eux 
et  avec  tout  l'univers.  Comprendre,  c'est  augmenter 
dans  son  esprit  la  conscience  de  cette  solidarité; 
aimer,  c'est  mettre  celte  solidarité  en  pratique.  Ces 
deux  mots  n'offrent  en  réahté  que  les  deux  aspects 
d'une  même  idée.  S'efforcer  de  connaître  autant  que 
possible  l'univers  éternel  et  infini  oii  nous  apparais- 
sons sur  un-point  et  pour  un  moment,  se  préoccuper 
moins  de  son  bonheur  personnel  et  davantage  de  celui 
des  autres,  voilà  le  remède  que  notre  philosophie  pro- 
poserait au  pessimisme  moderne  ;  il  revient  à  la 
maxime  chrétienne  :  «  Aime  Dieu  et  ton  prochain.  » 
De  ce  point  de  vue,  la  brièveté  de  la  vie  humaine, 
l'instabilité  de  nos  joies,  les  périls  qui  nous  menacent 
sans  cesse,  n'ont  plus  rien  qui  doive  nous  désespérer. 
Notre  vraie  destinée  est  en  nous-mêmes  :  livrés  à  l'in- 
flexibilité des  lois  naturelles  et  à  l'aveugle  hasard  des 
circonstances,  nous  savons  que  nous  vieilhssons  et  que 
nous  mourrons,  nous  savons  que  nous  pouvons  avoir  à 

14 


210        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

souffrir  la  pauvreté,  le  maladie,  les  chagrins  de  tout 
genre,  et  le  jdIus  dur  de  tous,  «  la  séparation  d'avec 
ce  que  l'on  aime  ».  Mais  nous  ne  trouvons  pas  la  vie 
mauvaise  en  soi  parce  qu'elle  est  courte,  ni  nos  joies 
illusoires  parce  qu'elles  sont  sans  cesse  menacées.  11 
peut  tomber  sur  nous  des  coups  si  rudes  que  nous  en 
soyons  écrasés  ;  mais  nous  avons  l'espoir  de  leur  échap- 
per,etlepiredesmauxseraitla  crainte  perpétuelle. Nous 
aurons  toujours  à  aimer,  nous  aurons  toujours  à  ap- 
prendre,^ par  conséquent  notre  cœur  et  notre  esprit  ne 
seront  jamais  sans  occupation.  Si  un  Barlaam  moderne 
voyait  le  jeune  fils  du  roi  Abenner  accablé  de  tristesse 
après  ses  trois  rencontres,  il  lui  dirait:  «  Ne  songe  pas 
que  tu  peux  devenir  pauvre  et  malade,  et  que  sûrement 
tu  vieilliras  et  tu  mourras  :  à  quoi  te  servirait  cette  mé- 
ditation ?  Songe  plutôt  que  tu  peux  alléger  la  pauvreté, 
soulager  la  maladie,  aider  la  vieillesse.  Profite  pré- 
sentement de  ta  santé,  de  ta  jeunesse  et  de  ta  fortune, 
et  cherche  dans  la  vie  des  jouissances  qu'elle  puisse 
toujours  te  procurer.  Déploie  et  développe  par  l'action 
toutes  les  forces  de  ton  corps  et  de  ton  esprit.  Donne- 
toi  le  spectacle  de  ce  vaste  monde  qui  s'offre  à  ton  re- 
gard ;  cherche  à  en  faire  entrer  le  plus  que  tu  pourras 
dans  ton  âme  et  dans  tes  yeux.  Tu  n'es  pas  un  être 
isolé  et  vivant  de  sa  vie  propre  :  tu  appartiens  à  une 
famille,  à  une  patrie,  à  l'humanité.  Agrandis  ta  person- 
nalité par  l'amour;  au  lieu  de  concentrer  en  toi  seul 


SAINT    JOSAPHAT.     ^  211 

toutes  tes  espérances  et  toutes  tes  préoccupations  de 
bonlieur,  places-enle  plus  que  tu  pourras  sur  d'autres 
têtes,  afin  d'avoir  plus  de  chances  de  les  voir  réalisées 
en  un  lieu  si  elles  échouent  en  d'autres.  Tu  es  efTrayé 
de  la  brièveté  de  ta  vie  :  donne-lui  un  avenir  illimité 
en  la  prolongeant  dans  ta  postérité.  Regarde  comme 
gagnée  pour  toi  chaque  joie  que  tu  auras  donnée  à  un 
autre,  comme  évi(ée  pour  toi  chaque  souffrance  dont 
tu  auras  délivré  un  autre.  Propose-toi  pour  but  intime 
ta  constante  améhoration,  pour  but  extérieur  l'amé- 
lioration de  ceux  sur  qui  tu  peux  agir.  Tu  tombe- 
ras dans  des  erreurs,  tu  commettras  des  fautes  : 
elles  te  seront  moins  amères  si  tu  peux  te  dire 
que  tu  as  toujours  été  un  homme  de  bonne  volonté.  Tu 
livreras  des  luttes,  tu  éprouveras  des  souffrances  : 
fais  ton  possible  pour  les  éviter,  et  résigne-toi  à  les 
subir  quand  elles  viendront.  Prends  la  vie  comme  elle 
est,  avec  ses  chances  de  douleur  et  de  plaisir,  et  si,  au 
milieu  des  dangers  et  des  incertitudes  dont  elle  est 
pleine,  il  tombe  d'en  haut  dans  ta  bouche  une  goutte 
de  miel,  savoure-la  sans  crainte,  et  bénis  les  abeilles 
qui  l'ont  déposée  là,  cette  goutte  divine,  qui  peut  te 
faire  oublier  un  moment  tous  les  périls  et  toutes  les 
angoisses.  La  condition  humaine  est  instable  et  bor- 
née; songe  toujours  à  ce  qu'elle  peut  cependant  con- 
tenir d'infini  :  la  connaissance  et  l'amour.  Pourquoi  te 
plaindrais-tu  d'être   soumis    aux   lois  qui   régissent 


212        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

l'univers  entier  et  que  subissent  tous  tes  semblables? 
Tu  es  une  partie  de  la  nature  :  tu  trouveras  la  paix  en 
mettant  ton  cœur  en  harmonie  avec  elle.  Songe  com- 
bien, malgré  tout,  tu  es  privilégié  d'être  homme,  de 
jouir,  ne  fût-ce  qu'un  moment,  des  bienfaits  de  la  vie 
humaine,  de  pouvoir  comprendre  et  de  pouvoir  aimer. 
Au  lieu  de  gémir  inutilement  sur  ta  destinée,  tires-en 
le  meilleur  parti  que  tu  pourras,  et  tâche  qu'elle  soit 
bienfaisante  à  tes  frères.  Embrasse  l'éternel  par  l'in- 
telligence, attache-toi  aux  hommes  par  la  sympathie  : 
Aime  Dieu  et  ton  prochain,  » 

Ce  problème  de  la  destinée  humaine,  qui  tourmen- 
tera nos  cerveaux  et  nos  cœurs  tant  qu'ils  penseront  et 
qu'ils  sentiront,  les  Indiens,  il  y  a  bien  des  siècles,  et 
longtemps  avant  le  bouddhisme,  l'avaient  examiné  sous 
tous  les  points  de  vue  et  en  avaient  proposé  des  solutions 
diverses.  La  plus  radicale  est  celle  que  le  Bouddha  et 
ses  disciples  embrassèrent  avec  une  ardeur  singulière  : 
elle  consiste  en  réalité  à  se  soustraire  à  cette  destinée, 
à  en  rejeter  les  devoirs  comme  les  joies  pour  en  éviter 
les  périls  et  les  souffrances.  Ce  n'a  jamais  été  la  vraie 
solution  du  christianisme  ,non  plus  que  ce  ne  saurait  être 
celle  delà  pensée  moderne.  Le  chrétien  inconnu  qui, 
il  y  a  trois  cents  ans,  a  fait  passer  en  pehlevi  la  légende 
de  Çâkya  Mouni  en  l'adaptant  à  sa  foi,  concevait  le 
christianisme  à  un  point  de  vue  étroit  et  infécond,  et 


SAINT   JOSAPHÀT.  21 3 

ceux  d'entre  nous  qui  aujourd'hui  croient  retrouver 
dans  le  bouddhisme  la  réponse  la  plus  complète  à  nos 
doutes  et  l'asile  le  plus  sûr  de  nos  âmes  ne  représen- 
tent qu'une  phase  passagère  et  maladive  de  notre  évo- 
lution intellectuelle  et  morale.  On  ne  peut  méconnaître 
la  beauté  morne  de  la  conception  bouddhique,  née  du 
profond  sentiment  de  la  douleur  humaine  et  surtout 
de  la  terreur  des  imaginaires  et  infinies  renaissances  ; 
mais,  comme  elle  est  fondée  sur  l'unique  souci  de  l'in- 
dividu, comme  elle  ne  fait  de  place  ni  à  Dieu  ni  au 
prochain,  ni  à  la  science  désintéressée,  ni  à  l'action, 
ni  à  l'amour,  elle  est  stérile  et  ne  peut  lutter  contre 
les  doctrines  d'activité,  de  dévouement  et  de  travail. 
La  civilisation  européenne  puise  à  de  tout  autres 
sources  ses  meilleures  inspirations;  quant  à  l'Eglise, 
elle  a  assez  de  grands  saints,  vrais  représentants  de 
l'esprit  évangélique,  héros  de  l'amour  de  Dieu,  mar- 
tyrs de  l'amour  du  prochain,  pour  pouvoir  effacer 
sans  regret  de  ses  hstes  hagiographiques  l'étrange 
et  redoutable  intrus  qui  s'y  est  glissé  sous  le  nom  de 
saint  Joasaph  ou  de  saint  Josaphat. 


Note  additionnelle.  —  Depuis  le  beau  mémoire  de  M.  Kuhn  il  a 
paru  un  travail  fort  agréable  et  en  même  temps  fort  érudit  sur  notre 
légende  :  Barlaam  and  Josaphat,  English  Lives  of  Biidha  edited  and 
induced  by  Joseph  Jacobs  (London,  Nutt,  1896.  in-12).  M.  Jacobs 
pense  que  le  livre  de  Balauhar  et  Yûdâsaf  n'était  pas  chrétien  à  l'o- 
rigine et  a  pu  exister  tel  quel  dans  l'Inde  bouddhique  ;  mais  c'est 
très  peu  vraisemblable,  car  d'une  part,  comme  je  l'ai  remarqué,  le 


214  POÈMES   ET    LEGENDES    DU    MOYEN    AGE. 

Bouddha  n'avail  pas  besoin  de  l'aide  d'un  autre  pour  trouver  la 
vérité,  et  ses  sectateurs  n'auraient  jamais  imaginé  le  personnage 
de  Balauhar-Barlaam  ;  d'autre  part  l'introduction  de  la  parabole 
évangélique  du  semeur,  qui  figurait  certainement  déjà  dans  l'ori- 
ginal de  toutes  les  versions  de  notre  livre,  prouve  que  cet  original 
était  une  adaptation  chrétienne  de  la  vie  de  Bouddha.  (M.  Jacobs 
cherche  en  vain  à  diminuer  la  force  de  cette  preuve  en  montrant 
que  la  parabole  en  question  a  des  analogues  dans  la  littérature 
bouddhique). 


LES  SEPT  INFANTS  DE  LARA 


Le  nom  de  ces  héros  dîme  vieille  légende  espagnole 
n'a  pas  été  sans  retentir  en  France  aux  beaux  temps 
du  romantisme.  Dès  1822,  Abel  Hugo  avait  traduit 
neuf  des  romances  qui  leur  sont  consacrées,  et  ra- 
conté l'impression  que  lui  avait  produite,  à'Madrid,  la 
représentation  de  la  comedia  de  Matos  Fragoso,  où 
l'on  voyait,  aux  applaudissements  frénétiques  de  la 
foule,  les  têtes  sanglantes  des  infants  exhibées,  à  la  fin 
d'un  repas,  à  leur  malheureux  père.  En  1828,  Victor 
Hugo,  d'après  une  des  romances  traduites  par  son 
frère,  et  en  prétendant  s'inspirer  aussi  d'une  «  romance 
mauresque  »  imaginaire,  composait  librement  la  tren- 
tième de  ses  Orientales^  qui  met  en  scène  la  vengeance 
tirée  par  le  bâtard  Mudarra  du  meurtrier  de  ses  frères. 
En  1836,  Félicien  Mallefille  faisait  jouer  avec  grand 
succès  un  drame  extravagant  intitulé  Les  Sept  Infants 
de  Lara^  auquel  la  légende  n'a  guère  fourni  que  quel- 


216  P0È3IES    ET    LÉGENDES    DU   MOYEN    AGE. 

quesnoms  propres.  Ce  qui  avait  surtout,  en  France, 
fait  la  célébrité  de  ce  thème,  c'est  la  «  dague  au  pom- 
meau d'agate  »  que  Mudarra, 

Le  fils  de  la  renégate, 
Qui  commande  une  frégate 
Du  roi  maure  Aliatar, 

porte  sans  fourreau  jusqu'à  ce  qu'il  ait  pu  l'enfoncer 
dans  la  gorge  du  traître.  Cette  dague  semblait  en  for- 
mer le  trait  le  plus  romantique  et  le  plus  espagnol  : 
romantique,  il  l'était  à  coup  sûr  ;  espagnol,  il  aurait 
pu  l'être,  mais  il  sortait  tout  entier  de  l'imagination 
de  Victor  Hugo,  et  il  lui  avait  été  suggéré  par  le  be- 
soin d'une  rime  (1). 

Depuis  lors,  les  principales  romances  des  Infants  de 
Lara  ont  été  traduites  dans  les  romanceros  de  Damas- 
Hinard  et  de  M.  de  Puymaigre,  et  ce  dernier  érudit  les 
a  accompagnées  d'un  intéressant  commentaire;  mais 
l'Espagne  romantique  a  perdu  le  prestige  qu'elle 
exerçait  au  commencement  du  siècle,  et  ce  ne  sont  que 
les  curieux  d'ancienne  littérature  qui  connaissent 
aujourd'hui  ces  fragments  épiques  et  en  apprécient,  à 
travers  les  déformations  qu'ils  ont  subies,  l'originale 
et  archaïque  beauté. 

En  Espagne,  la  légende  des  Infants  de  Lara  n'a  pas 


(1)  [On  trouvera  plus  loin  une  comparaison  détaillée  du  poème 
d'Hugo  avec  sa  source.] 


LES    SEPT    INFANTS    DE    LARA.  217  . 

cessé   d'être  vivante  et  même  populaire.  Après  les 
((  comédies  »  du  xvf  et  du  xvif  siècle,  et  les  tragédies 
classiques  de  l'époque  afrancesada  (1),  elle  a  inspiré, 
en   1834,  à  Angelo  Saavedra  (le  duc  de  Rivas)    son 
drame  du  Moro  Exposito^  premier  et  éclatant  mani- 
feste  du  romantisme  que  l'Espagne,  chose  bizarre, 
était  venue  chercher  à  Paris.  En  1853,  ManuelFernân- 
dez  y  Gonzalez  en  a  tiré  un  roman  historique  qui  obtint 
un  succès  fort  disproportionné  à  sa  valeur,  et  qui  jouit 
encore  d'une  immense  popularité,  si  bien  que  les  inven- 
tions de  ce  médiocre  imitateur  d'Alexandre  Dumas 
ont  créé,  dans  les  Heux  mêmes  oii  se  passe  l'action  de 
la  vieille  épopée,  une-  de  ces  pseudo-traditions  qu'il 
faut  bien  se  garder  de  prendre  pour  authentiques.  Si 
les  romances  elles-mêmes  ne  paraissent  pas   s'être, 
comme  d'autres,  conservées  dans  la  mémoire  du  peuple, 
un  livre  populaire,  qui  remonte  au  xviii'  siècle  et  qui 
s'appuie  tant  sur  les  romances  que  sur  les  chroniques, 
faisant  d'ailleurs  de  leurs  données  un  mélange  informe 
et  accompagnant  le  récit  de  réflexions  ridiculement 
morales,   n'a  pas  cessé  de  s'imprimer  en  de  nom- 
breuses éditions  et  ne  manque  jamais,  dans  aucune  ville 
d'Espagne,  à   ce  qu'on  appelle  la  lïbreria  de  cordel, 
cette  bibhothèque  populaire  dont  les  volumes,  bro- 

(1)  On  appelait  afrancesados  les  Espagnols,  fort  nombreux  alors, 
qui  aQectaient  d'admirer  exclusivement  et  d'imiter  en  tout  nos 
mœurs  et  notre  littérature. 


218  POÈMES    ET   LÉGENDES    DU    MOYE>^    AGE. 

chures   grossièrement   imprimées,    pendent    sur  les 
cordeaux  qui  servent  d'étalage  aux  marchands. 

La  critique  érudite  s'est,  depuis  longtemps  aussi, 
occupée  de  ce  sujet.  En  dehors  des  romances,  qui  ne 
remontent  qu'aux  xv'  et  xvf  siècles,  l'histoire  des 
Infants  de  Lara  est  racontée  dès  le  xiif  siècle  dans  la 
célèbre  Cronica  gênerai  du  roi  Alphonse  X,  et,  même 
dans  la  forme  très  altérée  où  ce  document  était  connu 
jusqu'ici,  il  était  facile  de  discerner,  au  niilieu  de  la 
prose,  des  vers  plus  ou  moins  mutilés,  et,  parfois,  des 
vers  qui  se  retrouvent  dans  les  romances  postérieures. 
Pendant  que  les  historiens  discutaient  la  réalité  des 
événements  rapportés  dans  la  Cronica^  les  philologues 
cherchaient  à  comprendre  le  rapport  qui  existait  entre 
la  version  d'Alphonse  et  les  romances.  Ce  rapport  resta 
obscur  jusqu'à  ce  que  Mila  y  Fontanals,  le  vrai  fondateur 
en  Espagne  de  l'histoire  critique  de  la  littérature  médié- 
vale, étabht  que  romances  et  chronique  remontaient 
également  à  une  ancienne  épopée,  à  un  cantar  de  gesta 
qui  était  au  moins  du  xif  siècle.  Il  prouva,  en  effet,  que 
l'Espagne,  —  ou  au  moins  la  Castille,  —  avait  eu,  tout 
comme  la  France,  son  épopée  nationale.  Cette  épopée 
n'est  pas  absolument  spontanée  :  elle  est  née  de  la  nôtre, 
et  ce  sont  nos  «  jongleurs  »  qui,  dès  le  x'  siècle  sans 
doute,  ont  importé  au  delà  des  Pyrénées  leurs  thèmes 
poétiques,  leurs  laisses  assonantes,  leur  chant  mono- 
tone et  fortement  rythmé,  et  la  «  vielle  '>  dont  ils 


LES    SEPT    INFANTS    DE    LARA.  219 

l'accompagnaient.  Mais  cette  plante  exotique  s'est 
promptement  enracinée  dans  le  sol  où  elle  avait  été 
introduite,  et  elle  s'y  est  développée  d'une  façon  puis- 
sante et  vraiment  nationale.  Après  avoir  d'abord 
imité,  puis  accommodé  à  leur  sentiment  patriotique 
les  chansons  françaises,  les  juglares  espagnols  en  onl 
bientôt  composé  d'autres, —  qui  ne  doivent  aux  nôtres 
que  leur  forme  générale,  —  sur  l'histoire  propre  de  la 
Castille.  De  leur  travail,  qui,  malheureusement,  s'est 
en  grande  partie  perdu,  il  s'est  du  moins  conservé 
deux  admirables  fragments,  celui  des  Infants  de  Lara 
et  celui,  plus  moderne,  du  Ciel. 

De  la  geste  du  Cid,  il  nous  reste  un  poème  presque 
complet,  sans  parler  d'un  autre  de  moindre  valeur; 
les  débris  des  Infants  ont  été  sauvés  d'une  part  par  le 
roi  Alphonse  et  ses  copistes,  qui  en  ont  inséré  dans  la 
Crônica  gênerai  un  résumé  et  des  morceaux  presque 
textuels,  d'autre  part  par  les  romances  qui  se  sont 
détachées  au  xv'  siècle,  peut-être  dès  le  xiv%  des  can- 
tares  dont  elles  n'étaient  d'abord  que  des  «  laisses  (1)  », 
mais  qui,  peu  à  peu,  se  sont  altérées,  modifiées,  déve- 
loppées à  leur  façon,  et  ont  pris  une  existence  propre, 
comme  ces  rameaux  qu'on  plante  dans  le  sol  et  qui 
croissent  ensuite  loin  du  tronc  auquel  ils  ont  appartenu. 

(1)  On  sait  qu'on  appelle  «  laisses  »  les  séries  de  vers  sur  la  même 
assonance  ou  la  même  rime  dont  se  composent  les  chansons  de 
geste  françaises  et  espagnoles. 


220        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

Avoir  reconnu  ce  fait  pour  les  romances  épiques  en 
général  et  spécialement  pour  celles  des  Infants,  c'est 
le  grand  mérite  de  Mila  y  Fontanals. 

Toutefois,  il  n'avait  pas  vu  la  vérité  tout  entière. 
Il  ne  s'était  pas  —  faute  de  documents  —  rendu  compte 
que  l'épopée  espagnole,  comme   la  française,  avait 
vécu  et  évolué  pendant  des  siècles.  Il  ne  possédait  pas 
le  texte  primitif  de  la  Crônica  gênerai,  et  il  ne  savait 
pas  que  cet  ouvrage  avait  subi  des  modifications  suc- 
cessives, lesquelles  avaient,  pour  la  partie  relative  aux 
Infants,  une  importance  capitale.    Il  comparait   les 
romances  à  la  Crônica  sans  disposer,  pour  cette  com- 
paraison, des  éléments  nécessaires.  Aussi  se  trouvait-il 
fort  embarrassé  en  présence  de  certains  traits  des 
romances,  qu'il  sentait  bien  ne  pas  devoir  appartenir 
à  leurs  auteurs,  et  qu'il  ne  retrouvait  pourtant  pas 
dans  la  chronique  d'Alphonse.  Un  jeune  savant  espa- 
gnol, M.  Ramon  Menéndez  Pidal,  dans  un  très  beau 
livre  consacré  à  notre  légende  (1),  vient  enfin  de  faire 
la  lumière  sur  les  points  restés  obscurs.  Il  a  d'abord 
retrouvé  dans  les  manuscrits  le  texte  authentique  du 
résumé    d'Alphonse  X,    puis    il   a   montré  que  des 
remaniements    de    ce   résumé,    restés    à    peu    près 
inconnus  jusqu'à  lui,  y  avaient  introduit  des  emprunts 
à  d'autres  poèmes  que  celui  où  Alphonse  avait  puisé, 
formes  soit  parallèles,  soit  successives,  de  la  chanson 
(l)La  Leyenda  de  los  Infantes  de  Lara,  Madrid  1896,  in-8<>. 


LES    SEPT   INFANTS    DE    LARA.  221 

de  geste.  Il  a  retrouvé  ainsi  des  traces  deirohcantares, 
et  a  fait  voir  que  les  romances  étaient  issues,  comme 
il  est  naturel  vu  leur  date,  des  versions  les  plus 
récentes.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'exposer  la  méthode 
et  le  détail  des  recherches  de  M.  Menéndez  Pidal  (1); 
je  me  bornerai  à  présenter  brièvement  ce  qui  me  paraît 
en  être  le  résultat  essentiel. 

Il  semble  bien  que,  sous  le  comte  de  Castille  Garci 
Fernàndez  (970-995),  il  se  passa  dans  les  luttes  quoti- 
diennes entre  chrétiens  et  Mores,  luttes  qui,  mêlées  de 
succès  et  de  revers,  préparaient  la  totale  reconçuista, 
un  événement  tragique  qui  impressionna  fortement  les 
esprits.  Sept  frères,  fils  du  seigneur  de  Salas,  petite 
ville  du  district  de  Lara  (la  vallée  montagneuse  oii 
court  l'Arlanza),  tout  voisin  alors  du  domaine  musul- 
man, furent  tués  dans  la  plaine  d'Almenar,  près  du 
Duero,  en  un  combat  que  dirigeait  Galib,  le  lieutenant 
du  célèbre  Almansor,  hadjib  du  Calife  de  Cordoue. 
Les  sept  jeunes  têtes,  avec  celle  d'uu  vieillard,  gou- 
verneur ou  amo  des  «  infants  (2)  »,  furent  rapportées 
à  Salas  et  exposées  dans  la  principale  église  :  elles  sont 
encore  là,  réduites  à  des  crânes  qui  tombent  en  pous- 
sière. Est-il  vrai  que  les  infants  avaient  été  victimes 

(1)  J'ai  consacré  au  livre  de  M.  Menéndez  Pidal  deux  articles  dans 
le  Journal  des  Savants  (mai  et  juin  1898  ;  tirage  à  part  à  la  librairie 
Bouillon). 

(2)  Ce  titre,  réservé  aujourd'hui  aux  enfants  puînés  des  rois,  était 
alors  donné  à  tous  les  fils  de  familles  nobles. 


222        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

d'une  trahison  et  que  l'auteur  de  cette  trahison  était 
Rodrigo  Velâzquez,  leur  oncle  maternel?  Rien  n'est 
moins  impossible  en  soi,  dans  ces  sombres  temps  où 
les  haines  atroces,  les  parjures,  les  assassinats,  for- 
maient avec  les  razzias  impitoyables  et  les  aventures 
héroïques  la  trame  habituelle  de  la  vie  des  farouches 
fijos  dalgo.  Mais  cela  pourrait  bien  aussi  être  simple- 
ment dû  à  l'imagination  populaire,  qui  dans  tout 
désastre  voit  une  trahison.  Quoi  qu'il  en  soit,  la 
tradition  le  crut  et  le  répéta,  et  de  ce  motif  éminem- 
ment épique  l'épopée  naissante  ne  tarda  pas  à  s'ins- 
pirer. 

Vers  la  fin  du  xi'  siècle  ou  le  commencement  du  xif 
se  forma  une  première  chanson,  qui  se  bornait  sans 
doute  à  raconter  la  trahison  de  Rodrigo,  la  mort  des 
infants  et  de  leur  amo  Muno  Salido,  et  le  pieux  dépôt 
de  leurs  têtes  dans  l'église  de  Sainte-Marie  de  Salas. 
Dans  le  courant  du  xii'  siècle,  sans  doute,  vint  s'ajouter 
à  ce  noyau  primitif  une  seconde  partie  :  le  senti- 
ment de  la  justice  poétique  réclamait  une  revanche,  la 
vengeance  des  victimes,  la  punition  du  traître  ;  c'est 
ainsi  que  chez  nous  la  chanson  primitive  qui  racontait 
la  trahison  de  Ganelon  et  la  mort  de  Roland  a  reçu  un 
complément  où  les  Sarrasins  sont  vaincus  et  Ganelon 
est  écartelé.  Ici  on  feignit  que  le  père  des  infants, 
Gonzalvo  Gustioz,  avait  été  chargé,  par  le  perfide  Ro- 
drigo,   d'un  message  à  la  Rellérophon  auprès  d'Al- 


LES    SEPT   INFANTS    DE    LARA.  223 

mansor  à  Cordoue;  que,  jeté  par  celui-ci  en  prison,  il 
avait  été  soumis  à  l'affreux  supplice  de  se  voir  présenter 
à  l'improviste  les  têtes  de  ses  fils  envoyées  à  Cordoue; 
mais  que  dans  sa  captivité  il  avait  eu  d'une  princesse 
more  un  fils,  Mudarra,  qui,  élevé  à  Cordoue,  avait 
appris  un  jour  le  secret  de  sa  naissance,  était  venu  en 
Castille  et  avait  vengé  son  père  et  ses  frères  sur  Ro- 
drigo Velàzquez.  C'est  \Qccmtar  de  g  esta  ainsi  amplifié 
qu'a  connu  Alphonse  X  au  xiii'  siècle  et  qu'il  a  résumé 
dans  sa  chronique. 

Les  autres  c^m/<2res' ne  sont  que  des  variantes  de  celui- 
là,  et  les  différences  qu'ils  présentent  s'accusent  en  gé- 
néral, mais  non  toujours,  comme  postérieures.  Ils  ont 
donné  à  Gonzalvo  Gustioz, aux  infants,  à  Rodrigo^une  his- 
toire antérieure,  par  un  procédé  que  nous  retrouvons 
à  chaque  instant  dans  les  renouvellements  de  nos 
chansons  de  geste;  ils  ont,  sous  l'influence  même  de 
ces  chansons,  —  que  d'ailleurs  le  premier  cantar  avait 
déjà  largement  subie,  au  moins  dans  sa  seconde 
partie,  —  modifié  certains  détails,  introduit  certains 
épisodes  d'un  caractère  romanesque  et  chevaleresque  ; 
ils  ont  ajouté  à  la  mort  de  Rodrigo  le  supphce  de  sa 
femme,  Llambla,  cause  première  de  la  terrible  tra- 
gédie ;  mais  en  somme  ils  ont  gardé  intact  le  fond  du 
poème  primitif,  et  c'est  ce  fond  qui  par  eux  a  passé 
dans  le  petit  groupe  de  romances  anciennes  consacrées 
aux  Infants  de  Lara,  et  qui  fait  de  ce  groupe,  avec  celui 


224        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

des  romances  du  Cid,  le  plus  beau  elle  plus  vraiment 
épique  du  romancero  castillan. 

Ce  cantar  est  en  effet  une  œuvre  de  premier  ordre, 
autant  que  nous  permettent  de  le  juger  les  débris  qui 
en  ont  été  sauvés.  Certains  morceaux,  grâce  au  roi 
chroniqueur  et  aux  remanieurs  de  son  œuvre,  nous 
sont  arrivés  presque  intacts,  avec  leur  rythme  et 
leurs  assonances  (1),  avec  leur  style  énergique  et  pit- 
toresque. D'autres  parties  sont  moins  bien  conservées, 
mais  nous  pouvons  toujours  suivre  le  récit  et  en  ap- 
précier le  caractère.  Je  voudrais,  par  une  analyse 
mêlée  de  traduction,  donner  aux  lecteurs  une  idée  de 
ce  poème  si  original  et  si  puissant,  où  revit  toute  la 
vieille  Castille  de  l'époque  barbare,  où  se  peignent 
avec  une  naïveté  saisissante  son  orgueil,  son  point 
d'honneur  bizarre  et  impitoyable,  son  esprit  de 
famille,  ses  superstitions,  ses  haines  et  ses  tendresses, 
son  individuaUsme  hautain,  sa  lutte  acharnée  contre 
le  More  et  ses  perpétuelles  ententes  avec  lui.  C'est  un 
tableau  aux  couleurs  à  la  fois  éclatantes  et  sombres, 
qui  n'est  pas  une  œuvre  factice  d'imagination  rétro- 
spective, qui  est  l'image  toute  vivante  créée  d'un  jet 
puissant  et  spontané  par  l'époque  même  qui  s'y  est 
représentée.  Je  me  servirai,  pour  la  reproduction  que 
j'essaie  d'en  donner^  de  toutes  les  formes  que  M.  Me- 

(1)  M.  Menéndez  Pidal  a  restitué  avec  bonheur  un  grand  nombre 
de  vers  du  cantar  d'après  les  chroniques. 


LES    SEPT   INFANTS    DE    LARA.  225 

néndez  Pidal  a  si  laborieusement  relrouvées  et  qu'il  a 
souvent  restaurées  avec  un  goût  si  sûr  ;  j'indiquerai 
seulement  en  note,  quand  cela  me  semblera  intéres- 
sant, les  variantes  que  je  n'aurai  pas  admises  dans 
mon  exposé.  Je  tâcherai  de  laisser  intacte  la  couleur 
de  la  vieille  fresque,  convaincu  que  c'est  précisément 
ce  qu'elle  offre  souvent  d'étrange  et  de  barbare  qui  en 
fait  en  partie  l'intérêt,  et  que  les  beautés  d'ordre  im- 
périssable qui  s'y  rencontrent  ne  seront  que  plus  frap- 
pantes si  l'on  comprend  bien  le  milieu,  profon- 
dément original  et  particulier,  dans  lequel  elles  sont 
écloses. 

Voici  donc  quel  était,  dans  ses  deux  parties,  le 
cantar  des  Infants  de  Salas  que  les  juglares  de  la 
Vieille-Castille  chantaient  au  xn'  siècle,  en  accompa- 
gnant d'un  coup  d'archet  sur  la  vihuela  la  mélopée 
des  longs  vers  de  quatorze  syllabes. 


Gonzalvo  Gustioz,  seigneur  de  Salas,  avait  épousé 
dona  Sancha,  sœur  de  Rodrigo  ou  Ruy  Velazquez, 
seigneur  de  Yilvestre.  Il  en  avait  eu  sept  fils,  les  sept 
infants  de  Salas,  très  voisins  par  la  date  de  leur  nais- 
sance  (1),   qui   avaient  tous  été  élevés  par  le  bon 

(1)  Les  romances,  sans  doute  d'après  un  cantar  plus  re'cent,  disent 
que  dona  Sancha  avait  eu  ses  sept  fils  d'une  portée,  ce  qui  la  fait 
traiter  àepuerca  (truie)  par  dona  Llambla. 

15 


226        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

chevalier  Muno  Salido,  et  avaient  été  faits  chevaliers 
le  même  jour   par  le  comte  de  Castille  Garci  Fer- 
nândez.  Ils  étaient  déjà  chevaliers  quand  leur  oncle 
Rodrigo  Velàzquez   épousa   dona    Llambla    (c'est   le 
nom  latin  Flammula)^  cousine  du  comle.  Les  noces 
furent  célébrées  à  Burgos,  en  grande  magnificence,  et 
durèrent  cinq  semaines  ;  il  y  eut  de  belles  réjouis- 
sances, bouhourdis  (1)  et  course  de  taureaux,  jeux  de 
tables  (2)  et  d'échecs,  et  jongleurs   chantant  leurs 
chansons.  Dans  la  dernière  semaine,  Ruy  Velàzquez 
fit  dresser  un  tablado  (3)  très  haut,  hors  de  la  ville, 
sur  la  grève  de  FArlanzon,  et  promit  un  riche  présent 
à  quile  renverserait  d'un  coup  de  lance.  Tous  les  che- 
valiers  présents   s'y  essayèrent,   mais   sans   succès. 
Alvar  Sânchez,   cousin  germain  de  dona   Llambla, 
frappa  la  poutre  la  plus  haute  d'un  coup  si  fort  qu'on 
l'entendit  de  la  ville.  Dona  Llambla,  qui  était  restée 
dans  Burgos  avec  sa  belle-sœur  dona  Sancha  et  les 
sept  infants,  ayant  su  que  c'était  son  cousin  qui  avait 
porté  ce  coup,  s'écria  : 

(1)  Les  boiihourds  sont  de  grosses  lances  courtes  avec  lesquelles 
on  joutait:  de  là  bouhourder  (esp.  bofordar)^  houhourdis.  On  remar- 
quera qu'il  ne  s'agit  pas  encore  des  tournois  proprement  dits,  qui 
furent  inventés  en  France  au  xi^  siècle. 

2)  Sorte  de  trictrac  fort  en  faveur  au  moyen  âge. 

(3)  Le  tablado  était  à  peu  près  ce  qu'était  chez  nous  la  quintaine, 
un  assemblage  de  pièces  de  bois  qu'on  frappait  de  la  lance  et  qu'il 
fallait  renverser  ;  mais  la  difficulté  était  surtout  dans  le  fait  que 
les  poutres  ou  tablas  étaient  placées  très  haut. 


LES    SEPT    INFANTS    DE    LARA.  227 

—  Voyez,  amis,  quel  chevalier  est  Alvar  Sànchez  ! 
Nui  aulre  que  lui  n'a  pu  frapper  jusqu'au  haut  du 
tablado. 

Gonzalvo  Gonzâlvez,  le  plus  jeune  des  infants,  piqué 
de  ces  paroles,  prit  sa  lance,  s'achemina  seul,  sans 
qu'on  s'en  aperçût,  vers  la  grève,  et  frappa  si  rude- 
ment le  tablado  qu'il  brisa  une  des  poutres  du  milieu. 
Dofia  Sancha  et  ses  fils,  quand  ils  l'apprirent,  en 
eurent  grande  joie,  et  dona  Llambla  en  eut  grand 
dépit.  Mais  Alvar  Sânchez  se  mit  à  insulter  Gonzalvo, 
tant  que  celui-ci,  d'un  coup  de  son  poing  terrible, 
lui  brisa  les  dents  et  les  mâchoires,  et  le  jeta  mort 
à  ses  pieds. 

Quand  dona  Llambla  sut  l'événement,  elle  se  prit 
à  pleurer  et  à  crier,  disant  que  jamais  dame  n'avait 
ainsi  été  insultée  à  ses  noces  (1).  A  ses  cris  accourut 
Ruy  Velàzquez,  qui  s'élança  vers  la  grève,  où  les  in- 
fants avaient  rejoint  Gonzalvo,  et  frappa  celui-ci  d'un 
bâton  sur  la  tête,  en  sorte  que  le  sang  jaillit  en  cinq 
endroits.  Gonzalvo  lui  dit  que,  sur  sa  vie,  il  ne  recom- 
mençât pas,  et,  Ruy  ayant  de  nouveau  levé  son  bâton, 
Gonzalvo,  qui  n'avait  pas  d'armes,  saisit  un  autour 
qu'un  écuyer  portait  sur  le  poing,  et  en  frappa  si  vio- 
lemment son  oncle  au  visage  que  le  sang  jaillit  par 
les  narines.  Ruy  Velàzquez  appela  ses  hommes  aux 

(1)  Faire  un  affronta  une  mariée  le  jour  de  ses  noces  est  un  délit 
puni  par  le  Fuero  real. 


228  POÈMES   ET    LÉGENDES    DU    MOYEN    AGE. 

armes  ;  les  infants  de  leur  côté  réunirent  leurs  vassaux, 
et  une  mêlée  furieuse  allait  s'engager,  quand  survin- 
rent le  comte  Garci  et  Gonzalvo  Gustioz,  qui  rétabli- 
rent la  paix.  On  déclara  se  pardonner  des  deux  parts, 
mais  la  rancune  inextinguible  couvait  dans  le  cœur 
altier  de  dona  Llambla  (1) 

Elle  dissimula  toutefois,  et  invita  ses  neveux  à  venir 
à  son  château  de  Barbadillo,  pendant  que  leur  père 
et  son  mari  accompagnaient  le  comte  dans  une  tour- 
née militaire.  Sur  les  bords  de  l'Arlanza,  qui  baigne 
Barbadillo,  les  infants  prirent  des  oiseaux  avec  leurs 
faucons  et  les  offrirent  à  leur  nouvelle  tante.  Pendant 
qu'on  attendait  le  repas,  dona  Llambla,  de  son  palais, 
aperçut  Gonzalvo,  qui,  ne  se  croyant  pas  regardé,  et 
désirant  baigner  son  faucon  dans  la  rivière,  n'avait 
gardé  que  ses  vêtements  de  dessous  {panos  de  lino), 
Dona  Llambla  voulut  voir  là  une  offense  mortelle. 

—  Amies,  dit-elle  à  ses  femmes,  voyez-vous  dans 
quel  costume  Gonzalvo  se  montre  à  nous  ?  C'est  pour 
que  nous  nous  éprenions  de  lui  ;  mais  je  vous  dis  qu'il 
ne  m'échappera  pas  sans  que  je  me  sois  vengée. 

Et  appelant  un  de  ses  hommes,  elle  lui  dit: 

—  Prends  une  courge,  remplis-la  de  sang,  et  jette- 
la   à  la  poitrine  de  celui  que  tu  vois  là  qui  baigne  son 

(1)  Les  cantares  postérieurs  supposent  qu'il  y  avait  entre  Alvar 
Sânctiez  et  dona  Llambla  une  intimité  coupable  ;  mais  il  est  plus 
conforme  aux  idées  et  aux  mœurs  antiques  d'attribuer  le  ressenti- 
ment de  Llambla  simplement  au  fait  que  le  mort  était  sou  parent* 


LES    SEPT    INFANTS    DE    LARA.  229 

faucon  ;  et  si  on  te  menace  sauve-toi  et  viens  à  moi,  et 
n'aie  pas  peur  :  je  te  garantirai. 

L'homme  fît  ce  qui  lui  avait  été  dit  et  couvrit  de 
sang  les  vêtements  blancs  de  Gonzalvo.  Les  infants^ 
qui  se  croyaient  bien  avec  doiia  Llambla,  se  mirent  à 
rire  ;  mais  Gonzalvo  s'écria  : 

—  Frères,  vous  avez  tort  de  rire,  et  je  vous  dis  que 
si  pareil  outrage  avait  été  fait  à  l'un  de  vous,  je  ne 
vivrais  pas  un  jour  sans  l'avoir  vengé  (1). 

Alors  Diago  Gonzalvez,  l'aîné  des  frères,  dit  : 

—  La  chose  est  grave,  en  effet,  et  mérite  réflexion. 
Courons  à  cet  homme  :  s'il  nous  attend  sans  crainte^ 
c'est  qu'il  n'a  voulu  que  se  jouer  ;  mais  s'il  s'enfuit 
vers  dona  Llambla,  c'est  qu'il  a  agi  par  son  ordre, 
et  alors  nous  le  tuerons,  quand  même  elle  voudrait  le 
protéger. 

Ils  prirent  donc  leurs  épées  et  montèrent  au  palais, 
et  l'homme,  quand  il  les  vit,  s'enfuit  vers  doha  Llam- 
bla, et  elle  le  couvrit  de  son  manteau. 

—  Tante,  lui  dirent  les  infants,  n'essayez  pas  de 
protéger  cet  homme! 

—  C'est  mon  serviteur,  dit-elle,  et  puisqu'il  est 
sous  ma  garde,  je  vous  défends  de  le  toucher. 

Mais  ils  l'arrachèrent  de  dessous  son  manteau,  et 
le  tuèrent  sous  ses  yeux,  et  des  coups  d'épée  qu'ils 

(1)  Salir  les  vêtements  de  quelqu'un  en  lui  jetant  une  courge  est 
aussi  une  offense  punie  par  un  fuero. 


230        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

lui  donnèrent  le  sang  jaillit  sur  la  coiffe  et  sur  le 
Yêtement  de  doiîa  Llambla,  si  bien  qu'elle  en  resta 
tout  ensanglantée  (1).  Puis  ils  s'en  allèrent  à  leur 
château  de  Salas,  peu  éloigné  de  Barbadillo. 

Dofia  Llambla  fît  dresser  au  milieu  de  sa  cour  un 
catafalque  oh  elle  plaça  le  corps  du  mort,  et  pendant 
trois  jours  elle  le  pleura  avec  ses  femmes,  déchirant 
ses  vêtements,  et  disant  qu'elle  était  veuve  et  n'avait 
pas  de  mari.  Et  quand  Ruy  Velazquez  arriva  à  Barba- 
dillo, elle  se  jeta  à  ses  pieds  tout  en  pleurs  et  les  vête- 
ments déchirés,  et  lui  demanda  vengeance. 

—  Dona  Llambla,  répondit  Rodrigo,  taisez-vous  et 
prenez  patience  ;  car  je  vous  promets  que  je  vous  ferai 
tel  droit  de  celte  injure  que  le  monde  entier  en  aura 
que  dire. 

Tel  est  le  sanglant  prologue  de  la  tragédie. 

Cependant  Gonzalvo  Gustioz,  revenu  aussi  à  Salas, 
avait  appris  la  chose  et  engagé  ses  fils  à  apaiser  leur 
oncle;  ils  lui  offrirent,  en  effet,  satisfaction,  et  Ro- 
drigo feignit  d'accepter,  leur  adressa  des  paroles 
flatteuses,  et  sembla  être  redevenu  leur  meilleur  ami. 
Quelques  jours  après,  il  dit  à  son  beau-frère  : 

—  Vous   savez  qu'Almansor  de  Cordoue  est  mon 


(1)  C'était  l'ofTense  la  plus  grave  que  Ton  pût  faire  à  une  femme 
de  haut  rang:  le  manteau  qu'elle  étendait  sur  un  fugitif  devait  être 
un  asile  inviolable. 


LES    SEPT    INFANTS    DE    LARA.  231 

ami  depuis  longtemps  (1),  et  il  m'a  promis  un  secours 
d'argent  pour  mes  noces,  qui  m'ont  causé  de  grandes 
dépenses.  Vous  me  rendriez  service  si  vous  vouliez 
lui  porter  une  lettre  et  lui  demander  de  tenir  sa  pro- 
messe. 

Gonzalvo  y  ayant  consenti  de  bonne  grâce,  Rodrigo 
fit  écrire,  par  un  More  qu'il  avait,  une  lettre  en  arabe 
où  il  disait  :  «  A  vous,  Almansor,  de  moi  Ruy  Velàz- 
quez,  salut,  comme  à  celui  que  j'aime  de  tout  cœur. 
Je  vous  fais  savoir  que  les  fils  de  Gonzalvo  Gustioz, 
celui  qui  vous  porte  cette  lettre,  m'ont  insulté  moi  et 
ma  femme,  et  comme  je  ne  puis  me  venger  d'eux  en 
terre  cbrétienne  ainsi  que  je  le  voudrais,  je  vous  en- 
voie leur  père,  en  vous  priant,  si  vous  m'aimez,  de  le 
faire  décapiter.  De  mon  côté,  je  rassemblerai  une 
troupe  et  j'entrerai  sur  votre  territoire  comme  pour 
vous  combattre,  et  j'emmènerai  avec  moi  mes  sept 
neveux  dans  la  plaine  d'Almenar.  Envoyez  là  une 
armée  sous  les  ordres  de  Galve  et  Viara,  mes  amis  : 
je  leur  livrerai  mes  neveux,  qu'ils  décapiteront.  Ce 
sera  pour  vous  un  grand  avantage,  car  vous  n'avez 
pas  parmi  les  cbrétiens  d'ennemis  plus  redoutables, 
ni  dans  lesquels  le  comte  Garci  Fernàndez  ait  plus  de 
confiance.  »  Puis,  —  ayant  fait  tuer  l'écrivain,  —  il 

(1)  Rien  n'était  moins  rare  alors  que  ces  amitiés,  plus  ou  moins 
clandestines,  entre  les  chefs  mores  et  les  barons  chrétiens  :  l'his- 
toire du  vrai  Gid  en  montre,  on  le  sait,  plus  d'un  exemple.  On  ne 
retrouve  plus  rien  de  pareil  après  le  xf  siècle. 


232        .  POÈMES  ET   LÉGENDES    DU    3I0YEN    AGE. 

se  rendit  à  Salas  et  remit  la  lettre  à  Gonzalvo,  en 
l'assurant  de  sa  reconnaissance  et  en  disant  à  dona 
Sancha,  sa  sœur,  que  Gonzalvo  reviendrait  riche  de 
sa  mission. 

Quand  Almansor,  ayant  reçu  Gonzalvo,  eut  ouvert 
la  lettre  que  celui-ci  lui  tendait,  il  eut  horreur  d'une 
telle  perfidie  et  ne  voulut  pas  le  tuer;  il  se  contenta 
de  l'enfermer  dans  sa  prison.  Puis  il  ordonna  à  Galve 
et  à  Viara  de  rassembler  une  armée  et  de  la  con- 
duire, pour  le  jour  marqué,  dans  la  plaine  d'Al- 
menar. 

Cependant  Ruy  Velâzquez  proposait  à  ses  neveux 
de  faire  avec  lui  une  razzia  en  territoire  more  (1)  et 
leur  donnait  rendez-vous  dans  la  plaine  d'Almenar, 
oii  il  les  précéderait,  son  château  de  Vilvestre  en 
étant  plus  voisin  que  Salas.  Les  infants  se  mirent  en 
marche,  accompagnés  de  leur  fidèle  amo  Mufio  Sa- 
lido,  lequel  était  grand  aguerero^  c'est-à-dire  très 
versé  dans  cette  science  des  augures  qui  jouait  un 
rôle  essentiel  dans  la  vie  des  aventuriers  castillans 
d'alors  (2).  A  un  défilé  de  la  vallée  qu'ils  descendaient, 

(1)  Il  paraît  singulier  que  cette  proposition  soit  faite  et  acceptée 
pendant  que  Gonzalvo  est  à  Cordoue,  auprès  d'Almansor.  On  com- 
prendrait mieux  que,  Gonzalvo  ne  revenant  pas,  Rodrigo  proposât  à 
ses  neveux  d'aller  le  venger  ou  s'emparer  de  quelque  otage  pour 
le  ravoir,  et  il  y  a  en  efTet  certains  indices  qui  permettent  de  croire 
qu'une  telle  version  a  existé. 

(2)  Le  vol  des  oiseaux  ne  faisait  pas  seulement  pressentir  le 
succès  des  expéditions  :  il  en  suggérait  souvent  l'entreprise  et  la 


LES    SEPT   INFANTS    DE    LARA.  233 

il  vit  des  oiseaux  de  si  funeste  présage  qu'il  engagea 
les  infants  à  revenir  sur  leurs  pas  et  à  attendre  une 
meilleure  conjoncture. Mais  Gonzalvo  lui  répondit  que 
le  présage  concernait  sans  doute  le  seul  Rodrigo, 
chef  de  l'expédition,  et  qu'ils  ne  retourneraient  pas. 
Alors  Muno  Salido  leur  dit  : 

—  Fils,  je  vous  dis  la  vérité.  Si  vous  êtes  résolus  à 
braver  ces  augures,  envoyez  dire  à  votre  mère  qu'elle 
fasse  dresser  sept  catafalques  couverts  de  noir  au  mi- 
lieu de  sa  cour,  et  qu'elle  vous  pleure  comme  morts. 

—  Muno  Salido,  cria  Gonzalvo,  si  vous  n'étiez  mon 
amo,  je  vous  tuerais  pour  ces  paroles  :  je  vous  défends 
de  les  répéter. 

—  Puisqu'il  en  est  ainsi,  dit  Muno,  donnez-moi 
congé,  car  je  m'en  retourne  à  Salas  et  nous  ne  nous 
reverrons  jamais. 

Il  s'en  retourna  vers  Salas  ;  mais  en  chemin  il  pensa 
qu'il  faisait  mal  de  laisser  ainsi,  par  crainte  de  la 
mort,  ceux  qu'il  avait  élevés,  surtout  étant  vieux  et 
de  grand  âge  comme  il  était,  et  qu'il  était  plus  natu- 
rel à  lui  d'afïronter  la  mort  qu'à  eux  qui  étaient  tout 
jeunes  et  pleins  d'avenir,  et  que  puisqu'ils  ne  crai- 
gnaient pas  la  mort  il  devait,  lui,  encore  moins  la 
craindre,  et  que  s'ils  y  mouraient  et  qu'il  survécût, 
il  serait  déshonoré  :  «  et  ce  serait  grande  honte  pour 

direction.   C'est  ainsi  que  le  Cid,  et   bien  d'autres   comme   lui, 
u  vivaient  à  augure  ». 


234        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

moi,  pensa-t-il,  d'avoir  été  honoré  dans  ma  jeunesse 
et  d'être  honni  dans  ma  vieillesse  ».  Et  tournant  bride, 
il  reprit  le  chemin  que  suivaient  les  infants. 

Quand  il  les  rejoint,  ils  sont  déjà  près  de  Rodrigo, 
dans  le  val  de  Febros,  et  lui  ont  raconté  les  efforts 
du  vieillard  pour  les  arrêter.  Il  s'ensuit  entre  Rodrigo 
et  Muno  un  échange  de  paroles  violentes,  et  le  terrible 
Gonzalvo  tue  d'un  coup  de  poing  un  chevalier  de  son 
oncle  qui  voulait  frapper  ïamo.  Les  deux  bandes  vont 
en  venir  aux  mains,  quand  Rodrigo,  sachant  que  sa 
vengeance  ne  lui  échappera  pas,  accepte  la  satisfac- 
tion légale  de  cinq  cents  sous  que  lui  offre  Gonzalvo, 
et  tous  se  dirigent  vers  la  plaine  d'Almenar. 

Je  ne  raconterai  pas  la  bataille,  dans  laquelle  les 
infants,  abandonnés  par  leur  oncle  et  enveloppés  d'en- 
nemis, ne  sont  vaincus  que  par  leur  fatigue,  devenue 
si  grande  qu'ils  ne  peuvent  plus  même  lever  le  bras 
pour  frapper.  Je  citerai  seulement  le  trait  subhme  de 
la  mort  du  vieux  Muno  Sahdo,  qui,  au  commencement 
du  combat,  bien  qu'il  vienne  d'avoir  la  preuve  de  la 
trahison  de  Rodrigo,  dit  aux  infants  : 

—  Fils,  ne  craignez  rien,  car  les  augures  que  je 
vous  ai  dit  qui  étaient  contraires  ne  l'étaient  pas  ;  ils 
étaient  bons  et  donnaient  à  entendre  que  nous  serions 
vainqueurs  et  ferions  grand  butin.  Allez  hardiment, 
et  je  vous  dis  que  je  frapperai  le  premier  coup,  et  je 
vous  recommande  à  Dieu. 


LES    SEPT    INFANTS    DE    LARA.  235 

Et,  piquant  son  cheval,  il  se  jette  au  milieu  des  en- 
nemis et  tombe  percé  de  coups. 

A  un  moment,  les  infants  peuvent  envoyer  un  d'eux 
à  Ruy  Velàzquez,  qui  est  demeuré  avec  sa  troupe 
spectacteur  du  massacre  des  leurs,  pour  lui  demander 
s'il  les  secourra. 

—  Ami,  lui  répond  Rodrigo,  va-t-en  à  ta  bonne 
aventure  !  Croyez-vous  donc  que  j'aie  oublié  l'affront 
que  vous  m'avez  fait  à  Burgos  quand  vous  avez  tué 
Alvar  Sânchez?  et  celui  que  vous  avez  fait  à  ma  femme 
dona  Llambla  quand  vous  lui  avez  arraché  son  servi- 
teur de  dessous  son  manteau  et  que  vous  le  lui  avez 
tué  devant  elle  et  avez  ensanglanté  sa  coiffe  et  ses  vê- 
tements? et  la  mort  du  chevalier  que  vous  m'avez 
tué  à  Febros?  Vous  êtes  de  bons  chevaliers  :  défendez- 
vous  comme  vous  pourrez,  car  de  moi  vous  n'aurez 
aucun  secours. 

Quand  les  infants  ont  été  amenés  dans  la  tente  de 
Galve  et  de  Viara,  ceux-ci,  pleins  d'admiration  et  de 
pilié,  les  épargneraient;  mais  Ruy  Velàzquez  accourt 
et  les  menace  de  les  dénoncer  à  Almansor,  et  ils  don- 
nent alors  l'ordre  de  décapiter  les  infants,  ce  qui  se 
fait  en  commençant  par  l'aîné,  Diago,  et  en  finissant 
par  Gonzalvo,  le  plus  jeune.  Rodrigo  repaît  ses  yeux  de 
ce  spectacle,  puis  retourne  à  Vilvestre.  Galve  et  Viara 
se  rendent  à  Cordoue  et  présentent  à  Almansor  les 
têtes  des  infants  et  celle  de  Muno  Salido. 


236        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

Gonzalvo  Gustioz  était  dans  sa  prison  quand  il  vit 
entrer  Almansor. 

—  Salut^  seigneur!  lui  dit-il  ;  je  pense  que  si  tu  me 
visites,  c'est  que  tu  veux  me  délivrer. 

—  Oui,  mais  d'abord  écoule.  Mes  guerriers  ont 
combattu  les  chrétiens  dans  la  plaine  d'Almenar,  et 
nous  avons  eu  la  victoire  ;  on  m'a  envoyé  huit  têtes, 
sept  de  jeunes  et  une  de  vieux.  On  dit  qu'elles  sont  du 
district  de  Lara.  Vois-les,  et  dis  si  tu  les  connais. 

Et  il  mena  le  prisonnier  dans  la  grande  salle  de  son 
palais,  où,  sur  un  drap  blanc,  étaient  exposées  les  tê- 
tes, d'abord  celle  de  Muno,  puis  celles  des  sept  infants, 
dans  l'ordre  de  leur  naissance.  Dès  que  Gonzalvo  les 
aperçut,  il  les  reconnut  et  tomba  par  terre  comme 
mort.  Puis  il  se  releva,  et,  prenant  les  têtes  dans  ses 
mains  l'une  après  l'autre,  il  consacra  à  chacune  d'elles 
le  «  regret  »  funèbre  auquel  elle  avait  droit. 

Ce  morceau,  par  unheureux  hasard,  nous  est  arrivé 
presque  intact,  dans  la  forme  de  ses  grands  vers  asso- 
nants.  Je  vais  tâcher  de  le  traduire  fidèlement.  On  ne 
peut  rien  imaginera  la  fois  de  plus  profondément  épi- 
que et  de  plus  particulièrement  castillan  et  médiéval. 
Gonzalvo  ne  se  borne  pas  à  de  vaines  lamentations  :  il 
s'attache,  —  et  c'est  là  ce  qui  est  profondément  épique 
et  ce  qui  ne  serait  jamais  venu  à  l'idée  d'un  poète  de 
cabinet,  —  en  tenant  chacune  de  ces  têtes  sanglantes, 
à  faire  l'éloge  de  celui  auquel  elle  appartenait  ;  il  met 


LES    SEPT    INFANTS    DE   LARA.  237 

en  relief  les  qualités  qui  le  distinguaient  et  qui  ren- 
dent sa  perte  déplorable,  et  ces  qualités  sont  tel- 
lement caractéristiques  du  temps  et  du  lieu  qu'elles 
donnent  à  cette  poignante  oraison  funèbre,  à  côté  de 
sa  haute  valeur  poétique,  tout  le  prix  d'un  incompa- 
rable document  d'histoire  et  d'archéologie  (1). 

11  prit  d'abord  dans  ses  bras        la  tête  de  Miino  Salido, 
Et  il  parlait  avec  elle        comme  s'il  eût  été  vivant. 
«  Dieu  te  sauve,  Muno  Salido,        mon  compère  et  mon  ami  ! 
Qu'as-tu  fait  de  mes  fils  ?        Je  les  avais  mis  entre  tes  mains 
Parce  qu'en  Léon  et  en  Gastille        vous  étiez  très  redouté  (2), 
Et  par  de  plus  hauts  que  vous-même        vous  étiez  servi. 
Que  Dieu  vous  pardonne,        mon  compère  et  mon  ami, 
Si  vous  avez  été  du  conseil        de  leur  oncle  don  Rodrigo  ! 
Mais  non,  vous  ne  l'aurezpas  fait,     d'aprèstoutce  quej'aisude  vous  : 
Vous  aurez  pris  les  augures        comme  leur  amo  et  leur  parrain; 
Gonzalvo  Gonzàlvez,  mon  fils,        n'aura  pas  voulu  vous  croire. 
Et  pardonnez-moi,  compère         et  mon  bon  ami, 
Si  j'ai  dit  sur  vous        une  si  grande  fausseté.  » 

La  tête  de  Muno  Salido,        il  la  remit  en  son  lieu, 
Et  il  fut  prendre  dans  ses  bras        celle  de  Diago  Gonzàlvez, 
En  arrachant  ses  cheveux        et  la  barbe  de  sa  face. 
«Me  voilà  seul  et  malheureux        pour  ces  noces  et  ce  bouhoiirdis  ! 
Fils  Diago  Gonzàlvez,        c'est  vous  que  j'aimais  le  mieux. 
Grand  bien  vous  voulait  le  comte,        car  vous  étiez  son  juge  ; 
Vous  avez  aussi  porté  son  enseigne        au  gué  de  Cascajar  : 
En  manière  d'homme  très  hardi      vous  l'en  avez  tirée  avec  honneur  ; 

(1)  Je  marque  par  des  blancs,  au  milieu  de  chaque  vers,  la  pause 
qui  le  sépare  en  deux  hémistiches,  si  nettement  marqués  qu'ils  ont 
été  plus  tard,  dans  les  romances,  considérés  comme  des  vers 
distincts.  J'essaie  ainsi  de  faire  mieux  ressortir  le  rythme  du  vieux 
vers  castillan. 

(2)  La  vieille  poésie  épique  castillane,  comme  la  nôtre,  mélange 
souvent  les  tu  et  les  v/ous  dans  un  discours  adressé  à  la  même  per- 
sonne, et  parfois  dans  la  même  phrase. 


238        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

Vous  avez  fait  ce  jour-là,        fils,  une  très  grande  vaillantise: 

Vous  avez  levé  l'enseigne         et  l'avez  mise  dans  la  plus  grande  mêlée  ; 

Trois  fois  elle  fut  abattue,        et  trois  fois  vous  la  relevâtes. 

Et  vous  avez  tué  avec  elle        deux  rois  et  un  gouverneur. 

Ils  descendirent,  les  Mores,        ils  furent  obligés  de  lâcher  pied, 

Ils  se  réfugièrent  sous  leurs  tentes,        car  ils  n'osaient  en  sortir. 

Ruy  Velâzquez  eût  été  preux        s'il  était  mort  ce  jour-là! 

Les  Mores  veillèrent  toute  la  nuit,        et  s'en  allèrent  à  Gormaz  (1). 

Ce  jour-là  le  comte  vous  donna        Caraco  en  héritage  : 

La  moitié  en  est  peuplée,        la  moitié  est  à  peupler  ; 

Puisque  vous  êtes  mort,  fils,        l'endroit  se  dépeuplera.  » 

La  tête  de  Don  Diago,        il  se  prit  à  la  baiser  ; 

La  baignant  de  ses  larmes,        il  la  remit  en  son  lieu. 

Comme  chacun  naquit,        dans  cet  ordre  il  les  prenait. 

La  tête  de  don  Martin  Gonzalvez,        il  la  prit  dans  ses  bras  : 
«  0  fils  Martin  Gonzalvez,        personne  tant  honorée. 
Qui  pourrait  juger  en  vous        tant  de  beaux  enseignements? 
Un  tel  joueur  de  tables,        il  n'y  en  avait  pas  dans  toute  l'Espagne. 
Avec  sagesse  et  mesure        vous  parliez  en  tout  lieu. 
Que  je  vive  ou  que  je  meure,        de  moi  il  ne  m'en  chaut  plus  ; 
Mais  j'ai  un  deuil  cruel        pour  votre  mère  dona  Sancha  : 
Sans  fils  et  sans  mari,        elle  va  rester  si  déconfortée  !  )> 
La  tête  de  don  Martin,        il  la  posa  en  pleurant, 
Et  celle  de  Suero  Gonzalvez,        il  la  prit  dans  ses  bras. 

«  Ah!  fils  Suero  Gonzalvez,        cœur  vaillant  et  loyal, 
De  vos  perfections        un  roi  pourrait  se  contenter. 
Vous  étiez  maître  en  fait  d'oiseaux,        vous  n'y  aviez  pas  votre  pareil 
Pour  bien  chasser  avec  eux        et  les  faire  muer  à  leur  temps. 
Mauvaises  noces  nous  arrangea        le  frère  de  votre  mère  ! 
Moi,  il  m'a  mis  en  captivité,         et  il  vous  a  fait  décapiter. 
Ceux  qui  sont  nés  et  qui  naîtront        l'en  appelleront  traître.  » 

11  baisa  la  tête        et  la  posa  en  pleurant, 
Et  il  prit  dans  ses  bras        celle  de  Fernand  Gonzalvez. 

(1)  Cette  bataille  de  Cascajar,  où  Ruy  Velâzquez  et  Diago  Gon- 
zalvez luttèrent  de  prouesse,  paraît  avoir  été  l'objet  d'un  poème  à 
part,  mais  sans  doute  postérieur  à  notre  chanson  ;  l'allusion  faite  ici 
aura  été  insérée  plus  tard. 


LES    SEPT    INFANTS    DE    LARA.  239 

«  Fils,  corps  honoré,        et  nom  de  bon  seigneur. 

Nom  du  comte  Fernand  Gonzâlvez  (1),       celui  qui  vous  baptisa! 

De  vos  qualités,  fils,        se  contenterait  un  empereur: 

Tueur  d'ours  et  de  sangliers,         et  seigneur  des  chevaliers  ! 

Soit  à  pied,  soit  à  cheval,         aucun  autre  n'était  meilleur. 

Jamais  de  mauvaises  compagnies        vous  n'avez  été  ami, 

Mais  avec  les  grandes  et  les  hautes        vous  vous  trouviez  à  l'aise. 

Votre  oncle  Don  Rodrigo        nous  a  arrangé  de  mauvaises  noces  ! 

Il  vous  a  fait  tuer,        et  moi  il  m'a  mis  en  prison. 

Traître  l'en  appelleront        ceux  qui  sont  nés  et  qui  sont  à  naître.  » 

Il  baisa  la  tête        et  la  remit  en  son  lieu. 
Celle  de  Ruy  Gonzâlvez,         il  la  prit  entre  ses  bras. 
«  Fils  Ruy  Gonzâlvez,        corps  adroit  et  dispos. 
De  vos  bonnes  apertises        un  roi  serait  content. 
Loyal  envers  votre  seigneur,         véridique  envers  vos  amis, 
Le  meilleur  chevalier  d'armes        que  jamais  homme  ait  vu  ! 
Mauvaises  noces  nous  a  arrangées        votre  oncle  Don  Rodrigo  ! 
Il  vous  a  fait  décapiter,        et  de  moi  il  a  fait  un  captif. 
Vous  voilà  sorti        de  ce  monde  misérable  ; 
Mais  lui,  pour  toujours,        il  a  perdu  le  paradis.  » 

Baisant  cette  tête,        il  la  remit  en  son  lieu, 
Et  dans  ses  bras  il  prit        celle  de  Gustio  Gonzâlvez  ; 
De  la  poussière  et  du  sang        il  nettoya  bien  le  visage. 
Et,  faisant  un  deuil  si  cruel,        il  la  baisa  sur  les  yeux  : 
«  Ah!  fils  Gustio  Gonzâlvez,         quelles  bonnes  qualités  vous  aviez  ! 
Vous  n'auriez  pas  dit  un  mensonge     pourtoutcequ'ilyaenEspagne. 
Chevalier  de  noble  sorte,        très  bon  frappeur  d'épée. 
Celui  que  vous  frappiez  en  plein,        il  restait  mort  ou  étourdi. 
Mauvaises  nouvelles  iront  de  vous,        fils,  au  district  de  Lara  !  » 

Puis  il  baisa  la  tête        et  la  remit  en  son  lieu  ; 
Celle  de  Gonzalvo  Gonzâlvez,        il  fut  la  prendre  dans  ses  bras, 
Arrachant  ses  cheveux,        faisant  un  deuil  extrême  : 
«  Fils  Gonzalvo  Gonzâlvez,        comme  votre  mère  vous  aimait! 
Et  vos  bonnes  façons,        qui  pourrait  les  conter? 
Bon  ami  pour  vos  amis,        et  à  votre  seigneur  loyal. 
Connaisseur  du  droit,        vous  aimiez  à  rendre  la  justice  ; 

(1)  Le  ((  grand  comte  »  de  Castille,  père  de  Garci  Fernândez. 


240        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

Très  expert  dans  les  armes,        vous  n'aviez  pas  votre  pareil, 

Distributeur  de  votre  richesse        pour  gratifier  les  vôtres  ; 

Abatteur  de  tahlado        tel  qu'on  n'en  a  jamais  vu  ; 

En  chambre  avec  les  dames        mesuré  dans  vos  paroles  ; 

Il  fallait  de  la  subtilité        à  qui  parlait  avec  vous, 

Et  celui-là  était  bien  fin        qui  n'y  était  pas  vaincu. 

Ceux  qui  me  craignaient  à  cause  de  vous        seront  mes  ennemis  ; 

Si  je  retourne  à  Lara,        je  ne  vaudrai  plus  rien  : 

Je  n'ai  parent  ni  ami        qui  se  soucie  de  me  venger  ; 

Mieux  me  vaudrait  être  mort      que  voir  un  si  grand  malheur  (1)  !  » 

La  tête  lui  tomba  des  mains        et  alla  rouler  sur  les  autres, 

Et  lui-même  chut  à  terre  comme  mort,      ne  sachant  plus  où  il  était. 

Almansor  en  fut  tout  ému        et  se  mit  à  pleurer. 

A  cette  scène  d'un  si  haut  pathétique  en  succède 
une  autre  des  plus  étranges,  où  éclatent  la  mobilité  et 
la  brutalité  de  ces  âmes  primitives.  Almansor,  quit- 
tant la  salle  tragique,  rencontre  sa  sœur,  «  qui  était 
très  belle  et  vierge,  et  qui  parlait  très  bien  et  très  à 
propos  )),  et  il  lui  dit  d'aller  réconforter  le  malheureux 
père  par  de  bonnes  paroles.  Elle  s'y  refuse  d'abord, 
mais  il  l'exige  en  la  menaçant,  et  elle  entre  dans  la 
salle  où  Gonzalvo  était  toujours  étendu  sur  le  sol.  Elle 
le  relève,  l'assied  auprès  d'elle,  et  commence  à  le  con- 
soler en  lui  disant  : 

—  Confortez-vous,  chrétien;  vous  me  semblez  bien 
lâche,  vous  qui^  dit-on,  dans  la  bataille,  ne  craignez  ni 
vivants  ni  morts  !  Vous  n'auriez  pas  supporté  ce  que 
j'ai  souffert,  moi.  Mon  frère  Almansor  m'avait  mariée 
à  un  roi  puissant  et  riche,  et  nous  eûmes  sept  fils,  et 

(1)  Ces  quatre  vers  paraissent  imités  des  lamentations  de  Charle- 
magne  sur  son  neveu,  dans  la  Chanson  de  Roland, 


LES  SEPT  OFANTS  DE  LARA.  241 

comme  nous  nous  rendions  tous  à  Cordoue  pour  une 
fête,  nous  fûmes  surpris  dans  la  campagne  de  Séville 
par  des  chrétiens,  qui  tuèrent  mon  mari  et  mes  sept 
fils  ;  moi,  je  m'enfuis  et  me  cachai,  et  pendant  plu- 
sieurs jours  je  souffris  grande  misère.  Et  pourtant  je 
ne  me  tuai  pas  de  douleur  comme  vous  faites  !  Et  je 
vois  que  malgré  vos  cheveux  blancs  vous  avez  le  visage 
frais,  et  peut-être  pourrez-vous  encore  faire  des  fils 
qui  vengeront  les  autres. 

Tout  ce  qu'elle  disait  était  mensonge,  car  elle  était 
vierge  et  n'était  pas  d'âge  à  avoir  eu  sept  fils.  Et  Gon- 
zalvo  Gustioz  fit  attention  à  elle  et  aux  paroles  qu'elle 
avait  dites,  et  lui  dit  : 

—  Dame,  Dieu  donne  qu'il  en  soit  ainsi  !  Et  c'est 
avec  vous  que  je  ferai  le  fils  qui  vengera  les  autres  î 

Elle  eut  beau  s'en  défendre  et  dire  que  son  frère  les 
tuerait  tous  les  deux  :  il  répondit  qu'il  ne  la  laisserait 
pas  aller  pour  tout  ce  qu'il  y  avait  de  Mores  en  Espa- 
gne. Et,  bien  qu'il  fût  miné  par  la  dure  prison  qu'il 
avait  eue  et  la  mauvaise  nourriture,  il  la  saisit  et  la 
posséda,  et  Dieu  voulut  que  de  cette  union  elle  restât 
enceinte  d'un  fils  que,  plus  tard,  on  appela  Mudarra 
Gonzàlvez,  qui  fut  bon  chrélien  et  tua  Ruy  Velàzquez 
et  dona  Llambla  et  vengeases  frères  (1). 

(1)  Je  suis  la  version  d'un  remaniement  de  la  Crônica  gênerai; 
celle  qu'avait  adoptée  Alphonse  X  est  beaucoup  plus  banale  :  Alman- 
sor,  comme  les  rois  sarrasins  de  tant  de  nos  chansons  de  geste,- 

16 


242        POÈMES  ET  LÉGENDES  DE  MOYEN  AGE. 

Vinfaiite  partie  sans  que  nul  eût  soupçonné  l'aven- 
ture, Almansor  revint  et  dit  à  Gonzalvo  : 

—  Je  ne  gagne  rien  à  te  garder  prisonnier,  car  tu 
n'as  plus  ni  force  ni  sens.  Je  te  rends  la  liberlé,  et  je 
te  ferai  accompagnerjusqu'aux  frontières  delà  Castille, 
et  je  te  donnerai  ces  têtes  dans  un  coffre  pour  que  tu 
les  emportes  en  ton  pays. 

Gonzalvo  le  remercia  beaucoup,  et  le  lendemain  il 
se  mit  en  route.  Mais  auparavant  l'infante  était  venue 
en  secret  auprès  de  lui,  et  lui  avait  dit  : 

—  Si  j'ai  un  enfant  de  toi,  comment  retrouvera-t-il 
son  père? 

—  Si  c'est  une  fille,  dit  Gonzalvo,  garde-la,  et  que 
ton  frère  la  marie.  Si  c'est  un  fils,  voici  la  moitié  d'un 
anneau  dont  je  garde  l'autre  moitié  ;  quand  il  sera 
homme,  qu'il  vienne  me  trouver  à  Salas  et  me  le 
rapporte. 

Et  il  partit  pour  Salas,  oii  dona  Sancha  fit  grande 
joie  de  son  retour  ;  mais  Gonzalvo  ouvrit  le  coffre  qu'il 
avait  apporté  et  lui  montra  les  têtes  : 

—  Voilà,  lui  dit-il,  le  présent  que  vous  envoie  Ruy 
Velâzquez,  votre  frère  ! 

Elle  tomba  inanimée  sur  le  sol,  et  depuis  elle  ni  lui 
n'eurent  un  jour  de  joie. 


avait  chargé  una  Mora  fija  dalgo  de  prendre  soin  du  prisonnier  ; 
Gonzalvo  et  elle  s'étaient  aimés  dans  la  prison,  et  elle  était  ainsi 
devenue  mère  de  Miidarra. 


LES    SEPT   INFANTS    DE    LA.RA  243 

Leurs  malheurs  n'étaient  pas  encore  à  leur  comble. 
Ruy  Velâzquez,  pour  échapper  au  châtiment  de  sa  tra- 
hison, s'était  emparé  des  châteaux  dont  il  avait  la 
garde  pour  le  comte  de  Castille,et  s'était  révolté  contre 
lui.  Il  prit  aussi  l'un  après  l'autre  tous  les  domaines 
de  Gonzalvo  et  ne  lui  laissa  que  Salas,  qui  tombait  en 
ruine^,  et  oii  dona  Sancha  et  son  mari  n'avaient  plus 
qu'une  pauvre  servante.  Gonzalvo,  à  force  de  pleurer, 
avait  perdu  la  vue,  et  il  allait  avec  un  bâton  à  la  main. 
Chaque  jour,  Rodrigo,  non  content  de  cette  misère  et 
de  cette  douleur,  faisait  jeter  sept  pierres  dans  les  fe- 
nêtres du  vieillard  pour  lui  rappeler  la  mort  de  ses 
sept  fils.  Et  cette  vie  dura  dix-huit  ans,  mais  enfin 

Dieu  y  pourvut  (1). 

* 

Mudarra,  fils  de  Gonzalvo  et  de  l'infante  more,  était 
élevé  dans  le  palais  d'Almansor,  qui  lui  voulait  grand 
bien  comme  à  son  neveu  (2)  et  qui  estimait  les  belles 
qualités  qu'il  montrait  dès  l'enfance.  Quand  il  eut 
dix-huit  ans,  sa  mère  et  son  oncle  lui  apprirent  de 
qui  il  était  le  fils  (3)  et  la  trahison  oii  ses  frères  avaient 

(1)  Ce  récit  est  propre  au  deuxième  cantar,  que  je  suis  pour  toute 
la  fin  de  préférence  au  premier,  qui  est  peut-être  plus  ancien,  mais 
qui,  au  moins  dans  le  résumé  de  la  Crônica  gênerai,  est  moins  inté- 
ressant et  très  écourté. 

(2)  Il  faut  supposer  que  la  sœur  d'Almansor  lui  avait  confessé  son 
aventure  et  qu'il  ne  lui  en  avait  pas  voulu. 

(3)  Je  prends  ce  trait  au  premier  cantar  ;  le  second  intercale  ici  un 
épisode  où  Mudarra,  jouant  aux  tables,  est  appelé  par  son  adver- 


244        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

péri.  Il  résolut  aussiiôt  d'aller  trouver  son  père,  s'il 
était  encore  en  vie,  et  de  venger  ses  frères.  Il  se  diri- 
gea donc  vers  Salas,  avec  une  troupe  de  chrétiens, 
prisonniers  d'Almansor,  que  celui-ci  avait  mis  en 
liberté  et  lui  avait  donnés. 

Une  nuit,  dona  Sancha  songea  un  songe  qu'elle 
raconta  à  son  mari  : 

—  Seigneur, sachez  que  cette  nuit, près  du  matin  (1), 
i'ai  songé  que  vous  et  moi  étions  sur  une  très  haute 
montagne,  et  du  côté  de  Cordoue  je  voyais  un  autour 
venir  en  volant,  et  il  se  posait  sur  ma  main,  et  il  ou- 
vrait ses  ailes,  et  il  me  semblait  qu'il  était  si  grand  que 
son  ombre  nous  couvrait  tous  les  deux,  et  il  se  levait 
et  allait  se  poser  sur  l'épaule  de  Ruy  Velâzquez,  le 
traître,  et  il  le  pressait  si  fort  de  ses  serres  qu'il  lui 
arrachait  un  bras  du  corps,  et  il  en  coulait  des  ruis- 
seaux de  sang,  et  je  m'agenouillais  et  buvais  le  sang. 

Gonzalvo  soupira  et  lui  dit  que  peut-être  Dieu  accom- 
plirait ce  songe. 

Le  jour  même,  comme  le  vieillard,  revenu  de  la 
messe,  pleurait  dans  son  manoir  en  ruines,  Mudarra 
survint  et  se  fit  connaître  à  son  père.  Gonzalvo  crai- 
gnait que  doîia  Sancha  ne  fût  offensée  par  la  révélation 
de  l'existence  de  ce  bâtard  ;  mais  loin  de  là,  pressen- 

saire  u  fils  de  personne  »,  et  exige  alors  de  sa  mère  le  secret  de  sa 
naissance.  C'est  un  récit  postérieur,  qui  a  ses  modèles  dans  nos 
chansons  de  geste. 
(1)  C'est  l'heure  où  les  songes  sont  les  plus  véridiques. 


LES    SEPT    INFANTS    DE    LARA.  245 

tant  en  lui  le  vengeur  promis    par  son  rêve,   elle 
s'écria  : 

—  Des  péchés  comme  celui-là,  Gonzalvo,  je  voudrais 
que  vous  en  eussiez  fait  sept  et  plus  (1  )  ! 

Pour  bien  établir  son  dire,  Mudarra  remit  à  Gon- 
zalvo la  moitié  de  l'anneau  qu'il  avait  partagé,  et  Dieu 
fît  un  double  miracle  :  les  deux  moitiés  de  l'anneau  se 
ressoudèrent,  et,  en  s'en  louchant  les  yeux,  Gonzalzo 
recouvra  la  vue. 

Dona  Sancha  ne  pouvait  se  lasser  de  regarder  Mu- 
darra, qui  était  le  vivant  portrait  de  Gonzalvo  Gon- 
zâlvez,  le  plus  jeune  et  le  plus  aimé  de  ses  fils.  Tous 
trois  se  rendirent  à  Burgos  auprès  du  comte,  et  le 
lendemain,  jour  oii  le  bâtard  fut  baptisé  et  fait  cheva- 
lier, elle  l'adopta  «  comme  le  prescrit  le  fuero  de  Cas- 
tille  »,  en  le  faisant  entrer  par  une  manche  de  son 
ample  manteau  et  sortir  par  l'autre. 

Encouragé  par  le  comte, Mudarraparlit  aussitôt  pour 
mettre  sa  vengeance  à  exécution.  11  attaqua  d'abord 
et  prit  l'un  après  l'autre  les  châteaux  les  plus  voi- 
sins parmi  ceux  dont  Ruy  Velâzquez  s'était  emparé. 
Ruy,  bien  qu'il  eût  à  ses  ordres  une  troupe  nombreuse, 
s'enfuit  devant  son  ennemi,  et  traversa  toute  la  Cas- 
tille.  Enfin,  non  loin  de  Vilvesfre  et  de  Salas,  ayant 
perdu  quelques  heures  à  essayer  de  reprendre  un  fau- 
con échappé,  il  vit  arriver  Mudarra  avec  les  siens,  et 

(1}  Cet  épisode,  dans  le  cantar,  a  un  caractère  presque  comique- 


246        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

il  se  décida  à  l'attendre  (1).  Les  deux  ennemis  se  pro- 
voquèrent et  convinrent  de  combattre  seuls.  Après 
quelques  terribles  coups,  Mudarra  enfonça  sa  lance 
dans  la  poilrine  de  Ruy,  qui  tomba  de  son  cheval.  On 
le  transporta  dans  son  propre  château  de  Vilvestre, 
dont  ses  hommes  ouvrirent  les  portes  au  vainqueur. 
«  Et  don  Mudarra  Gonzâlvez  envoya  à  Salas  cher- 
cher sa  mère  dona  Sancha  pour  qu'elle  fût  de  ces  no- 
ces (2).  Et  elle,  quand  elle  le  sut,  elle  vint  en  grande 
hâte  et  à  très  grande  joie,  et  quand  don  Gonzalvo  Gustioz 
et  son  fils  Mudarra  Gonzâlvez  surent  qu'elle  arrivait, 
ils  sortirent  au-devant  d'elle  en  «  bouhourdant  »  et 
en  jetant  leurs  lances  en  l'air  et  en  faisant  de  gran- 
des réjouissances;  et  quand  ils  furent  près  de  dona 
Sancha,  don  Mudarra  fut  lui  baiser  la  main,  et  tous, 
contents,  allèrent  au  château  et  mirent  pied  à  terre. 
Alors  Mudarra  dit  à  dona  Sancha  : 

—  Senora,  vous  voyez  ici  le  traître  :  faites-le  punir 
comme  il  vous  plaira. 

Et  le  traître  ferma  les  yeux  et  ne  voulut  pas  la  voir, 
et  dona  Sancha  le  regarda  ainsi  gisant,  et  vit  le  sang 
qui  coulait,  et  dit  : 

—  Loué  soit  Dieu,  et  grâces  lui  soient  rendues  pour 

{\)  D'après  le  poème,  la  scène  se  passe  dans  le  val  de  Espcja,  qui 
s'appelle  depuis  lors  le  val  de  Espéra  (esperar,  attendre).  On  ne 
rouve  pas  aujourd'hui  dans  ces  parages  de  lieu  de  ce  nom. 

(2)  «De  cette  fête»:  expression  d'une  gaieté  féroce  en 'cette 
occurrence. 


LES    SEPT   INFANTS    DE    LARA.  247 

la  merci  qu'il  me  fait  !  Car  voilà  le  songe  accompli  oi\ 
j'ai  songé  que  je  buvais  le  sang  de  ce  traître. 

Alors  elle  s'approcha  et  s'agenouilla  pour  boire  le 
sang  qui  coulait  ;  mais  Mudarra  Gonzalvez  la  prit  par 
le  bras  et  la  releva  et  dit  : 

—  Mère  et  senora,  ne  plaise  à  Dieu  que  telle  chose 
arrive,  que  le  sang  d'un  traître  entre  dans  un  corps 
aussi  bon  et  aussi  loyal  que  le  vôtre  1  II  est  dans  vos 
mains  :  dites  comment  vous  voulez  qu'il  soit  châtié. 

Après  qu'on  eut  longuement  délibéré  sur  le  supplice 
qu'on  infligerait  à  Ruy  Velâzquez,  dona  Sancha  déci- 
da qu'on  l'attacherait  par  les  pieds  et  par  les  mains  à 
deux  poutres  dressées  au  milieu  d'un  champ,  et  que 
tous  ceux  qui  avaient  à  se  venger  de  lui,  tous  ceux 
notamment  dont  les  proches  avaient  été  tués  avec  les 
infants,  lui  lanceraient  des  dards,  des  javelots  ou  d'au- 
tres armes,  jusqu'à  ce  que  ses  chairs  tombassent  en 
lambeaux,  et  qu'ensuite  tous  le  lapideraient.  Ce  qu'elle 
avait  dit  fut  fait,  et  on  lança  tant  de  pierres  sur  son 
corps  qu'il  fut  couvert  par  un  monceau  où  il  en  te- 
nait bien  dix  charretées,  «  et  aujourd'hui  encore  cha- 
cun de  ceux  qui  passent  par  là^  au  lieu  de  dire  un  Pâte?' 
noster,  lui  jette  une  pierre  et  souhaite  à  son  âme  la 
damnation  éternelle.  Amen  I  » 

Quant  à  dona  Llambla,  les  récits  varient  beau- 
coup sur  sa  fin.  [1  semble  que  dans  la  première  chan- 
son elle  échappait   à  tout  châtiment   à  cause  de  sa 


248        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

parenté  avec  le  comte  Garci  Fernàndez.  Mais  cette 
impunité  choquait  le  sentiment  populaire,  et  plus  tard 
on  raconta  que  Mudarra  ne  lui  avait  rien  fait  tant  que 
le  comte  avait  vécu,  mais,  après  la  mort  de  celui-ci, 
l'avait  brûlée  vive,  ou  lui  avait  infligé  le  même  supplice 
qu'à  son  mari  ;  d'autres  versions  disaient  que,  repous- 
sée par  le  comte,  elle  s'était  enfuie  dans  la  Sierra  de 
Mena  et  y  avait  erré  longtemps  jusqu'à  ce  qu'elle  y 
mourût  misérablement.  Une  tradition  peu  ancienne 
montre  à  Burgos  la  tour  du  haut  de  laquelle  elle  se 
serait  jetée.  A  Lara  même,  une  autre  tradition,  où  tout 
est  d'ailleurs'  étrangement  défiguré,  veut  qu'elle  se 
soit  précipitée  dans  un  gouffre  d'où  sort  encore  quel- 
quefois une  effrayante  clameur. 


Voilà  ce  que  pendant  trois  siècles  les  juglares  chan- 
tèrent dans  la  Vieille-Castille,  où  s'était  passé  le  drame 
d'Almenar,  puis,  au  fur  et  à  mesure  que  s'étendit  la 
reconquista,  dans  l'Espagne  entière.  La  chanson  des 
Infants  de  Salas  est  sans  doute  la  première  œuvre 
originale  qui  ait  succédé  aux  adaptations  des  chansons 
de  geste  françaises;  elle  a  servi  de  modèle  aux  poêles 
qui,  peu  après,  célébrèrent  les  exploits  du  Cid.  Ceux- 
ci  donnèrent  à  l'épopée  castillane  un  fond  plus  ample 
et  plus  grandiose  :  le  héros  qu'ils  rendirent  immortel 
en  l'idéalisant  n'incarna  plus  seulement  l'orgueil,  les 


LES    SEPT    INFANTS    DE    LARA.  249 

haines  et  les  vengeances  de  la  famille  féodale  ;  il  re- 
présenta la  grande  œuvre  nationale  de  la  reprise  du 
sol  espagnol  sur  les  conquérants  étrangers;  il  symbo- 
lisa les  rapports  des  nobles  hommes  avec  la  royauté 
et  avec  le  peuple  ;  il  devint  à  la  fois  le  champion  des 
libertés  communes  contre  la  tyrannie  royale  et  celui  de 
l'Espagne  chrétienne  contre  les  Musulmans.  Les  chan- 
sons des  Infants,  plus  individuelles,  plus  imprégnées 
de  l'esprit  barbare  des  temps  anciens,  compensent 
par  l'intensité  du  sentiment  qui  les  anime  ce  qui  leur 
manque  en  largeur  et  en  idéal.  Nous  y  retrouvons, 
dans  une  fidèle  et  vivante  empreinte,  la  sauvage  éner- 
gie et  la  passion  concentrée  d'une  époque  et  d'une 
classe  d'hommes  disparues,  mais  dont  l'esprit  a 
longtemps  survécu  et  circule  à  travers  toute  la  poésie 
comme  à  travers  toute  l'histoire  espagnole.  Elles 
plongent  au  plus  profond  de  l'âme  nationale  et  nous 
en  font  sentir  la  vigueur  et  aussi  la  férocité  primitives, 
quedixsiècles,  malgré  tant  de  transformations  et  d'ap- 
parentes éclipses,  n'ont  pas  encore  épuisées.  Aussi  ces 
chansons  ne  se  sont-elles  jamais  effacées  du  cœur  de 
la  nation  qui  les  avait  produites  :  elles  se  sont  perpé- 
tuées dans  les  romances,  qui  n'en  étaient  d'abord  que 
des  morceaux  détachés,  dans  le  théâtre,  qui  les  a 
maintes  fois  accueiUies  et  qui  ne  les  a  jamais  présen- 
tées au  pubhc  espagnol  sans  qu'il  s'y  reconnût  en  fré- 
missant. En  dehors   de  leur  intérêt  historique,  elles 


250        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

nous  allireni  par  leur  beauté  sombre  et  par  ce  qu'il  y 
a  de  généralement  humain  dans  leur  inspiration  au- 
tant que  par  ce  qu'il  y  a  dans  leur  forme  et  leurs 
détails  de  si  particulier  et  de  si  éloigné  de  nous.  Elles 
méritent  de  prendre  place  en  regard  des  plus  belles 
de  nos  chansons  de  geste  féodales,  ào,  Raoul  de  Cam- 
brai ou  de  Renaud  de  Montauban.  Elles  ont  sur  nos 
poèmes  ce  grand  avantage  que,  malgré  les  mutilations 
et  les  altérations  qu'elles  ont  subies,  nous  en  possé- 
dons au  moins  certaines  parties  dans  leur  forme  ori- 
ginale, telles  qu'elles  ont  jailli  de  l'âme  et  des  lèvres 
de  leurs  premiers  auteurs,  tandis  que  nos  poèmes  ne 
nous  sont  guère  arrivés  que  dans  des  remaniements 
de  troisième  ou  quatrième  main. 

Cette  forme  originale,  dont  nous  devons  la  restitu- 
tion aux  efforts  de  M.  Menéndez  Pidal,  méritait  d'être 
présentée  aux  lecteurs  français,  qui  n'ont  connu  jus- 
qu'ici de  la  pathétique  légende  que  ses  dernières 
transformations.  Dans  le  vieux  mur  de  l'église  Sainte- 
Marie  de  Salas,  où  elles  sont  enfermées  depuis  neuf 
siècles,  les  têtes  des  sept  infants  et  du  vieil  amo  tom- 
bent aujourd'hui  en  poussière  :  si  nous  les  avions 
devant  nous,  ce  n'est  que  par  un  effort  de  pensée  que 
nous  pourrions  leur  rendre  leur  intégrité  première, 
les  revêtir  de  leur  chair,  et  les  voir  nous  apparaître 
telles  qu'elles  furent  rapportées  du  champ  de  bataille, 
presque  vivantes  encore,  les  yeux  etfarés,  la  bouche 


LES    SEPT    INFANTS    DE    LARA. 


251 


ouverte  pour  crier,  et  le  sang  frais  ruisselant  sur  les 
ioues.. .  Ce  que  l'imagination  seule  peut  faire  pour  cet 
effrayant  spectacle,  une  science  ingénieuse  et  patiente 
a  suie  réaliser  pour  les  chants  qu'il  a  jadis  suscités, 
et  nous  les  rendre  presque  intégralement,  dans  toute 
leur  horreur  farouche  et  leur  saisissante  beauté. 


LA  «  ROMANCE  MAURESQUE  »  DES 
ORIENTALES 


La  trentième  des  Orientales  de  Victor  Hugo,  datée 
de  mai  1828,  a  pour  titre  :  Romance  mauresque  et 
pour  épigraphe  ces  deux  vers  tirés  du  «  Romancero 
gênerai  »  : 

Dixo  le  :  —  dime,  JDuen  hombre, 
Lo  que  preguntarte  [sic)  queria, 

vers  d'une  parfaite  insignifiance,  —  comme  beaucoup 
de  ceux  que  le  poète  a  mis  en  épigraphe  aux  diverses 
pièces  de  ce  recueil,  —  et  dont  il  ne  vaut  guère  la 
peine  de  rechercher  la  provenance  exacte.  Le  sujet  de 
la  pièce  qui  nous  occupe  est  le  meurtre  de  don  Rodri- 
gue par  Mudarra,  fils  de  son  beau-frère  Gonzalo  Gus- 
los  (1)  et  d'une  Sarrasine,  épisode  final  du  petit  cycle 

(1)  La  forme  ancienne  est  Gustioz  (plus  anciennement  Godestioz), 
mais  Gustos  est  la  forme  courante  des  romances. 


LA    «    ROMANCE    MAURESQUE    »    DES    ORIENTALES.  2S3 

de  romances  consacré  aux  sept  infants  de  Lara.  11  est 
curieux  de  déterminer  la  source  où  a  puisé  Victor 
Hugo  et  devoir  comment  il  a  compris,  interprété  et 
modifié  ce  qu'il  y  a  pris. 
'  11  semble  qu'il  n'y  ait  qu'à  nous  en  rapporter  là- 
dessus  à  ce  que  le  poète  nous  dit  lui-même  dans  une 
note;  mais  il  s'en  faut,  comme  on  va  le  voir,  qu'on 
puisse  se  fier  aux  renseignements  qu'il  nous  donne. 
Voici  la  note,  avec  le  commentaire  qu'elle  appelle  : 

Il  y  a  deux  romances,  l'une  arabe,  Tautre  espag-nole,  sur  la 
vengeance  que  le  bâtard  Mudarra  tira  de  son  oncle  Rodrigue 
de  Lara,  assassin  de  ses  frères.  La  romance  espagnole  a  été 
publiée  en  français  dans  la  traduction  que  nous  avons  déjà 
citée.  Elle  est  belle,  mais  l'auteur  de  ce  livre  a  souvenir  d'avoir 
lu  quelque  part  la  romance  mauresque,  traduite  en  espagnol, 
et  il  lui  semble  qu'elle  était  plus  belle  encore.  C'est  à  cette 
dernière  version,  plutôt  qu'au  poème  espagnol,  que  se  rap- 
porte la  sienne,  si  elle  se  rapporte  à  l'une  des  deux.  La  romance 
espagnole  est  un  peu  sèche,  on  y  sent  que  c'est  un  maure  qui 
a  le  beau  rôle. 

Il  serait  bien  temps  que  l'on  songeât  à  republier,  en  texte 
et  traduit,  sur  les  rares  exemplaires  qui  en  restent,  le  Roman- 
cero gênerai^  mauresque  et  espagnol  ;  trésors  enfouis  et  tout 
près  d'être  perdus.  L'auteur  le  répète  ici  :  ce  sont  deux 
Iliades,  l'une  gothique,  l'autre  arabe. 

Disons  d'abord  que  «  la  traduction  déjà  citée  »  (à 
propos  dun°  XVI,  La  bataille  perdue)  q?A\q  recueil  in- 
titulé :  Romances  historiques  traduites  de  V  espagnol  par 
A.  FJugo  (Paris,  1822).  Abel  Hugo  a  admis  neuf  ro- 


2o4  P0È3IES    ET   LÉGENDES    DU    310 YEN    AGE. 

mances  du  cycle  des  Infants.  Sur  ce  nombre,  quatre 
sont  des  romances  anciennes  et  ont  été  plus  tard  insé- 
rées dans  la  Primamra  y  flor  de  Wolf  et  Hofmann  : 
I  [Prïm.  II,  Ay  Dios^  que  buen  caballero),  III  {Priîïi. 
V,  SaUendo  de  Canicosa),  IV  [Prim.  IV,  Cansados  de 
pelear),  VIII  [Prim,  VIII,  A  cazar  va  don  Rodrigo  ; 
c'est  la  nôtre).  Les  cinq  autres  sont,  ou  de  simples 
mises  en  vers  de  la  Crônica  gênerai^  ou  des  composi- 
tions artistiques  relativement  modernes.  Àbel  Hugo 
ne  faisait  pas,  naturellement,  entre  les  diverses  classes 
de  romances  les  distinctions  que  la  critique  a  établies 
depuis.  A  plus  forte  raison  ne  se  doutait-il  pas  que, 
comme  Font  montré  Milà  y  Fontanals  et,  tout  récem- 
ment, à  propos  de  notre  cycle  même,  M.  R.  Menén- 
dez  Pidal  (1),  les  vieilles  romances  ne  sont  que  des 
dérivés  et  parfois  des  morceaux  textuels  de  cbansons 
de  geste  plus  anciennes.  Il  puisait  presque  tous  les 
éléments  de  son  recueil,  —  bien  qu'il  ne  le  dise  nulle 
part  expressément,  —  dans  la  collection  imprimée  au 
xvif  siècle  sous  le  titre  de  Romancero  gênerai  ;  c'est 
lui  qui  aura  fait  connaître  cette  collection  à  son  frère  : 
je  doute  d'ailleurs  que  Victor  en  ait  jamais  lu  grand' 
chose  en  dehors  de  ce  qu'Abel  avait  traduit. 

Les  neuf  romances  données  par  Abel  Hugo  contien- 
nent l'histoire  assez  complète  des  infants  de  Lara  telle 
qu'elle  se  présente  dans  les  romances.  On  voit  d'abord 

(1)  [Voy.  l'article  précédent  et  la  note^  de  la  page  221.] 


LA    «    ROMANCE   MAURESQUE    »    DES    ORIENTALES.  255 

(I)  les  noces  de  Rodrigue,  —  frère  de  dona  Sancha, 
mariée  à  Gonzalo  Guslos  et  mère  des  sept  infants,  — 
avec  dona  Lambra,  noces  où  se  querellent  les  deux 
femmes;  puis  (Il-IV)  la  trahison  de  Rodrigue,  qui,  pour 
venger  Lambra  insultée  par  ses  neveux ,  fait  perfidement 
emprisonner  Gonzalo  par  Almansor  à  Cordoue  et  livre 
les  infants  aux  chefs  mores  Galva  [sic  pour  Galve)  et 
Viara,  qui  les  décapitent  et  envoient  leurs  têtes  à  Al- 
mansor; les  lamentations  (V-VI)  de  Gonzalo  Guslos, 
auquel  Almansor  a  fait  présenter,  après  un  repas,  les 
têtes  de  ses  fils,  et  sa  mise  en  liberté  par  Almansor  ; 
la  partie  d'échecs  (VII)  où  Mudarra,  appelé  bâtard 
par  un  roi  maure  qu'il  tue,  exige  de  sa  mère  le  secret 
de  sa  naissance  et  apprend  que  Gonzalo  Gustos  l'a 
engendré  dans  sa  prison;  le  meurtre  de  Rodrigue 
par  Mudarra  (VIII);  et  enfin  (IX)  la  reconnaissance  du 
père  et  du  fils,  placée  par  le  romancista  auquel  on 
doit  cette  pièce, — peu  ancienae,  mais  remarquable, — 
après  la  vengeance,  afia  que  Mudarra  surprenne  et  ré- 
jouisse son  père  en  lui  montrant  (comme  le  Gid  mon- 
tre au  vieux  Diego  la  tête  du  comte)  la  tête  de  Rodrigue 
pendue  à  l'arçon  de  sa  selle. 

De  toutes  ces  romances,  Victor  Hugo  n'a  lu  avec 
quelque  attention  que  celle  qu'il  a  imitée  ;  il  a  dû 
jeter  un  coup  d'œil  sur  les  autres,  comme  on  le  verra 
tout  à  l'heure  par  un  détail,  mais  il  n'a  pas  pris  la 
peine  de  se  les  remémorer  en  écrivant  sa  pièce,  car  il 


256        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

donne  sur  Thistoire  antérieure  de  ses  deux  person- 
nages des  renseignements  qui  sont  avec  elles  en  fla- 
grante contradiction. 

Il  ne  sera  pas  inutile,  pour  se  rendre  compte  de  la 
façon  dont  le  poète  français  a  procédé,  de  reproduire 
la  version  qu'a  donnée  Abel  Hugo  de  cette  célèbre 
romance.  Sauf  quelques  détails  qui  seront  indiqués  en 
note,  elle  est  généralement  exacte,  bien  qu'elle  ne 
serre  pas  toujours  le  texte  d'assez  près  et  n'en  repro- 
duise pas  très  fidèlement  la  couleur. 

Un  (1)  don  Rodrig^ue  va  à  la  chasse,  c'est  don  Rodrigue  de 
Lara;  au  milieu  du  tumulte  qu'elle  cause (2),  il  s'appuie  contre 
un  hêtre. 

Il  maudit  le  jeune  Mudarra,  fils  de  la  renég-ate  ;  il  se  dit  à 
lui-même  que  s'il  l'avait  entre  les  mains,  il  lui  arracherait 
l'âme. 

En  ce  moment  arrive  un  homme  à  cheval  (3).  «  Dieu  te 
garde,  chevalier,  qui  reposes  sous  ce  hêtre  ! 

—  Dieu  te  garde  aussi,  écuyer,  heureuse  soit  ton  arrivée  î 
—  Dis-moi,  chevalier,  qui  es-tu? 

—  On  m'appelle  don  Rodrigue  ;  je  suis  don  Rodrigue  de 

(1)  A  cazar  va  don  Rodrigo,  Y  aun  don  Rodrigo  de  Lara.  L'ad- 
verbe aun,  «  même,  encore  »,  signifie  ici  «  précisément»;  sur  cet 
emploi  singulier,  voyez  une  remarque  de  M.Menéndez  Pidal,p.  105. 
Ce  vers  revient  encore  tel  quel  deux  fois  dans  la  suite. 

(2)  Con  la  gran  siesta  que  hace,  «à  cause  de  la  grande  chaleur  qu'il 
fait  »  ;  je  ne  vois  pas  où  Abel  Hugo  a  pu  prendre  le  sens  qu'il  donne 
à  ce  vers. 

(3)  Mudarillo  que  asomaba.  Est-ce  exprès  que  le  traducteur  a  sup- 
primé ici  le  nom  du  a  petit  Mudarra»,  ou  a-t-il  suivi  une  autre 
leçon  ?  —  Lespagnol  ne  dit  pas  que  Mudarra  fût  à  cheval. 


LA    «    R03IANCE    MAURESQUE    »    DES    ORIENTALES.  237 

Lara,  frère  de  dona  [sic)  Sancha,  beau-frère  de  Gonçalo 
Gustos . 

«  Les  infants  de  Lara  étaient  mes  neveux  ;  j'attends  ici  le 
jeune  Mudarra,  le  fils  de  la  renégate. 

a  S'il  était  devant  moi,  je  lui  arracherais  Tâme.  —  On  t'ap- 
pelle don  Rodrigue,  tu  es  don  Rodrigue  de  Lara? 

«  Eh  bien,  je  suis  Mudarra  Gonçalès,  fils  de  la  renégate  et 
de  don  Gonçalo  Gustos,  beau-fils  de  dona  Sancha. 

«  Je  suis  le  frère  des  infants  de  Lara,  tu  es  le  traître  qui  les 
a  vendus  au  Maure  dans  la  vallée  de  Arravia. 

c(  Mais  si  Dieu  m'est  en  aide,  tu  vas  laisser  ici  une  vie  infâme. 
—  Donne-moi  un  instant,  don  Gonçalès  (1),  j'irai  prendre  mes 
armes. 

—  Le  délai  que  tu  as  donné  aux  infants  de  Lara,  c'est  celui 
que  tu  auras,  traître,  ennemi  de  dona  Sancha.  Meurs  !  » 

En  dehors  de  celte  romance  traduite  par  son  frère, 
Victor  Hugo  dit  qu'il  «  a  souvenir  d'avoir  lu  quelque  part 
la  romance  mauresque,  traduite  en  espagnol,  »  et 
qu'  ((  il  lui  semble  qu'elle  était  plus  belle  encore  ».  Et  il 
conclut  en  demandant  une  réimpression  et  une  traduc- 
tion du  Romcmcero  gênerai,  «  mauresque  et  espagnol  », 
qui  nous  donnerait  «  deux  lliades,  l'une  gothique, 
l'autre  arabe  (2)». 


(1)  Le  texte  porte  don  Gonçalo,  parce  qu'il  se  rapporte,  comme  l'a 
montré  M.  Menéndez  Pidal,  à  une  version  où  Mudarra  avait  pris, 
€n  recevant  le  baptême,  le  nom  de  son  père  (et  du  plus  jeune  de 
ses  frères).  Le  traducteur  a  cru  bien  faire  de  substituer  «  don  Gon- 
çalès »,  mais  don  ne  peut  précéder  le  patronymique. 

(2)  «  L'auteur  le  répète  ici.  »  Je  ne  retrouve  pas  l'endroit  oij  l'au- 
teur avait  déjà  dit  cela.  Quant  au  nom  d'  «  Iliade  »  appliqué  aux 

17 


258  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU   MOYEN   AGE 

Tout  cela,  dit  a^ec  tant  d'assurance,  est  un  curieux 
mélange  d'erreur  et  d'invention.  L'erreur  est  impu- 
table à  Abel,  l'invention  à  Victor.  Abel  Hugo  croyait, 
comme  beaucoup  d'autres  alors,  comme  l'auteur  du 
Dernier  des  Ahencerages^  que  les  «  romances  maures- 
ques» étaient  originairement  l'œuvre  de  poètes  arabes, 
tandis  que  ces  compositions  factices  et  brillantes,  dues 
à  des  poètes  de  cour  du  xvn'  siècle  (et  déjà  de  la  fin 
du  xvi"),  n'ont  rien  de  traditionnel  et  surtout  d'arabe. 
Elles  sont  le  produit  d'une  mode  passagère  qui  travestis- 
sait en  chevaliers  mores  les  galants  de  la  cour  des 
Philippe  tout  comme  une  autre  mode  les  travestissait 
en  bergers.  Aussi  tout  ce  que  l'auteur  des  Romances 
historiques  traduites  de  F  espagnol^  dans  la  section  de 
son    introduction    intitulée    Romances    maiiresqves, 
écrit  sur  la  différence  des  romances  chrétiennes  e 
des  romances   arabes   est-il  pure   divagation.    C'est 
dans  ce  parallèle  illusoire  que  Victor  Hugo  a  pris 
l'idée  de   ^iV Iliade   arabe»    qu'il  oppose  à  aVIliade 
gothique  »  des  romances  espagnoles.  Mais  il  ne  con- 
naissait sans  doute  guère  par  lui-même  ces  romances 
moresques,   car    s'il   les  avait    connues,   il   n'aurait 
jamais  eu  l'idée  qu'il  pût  y  en  avoir  de  consacrées  à 
l'histoire  des  infants  de  Lara.  Cette  histoire  se  passe 


romances,  il  provient  d'un  mot  célèbre  attribué  à  Lope  de  Vega, 
qui  disait  que  le  romancero  était  une  Iliade  qui  n'avait  pns  eu  d'Ho- 
mère ;  l'épithète  de  a  gothique  »  est,  bien  entendu,  de  Hugo. 


LA    «    ROMANCE  MAURESQUE    »    DES   ORIENTALES.  259 

au  x'  siècle,  et  toutes  les  romances  moresques  se  rap- 
portent au  xv%  époque  où  sont  censées  s'être  pro- 
duites les  luttes  des  Abencerages  et  des  Zegris.  Les 
romances  des  infants  reposent  sur  de  vieilles  clian- 
sons  de  geste  castillanes,  et  jamais  on  n'a  eu  l'idée  de 
reprendre  ces  antiques  sujets  pour  les  habiller  à  la 
moresque;  il  est  inutile  de  dire  qu'aucun  poète  arabe 
n'a  pu  les  chanter. 

Quand  le  poète  nous  parle  de  la  «  romance  maures- 
que, traduite  en  espagnol,  »  qu'il  se  souvient  d'avoir 
lue  quelque  part,  et  qui  est  «plus  belle  encore))  que 
la  romance  espagnole,  il  se  permet  donc  une  pure  fic- 
tion fondée  sur  un  malentendu.  Tout  comme  un  con- 
teur du  moyen  âge  invoquant,  pour  faire  passer  ses 
inventions,  une  source  inconnue  à  ses  rivaux,  il  a 
voulu  justifier  par  celle  prétendue  autorité  les  addi- 
tions que,  de  son  chef,  il  avait  faites  à  son  modèle  :  il 
s'est,  gravement  et  solennellement  suivant  sa  cou- 
tume, moqué  de  ses  lecteurs.  Cela  lui  arrive  souvent. 
Mais  cette  fois,  par  exception,  il  a  voulu  lui-même 
l'indiquer  à  ceux  qui  ne  seraient  pas  trop  naïfs  ;  il  a 
«chgné  de  l'œil  du  côté  des  malins».  Voyez  ce  qu'il 
dit  après  avoir  parlé  de  la  romance  mauresque  : 
«  C'est  à  cette  dernière  version,  plutôt  qu'au  poème 
espagnol,  que  se'  rapporte  la  sienne,  si  elle  se  rap- 
porte à  Fune  des  deux.  »  Seulement,  en  laissant  enten- 
dre qu'il  a  composé  librement,  il  induit  le  lecteur  u^ 


260         POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

erreur  d'un  autre  côté  ;  car,  en  fait,  sa  composition 
n'est  qu'une  paraphrase  de  la  romance  espagnole, 
avec  plus  d'une  addition  malencontreuse  et  une  seule 
invention  personnelle  :  il  est  vrai  que  cette  invention 
est  fort  belle  et  d'un  romantisme  achevé. 

Hugo  dit  encore  :  «  La  romance  castillane  est  un 
peu  sèche,  on  y  sent  que  c'est  un  maure  qui  a  le  beau 
rôle.  ))  Cela  veut  dire  évidemment  que  dans  la  pré- 
tendue a  romance  mauresque  »  le  rôle  de  Mudarra 
était  plus  développé,  plus  sympathique  (1)  ;  mais  on  ne 
remarque  à  ce  point  de  vue  aucune  différence  entre  la 
romance  espagnole  et  celle  de  Victor  Hugo,  si  ce 
n'est  que  Mudarra,  dans  celle-ci,  parle  beaucoup  plus 
longuement.  Le  reproche  de  «  sécheresse»  est  simple- 
ment destiné  à  justifier  la  délayage  et  les  additions  ame- 
nées par  le  besoin  de  la  rime  qui  distinguent  le  poème 
français  de  l'original. 

La  forme  de  ce  poème  appelle  aussi  quelques  remar- 
ques. A  l'époque  d'Abel  Hugo  il  était  encore  d'usage 
d'imprimer  les  romances  en  les  divisant  en  quatrains  ; 
c'est  pour  cela  qu'il  a  divisé  ses  traductions  en  para- 
graphes dont  chacun  représente  quatre  vers.  Victor 
Hugo  a  été  amené  par  là  à  faire  des  strophes  ;  mais 

(1)  C'est  d'ailleurs  encore  un  contre-sens.  Mudarra  n'est  pas  un 
More  :  il  est  le  fils  de  Gonzaio  Gustioz  et  d'une  More,  mais  il  est  ou  va 
être  (suivant  les  versions)  baptisé  ;  il  est  d'ailleurs  le  véritable  héros 
de  la  romance  comme  des  cantarcs  de  gesta,  le  vengeur  des  infants 
de  Lara  ses  frères,  et  c'est  lui  qui  a  toute  la  sympathie  du  poète. 


LA    «    ROMANCE   MAURESQUE    »    DES  ORIENTALES.  261 

le  quatrain  était  trop  court  :  il  a  pris  le  sixain.  Il  a 
gardé  les  vers  de  sept  syllabes,  —  ce  qui  prouve 
(comme  son  épigraphe)  qu'il  avait  jeté  les  yeux  sur 
quelques  romances  dans  l'original,  —  et  conservé 
ainsi  quelque  chose  de  l'allure  de  l'espagnol,  bien  que 
la  répartition  des  rimes  soit  tout  autre.  Naturelle- 
ment il  a  remplacé  l'assonance  par  la  rime. 

Voici  maintenant,  pour  achever  cette  étude,  — 
qu'on  trouvera  peut-être  un  peu  minutieuse,  mais  qui 
ne  me  semble  pas  manquer  d'intérêt  en  mettant  à  nu  la 
façon  de  travailler  du  poète,  — la  pièce  elle-même,  où 
je  marque  par  des  italiques  tout  ce  qui  n'est  pas  dans 
loriginal  (sans  m'attachera  de  trop  insignifiantes  addi- 
lions  ou  substitutions),  et  dont  j'accompagne  certains 
passages  des  remarques  qu'ils  appellent. 

Romance  mauresque. 

Don  Rodrigue  est  à  la  chasse, 
Sans  épée  et  sans  cuirasse  [i). 
Un  jour  d'été,  vers  midi  (2), 
Sous  les  feuilles  et  sur  l'herbe 
Il  s'assied,  l'homme  superbe^ 
Don  Rodrig'ue  le  har^di. 

(1)  Ce  vers  est  suggéré  par  la  fin,  qui  montre  que  Rodrigue  était 
sans  armes. 

(2)  Il  est  très  curieux  que  ce  vers  se  rapproche  de  l'original  beau- 
coup plus  que  la  traduction  d'A.  Hugo  (voy.  ci-dessus,  p.  256,  n.  2)  ; 
il  semble  toutefois  que  ce  soit  un  hasard,  et  que  midi  ait  été  mis  là 
pour  rimer  avec  hardi. 


262  POÈMES    ET    LÉGE^'DES    DU   MOYEN   AGE. 

La  haine  en  feu  le  dévore. 
Sombre,  il  pense  au  bâtard  more, 
A  son  neveu  (1)  Mudarra, 
Dont  ses  comj^lots  sanguinaires 
Jadis  ont  tué  les  frères^ 
Les  sept  infants  de  Lara. 

Pour  le  trouver  en  campagne 

Il  traverserait  l'Espagne 

De  Fi  guère  à  Sétuval  (2).  - 

L'un  des  deux  mourrait  sans  doute  (3). 

En  ce  moment  sur  la  route 

Il  passe  un  homme  à  cheval. 

«  Chevalier,  chrétien  ou  more^ 
Qui  dors  sous  le  sycomore  (4), 
Dieu  te  guide  par  la  main  !  » 

—  <(  Que  Dieu  répande  ses  grâces 
Sur  toi,  récuyer  qui  passes, 

Qui  passes  par  le  chemin  !  » 

—  «  Chevalier,  chrétien  ou  more., 

(1)  Erreur  qui  se  répète  encore  trois  fois  dans  la  pièce.  Mudarra, 
fils  de  Gonzalo  Gustioz  et  d'une  More,  n'était  nullement  le  neveu  de 
Rodrigue,  qui  était  oncle  des  sept  autres  fils  de  Gonzalo  comme 
frère  de  leur  mère  Sancha. 

(2)  Ces  trois  vers  sont  ajoutés  mal  à  propos  :  Rodrigue  ne  cherche 
point  Mudarra  ;  au  contraire,  il  sait  que  celui-ci  le  cherche.  — 
Figuère  est  ici  pour  Figueras,  ville  de  Catalogne  non  loin  de  Girone  ; 
quant  à  Sétuval  ou  Setubal,  ville  de  Portugal  près  de  Lisbonne,  elle 
ne  doit  évidemment  d'être  mentionnée  ici  qu'au  besoin  d'avoir  une 
rime  pour  cheval. 

(3)  Dans  l'original,  Rodrigue  dit  seulement  que  s'il  avait  Mudarra 
entre  les  mains  il  lui  arracherait  l'àme. 

(4)  Le  sycomore  remplace  le  hêtre  pour  la  rime. 


LA    «   ROMA^'CE  MAURESQUE   »    DES    ORIENTALES.  263 

Qui  dors  sous  le  sycomore, 
Parmi  l'herbe  du  vallon^ 
Dis  ton  nom,  afin  qu'on  sache 
SI  tu  j)  or  tes  le  panache 
D'un  vaillant  ou  d'un  félon. 

—  «  Si  c'est  là  ce  qui  t'intrigue^ 
On  m'appelle  don  Rodrig^ue, 
Don  Rodrigue  de  Lara  ; 
Dona  Sanche  est  ma  sœur  même^ 
Du  înoins^  c'est  à  mon  baptême 
Ce  cjunn  prêtre  déclara  (1). 

«  J'attends  sous  ce  sycomore  : 
J'ai  cherché  d'Albe  à  Zamore 
Ce  Mudarra  le  bâtard, 
Le  fils  de  la  renégate. 
Qui  commande  une  frégate 
Du  roi  maure  Aliatarip). 

«  Certe^  à  moins  qu'il  ne  m'évite^ 
Je  le  reconnaîtrai  vite  : 

(1)  Au  lieu  de  ces  deux  vers  de  remplissage,  Hugo  aurait  mieux 
fait  de  mentionner  ici,  comme  l'original,  Gonzalo  et  les  infanls. 

(2)  Ces  deux  vers,  répétés  plus  loin,  sont  uniquement  dus  au 
besoin  d'avoir  une  rime  au  mot  renégate.  «  Frégate  »  au  x*^  siècle  est 
un  fort  anachronisme.  —  Je  ferai  remarquer  ici  que  ce  nom  de 
«  renégate  »  donné  à  la  mère  de  Mudarra  par  les  romances  (et 
déjà  sans  doute  par  un  cantar  de  gesta  du  xiv^  siècle  (voy.  Menéndez 
Pidal,  p.  104)  ne  s'explique  pas  :  dans  l'une  et  l'autre  des  deux 
versions,  assez  ditïérentes,  de  ses  amours  avec  Gonzalo  Gustioz,  elle 
est  simplement  more.  —  Le  nom  d'Aliatar,  qui  a  fourni  deux 
rimes,  est  emprunté  à  la  romance  qui  précède  celle-ci  dans  le  livre 
d'A.  Hugo  ;  c'est  le  nom  du  roi  de  Segura  que  Mudarra  tue  parce 
qu'il  l'a  appelé  «■  fils  de  personne  ». 


264        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE 

Toujours  il  porte  avec  lui 
Notre  dague  de  famille  (1)  ; 
Une  agate  au  pommeau  brille^ 
Et  la  lame  est  sans  étui. 

«  0^^^,  j^ftr  mon  âme  chrétienne , 
D'une  autre  main  que  la  mienne 
Ce  mécréant  ne  mourra. 
C'est  le  bonheur  que  je  brigue...  » 
—  «  On  t'appelle  don  Rodrigue, 
Don  Rodrigue  de  Lara  ? 

«  Eh  bien  !  seigneur.,  le  jeune  homme 
Qui  te  parle  et  qui  te  nomme., 
C'est  Mudarra  le  bâtard  (2), 
C'est  le  vengeur  et  le  juge. 
Cherche  à  présent  un  refuge  !  )> 
Vautre  dit  :  «  Tu  viens  bien  tard!  {3)  » 

«  Moi,  fils  de  la  renégate, 

Qui  commande  une  frégate 

Du  roi  maure  Aliatar, 

Moi,  ma  dague  et  ma  vengeance^ 

Tous  les  trois  d'intelligence., 

Nous  voici  !  »  —  «  Tu  viens  bien  tard  !  » 

(1)  Suite  de  Terreur  signalée  plus  haut  :  Mudarra  n'est  pas  parent 
de  Rodrigue,  et  il  n'y  a  donc  pas  une  dague  de  famille  commune  à 
tous  deux. 

(2)  L'original  ajoute  :  «fils  de  la  renégate  et  de  don  Gonçalo 
Gustos,  beau-fils  de  dona  Sanche.  »  Si  le  poète  n'avait  pas  omis  ces 
détails,  il  auraitrendu  son  œuvre  plus  claire,  et  ne  serait  pas  tombé 
dans  la  faute  signalée  plus  loin. 

(3)  Toujours  l'idée  que  Rodrigue  désire  la  rencontre  avec  Mu- 
darra. 


LA    «   ROMANCE   MAURESQUE    ))    DES    ORIENTALES.  265 

—  «  Trop  tôt  pour  toi^  don  Rodrigue^ 
A  ïiioins  qu'il  ne  te  fatigue 

De  vivre...  Ah  f  la  peur  fément^ 
Ton  front  pâlit  ;  rends,  infâme, 
A  moi  ta  vie,  et  ton  dme 
A  ton  ange,  s'il  en  veut  ! 

«  Si  mon  poignard  de  Tolède 
Et  mon  Dieu  me  sont  en  aide, 
Regarde  mes  yeux  ardents^ 
Je  suis  ton  seigneur^  ton  maître, 
Et  je  t'arracherai,  traître, 
Le  souffle  d'entre  les  dents  /  (1) 

«  Le  neveu  de  doha  Sanche  (2) 

Dans  ton  sang  enfin  étanche 

La  soif  qui  le  dévora. 

Mon  oncle,  il  faut  cpue  tu  meures. 

Pour  toi,  ptlus  de  jours  ni  d'heures  f...  ^> 

—  «  3Ion  bon  neveu  Mudarra, 

«  Un  moment  !  attends  que  j'aille 
Chercher  mon  fer  de  bataille .  » 

—  «  Tu  n'auras  d'autres  délais 
Que  celui  qu'ont  eu  mes  frères  : 
Dans  les  caveaux  funéraires 
Où  tu  les  as  mis,  suis-les  ! 

(1)  L'original,  que  Hugo  a  trouvé  à  cause  de  cela  «  un  peu  sec  », 
n'a  rien  de  toutes  ces  menaces  ;  en  revanche  il  rappelle,  ce  qui  est 
plus  utile,  la  trahison  de  Rodrigue  envers  les  infants. 

(2)  Dona  Sancha,  sœur  de  Rodrigue  et  mère  des  infants,  avait 
adopté  Mudarra,  bâtard  de  son  mari,  qui  se  donne  dans  l'original 
le  titre  de  son  beau-fils  ;  en  changeant  «  beau-fîls  »  en  «  neveu  », 
Hugo  a  rendu  toute  la  pièce  inintelligible. 


266  POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

«  Si,  Jusqu'à  r heure  venue ^ 
J'ai  gardé  ma  lame  nue, 
C'est  que  je  voulais,  bourreau, 
Que,  vengeant  la  renégate  [2), 
Ma  dague  au  pommeau  d'agate 
Eût  ta  gorge  pour  fourreau,  )) 

Il  n'y  a,  en  somme,  d'ajouté,  sauf  les  développe- 
ments quelque  peu  redondant-s  et  les  vers  ou  mots 
amenés  par  la  rime,  qu'un  seul  trait,  celui  de  la  dague 
que  Mudarra  porte  nue,  jusqu'à  ce  qu'il  en  ait  trouvé 
le  fourreau,  la  gorge  de  Rodrigue.  Ce  trait  est  si  ori- 
ginal, si  frappant  dans  sa  bizarrerie,  si  bien  d'accord 
avec  le  ton  général  de  la  poésie  héroïque  castillane, 
que  je  n'ai  pu  croire,  pendant  longtemps,  qu'il  fût 
sorti  de  l'imagination  du  poète  français.  Mais  il  ne  se 
trouve  dans  aucun  texte  espagnol,  —  chansons  de 
geste,  chroniques,  romances  ou  drames,  —  relatif 
aux  Infants  de  Lara  (2),  et  je  ne  pense  pas  non  plus 
que  Hugo  l'ait  pris  ailleurs  ;  au  moias  ni  moi  ni  au- 
cun des  savants  que  j'ai  consultés  ne  l'avons  ren- 

(1)  Ici  il  est  impossible  de  deviner  ce  que  le  poète  s'est  représenté. 
La  «  renégate  »  est  la  mère  de  Mudarra  ;  elle  n'a  jamais  eu  de 
rapports  avec  Rodrigue,  et  son  fils  n'a  pas  à  la  venger  de  lui.  C'est 
en  l'appelant  «  ennemi  de  dona  Sancba  »  que  Mudarra,  dans  l'ori- 
ginal, frappe  Rodrigue.  Hugo  ne  peut  cependant  avoir  confondu 
dona  Sancha,  dont  il  fait  la  tante  de  Mudarra,  avec  sa  mère  la  rené- 
gate. Je  ne  sais  vraiment  ce  qu'il  a  entendu  lui-même. 

(2)  On  peut  s'en  assurer  en  lisant  le  beau  livre  de  M.  Menéndez 
Pidal,  et  le  savant  auteur  lui-même  a  bien  voulu  me  dire  qu'il 
n'avait  jamais  rien  rencontré  de  pareil. 


LA    «  ROMANCE   MAURESQUE   »    DES    ORIENTALES,  267 

contré  nulle  part.  Il  a  donc  bien  été  inventé  par 
Victor  Hugo,  et  on  peut,  je  crois,  se  rendre  compte 
de  la  façon  dont  il  lui  est  venu.  Il  s'agissait  de  trouver 
des  rimes  riches  au  mot  renégate,  qui  lui  plaisait  en 
lui-même,  par  ce  qu'il  a  de  rare  et  ici  de  mystérieux. 
Il  avait  déjà  employé,  —  assez  peu  heureusement,  — 
frégate;  il  ne  lui  restait  plus  (i\ïagate[\).  Agate  ne 
pouvait  guère  s'employer,  dans  un  tel  sujet,  que  com- 
me qualifiant  le  pommeau  d'une  épée,  ou  plutôt  d'un 
poignard,  d'une  dague.  Mais  pour  mentionner,  dans 
ce  tragique  dialogue,  l'agate  d'un  pommeau  de  dague, 
il  fallait  que  cette  dague  eût  une  importance  excep- 
tionnelle, et  le  poète,  intervenant  ici  pour  parfaire  et 
transformer  le  travail  du  versificateur,  trouva  la  belle 
idée  de  la  dague  sans  fourreau.  Il  eut  soin,  comme  le 
font  en  pareil  cas  les  bons  ouvriers  de  vers,  d'appeler 
une  première  fois  (dans  le  monologue  de  Rodrigue) 
l'attention  sur  le  mot  agate^  placé  en  dehors  de  la 
rime,  en  sorte  que,  dans  la  dernière  strophe,  quand 
arrive  le  mot  renégate  (2),  le  lecteur  attend  vaguement 
et  voit  briller  avec  plaisir  la  «  dague  au  pommeau 
d'agate»,  suivie  du  vers  imprévu  et  magnifique  qui 
termine  le  poème. 

Ainsi  se   trouve  justifiée   une   fois   de  plus,  pour 


(1)  Je  ne  parle  pas  de  vidgate  el  de  régate. 

(2)  Pour  avoir  ici  le  mot  renégate,   le  poète,  comme  on  l'a  vu 
ci-dessus  (p.  266,  n.  1),  n'a  d'ailleurs  pas  reculé  devant  une  absurdité. 


268        POÈMES  ET  LÉGENDES  DU  MOYEN  AGE. 

l'école  romantique,  l'importance  extrême  de  la  rime 
et  son  pouvoir  créateur  que  Théodore  de  Banville  a  si 
bien  mis  en  lumière  (I). 

(1)  Quand  j'ai  écrit  celte  note,  je  n'avais  pas  connaissance  de  l'in- 
téressant article  de  M.  Foulctié-Delbosc  dans  la  Revue  hispanique 
(mars  1897):  L'Espagne  dans  les  Orientales  de  Victor  Hugo.  L'auteur 
y  présente  des  observations  qui  ressemblent  beaucoup  à  celles  qu'on 
vient  de  lire,  mais  il  n'entre  pas  dans  le  détail. 


TABLE 


Pages. 

Avant-propos v 

La  Chanson  de  Roland  et  les  Nibelungen. .  : 1 

Huo  n  de  Bordeaux • 24 

Aucassin  et  Nicolette 97 

Tristan  et  Iseut 113 

Saint  Josaphat -. 181 

Les  sept  Infants  de  Lara 215 

La  «  Romance  mauresque  »  des  Orientales 252 


Corheil.   —  Imp.   Crltk. 


ï 


É 


t 


B. 


(^ 


^'^^f^Z^^'^ 


CoRBUL.  —  Imprimerie  Ld.  Crétk. 


"^^^^^Ê\ 


î>]-î^. 


BOSTON  PUBLIC  LIBRARY 

m 


3  9999  05493  526  5